LES FILLES DU DOCTEUR MARCH : lettre à Saoirse

Très Chère Saoirse,

je t’écris cette missive que tu ne liras jamais et, par la même occasion, je me permets de te tutoyer et de t’appeler par ton prénom. Comme si on était potes et que le rêveur anonyme que je suis avait accompli sa traversée du miroir. Contrairement à la réalité, le fantasme autorise toutes les familiarités. Dans ces contrées numériques sans importance, seuls les songes nous projettent au-delà des barbelés. Car tu l’auras compris, ce n’est pas vraiment à toi que j’adresse cette bafouille, mais à cet ailleurs inatteignable que le cinéma sublime en réinventant le monde. Et tu en es un à toi toute seule, de monde. Qui ignore encore comment Saoirse se prononce ? À celles et ceux qui ne savent pas et veulent savoir, je leur dirais : « Fermez vos mirettes et répétez après moi : Sersha. Sersha. Sersha. » Il faut le dire correctement pour que, telle une formule magique, toute la féerie des mythes celtiques vous enivre l’esprit. Aux écorcheurs verbaux, je leur conseillerais de regarder tes yeux. Tes yeux aussi clairs que devaient être les océans avant que l’Homme ne vienne les saloper. Regarder tes yeux, c’est revenir à la pureté des origines. Déclamer ton nom, c’est avoir l’impression de causer la langue elfique de Tolkien. D’ailleurs sais-tu que Saoirse, qui signifie « liberté », n’est pas le premier écho gaélique que mes oreilles capturent ? Avant toi, il y a eu le « mo cuishle » que murmure Clint Eastwood à Hilary Swank dans Million Dollar Baby. Ça veut dire quelque chose comme « Mon sang, mon amour ».

Mais je m’égare, comme toujours. Les Filles du docteur March vient de sortir chez nous et, comme tu t’en doutes, je me suis rendu au cinoche pour le voir. Tu sais bien que je ne loupe aucun de tes films. Je tiens là un rituel cinéphagique au sommet duquel tu trônes, telle la souveraine de Mary Queen of Scots. Reine mais pas seulement. Fantôme coincé dans les limbes (Lovely Bones), tueuse pro et rebelle se fritant sur la BO de The Chemical Brothers (Hanna), vampire assoiffé de sang et d’amour (Byzantium), ado tentant de survivre à la fin du monde (How I Live Now), pâtissière intrépide sillonnant un entre-deux-guerres pittoresque (The Grand Budapest Hotel), âme errante d’un wonderland cramé (Lost River), immigrée irlandaise découvrant l’Amérique des 50’s (Brooklyn)… Tu peux tout être. Tu peux tout jouer. Tu peux tout transcender. Et ce n’est pas fini. Il te reste encore tant d’existence à revêtir… Il n’y a pas si longtemps, tu m’avais laissé, inconsolable, sur la plage de Chesil. Aujourd’hui, après avoir ébloui le cosmos en coccinelle grunge dans le formidable Lady Bird, tu te retrouves à nouveau devant la caméra de Greta Gerwig. Je me souviens d’une autre adaptation du roman de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March (Little Women, 1868). Non pas celle de 1933 (je n’étais pas né) avec Katharine Hepburn et Joan Bennett, ni celle de 1949 (pareil) avec Elizabeth Taylor et Janet Leigh, mais la version de 1994 avec Winona Ryder et Susan Sarandon. Trop de bons sentiments à mon goût mais le casting féminin m’avait séduit (mentionnons également Trini Fantômes contre fantômes Alvarado, Kirsten Entretien avec un vampire Dunst et Claire Angela, 15 ans Danes).

Plus moderne sans être anachronique, ton Docteur March se montre plus subtil dans la gestion du mélodrame, souligne moins ses effets, même s’il fait la part belle au romantisme le plus échevelé. Gerwig s’empare du texte original en faisant preuve d’un classicisme approprié mais prend ses distances avec tout académisme poussiéreux. Au sein de cette élégance formelle (élégante parce que la forme ne se substitue jamais à l’histoire qu’elle illustre), certains plans témoignent du talent de sa réalisatrice. D’abord, le tout premier, dans lequel tu es cadrée de dos, attendant fébrilement devant l’entrée close du bureau d’un éditeur new-yorkais. Jo March, l’écrivaine en devenir que tu interprètes, est figée dans la pénombre et cache la lumière transperçant la porte vitrée, située en face d’elle. Du crépuscule à l’aube, ton parcours se devine déjà dès les premières secondes du récit… D’autres images marquantes sont à chercher du côté de la séquence où Jo et Beth, sa sœur malade, se délassent sur une plage doucement balayée par le vent. Alors que l’horizon s’obscurcit et que l’endroit semble soudainement désert, les frangines envisagent l’avenir l’une sans l’autre. Un échange presque irréel (couvert au montage par plusieurs angles différents, ce qui renforce cette impression), aussi douloureux que lucide et annonciateur d’une tragédie à venir (ces quelques minutes m’ont fait penser à la dernière réunion familiale, se déroulant là aussi en bord de mer, de Faye Dunaway dans Bonnie and Clyde).  

« Je n’arrive pas à croire que l’enfance soit finie ». C’est l’une de tes répliques, Saoirse, peut-être la plus belle du film. Et elle résume à merveille Les Filles du docteur March. Le mélancolique passage de l’enfance à l’âge adulte était déjà au cœur de Lady Bird. Symbolisée par l’absence d’un père parti au front, la Guerre de Sécession précipite ici ses héroïnes dans la fin de l’innocence. Bien que réduit à une toile de fond, le conflit entre nordistes et sudistes fait grandir les « petites femmes », les déleste de leurs dernières illusions. Les incessants flashbacks, et avec eux le temps qui se dérobe et les souvenirs qui s’entassent, ne peuvent laisser indéfiniment ouverte la parenthèse de l’insouciance. Pendant que le seul homme de la famille se bat sur le champ de bataille, Madame March et ses quatre filles se battent elles aussi. La nation s’entredéchire, des frères s’entretuent, mais les femmes s’entraident, doivent continuer à vivre puisqu’il le faut bien. Les sœurs March cherchent encore leur place dans la société et ne souhaitent pas toutes s’enfermer dans la prison du mariage. Comment contourner le piège de la dépendance financière quand on aspire à écrire, peindre, faire du théâtre ou jouer du piano ? L’art n’est-il pas le vecteur idéal pour s’émanciper ? Chronique adolescente, évocation historique, plaidoyer féministe, mais aussi romance contrariée (un triangle amoureux se retrouve également au centre du script), Little Women aborde les réalités d’une époque qui, sous bien des aspects, ressemble aussi à la nôtre…

Dès le début du long-métrage, ta Jo court, court pour dépasser le XIXe siècle et aller le plus loin possible. Tu as des rêves et comptes bien les concrétiser, tu ne te satisfais pas du rôle que le patriarcat t’assigne, tu veux devenir toi-même et personne d’autre. Il t’arrive parfois de douter, de baisser les bras, mais tu te redresses, la tête haute, et avec la fougue qui t’anime, tu parviens à faire de la vie un conte et inversement. T’admirer sur grand écran relève du pur enchantement, Saoirse. Je sais, je me répète, je te le dis à chaque fois. Te voir donner la réplique à Florence Pugh (nous n’avons pas fini d’entendre parler d’elle), Emma Watson (il n’y a plus d’Hermione qui tienne quand on la voit dans Colonia), Laura Dern (inoubliable panthère lynchienne), Eliza Scanlen (la gamine dérangée de la mini-série Sharp Objects), Meryl Streep (Meryl Streep, quoi !), Tracy Letts (le dramaturge à l’origine de deux Friedkin : Bug et Killer Joe) et Chris Cooper (un acteur discret mais robuste) suffit également à faire mon bonheur de spectateur. En revanche, j’avoue avoir un peu de mal avec les pâlichons Louis Garrel et Timothée Chalamet (ce n’est là que mon humble ressenti, j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur…). Bon, je vais devoir te laisser. Tu as certainement autre chose à faire que de supporter mes divagations. Dehors, le réel nous attend. Nul doute que tu sauras le magnifier, encore et encore…

Reviens. Reviens-moi vite dans les salles.

Je t’embrasse,

Zoé.

Little Women. De Greta Gerwig. États-Unis. 2019. 2h15. Avec : Saoirse Ronan, Florence Pugh, Emma Watson…

LA FAVORITE et MARIE STUART, REINE D’ÉCOSSE : reines dans l’arène

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Dans une aristocratie où le pouvoir échoit tout naturellement aux hommes, être une reine n’est pas toujours enviable. Vous avez beau jouir de privilèges que le commun des mortelles n’aura jamais, donner des ordres que vos sujets exécutent dans la seconde, être à l’abri du besoin et baigner dans le luxe, vous vous rendez bien compte qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Des conseillers envahissants prennent les décisions à votre place, des courtisans feignent leur admiration et manient l’hypocrisie avec dextérité, des intrigants chuchotent dans les ténèbres et envisagent de vous poignarder dans le dos. Le palais royal est une prison dorée dans laquelle vous servez un système phallocrate. Une reine ne sera jamais un roi. Vous pensiez faire partie des dominants mais au fond vous n’êtes qu’une dominée. Le monde vous entoure mais vous êtes seule et finirez comme telle. Ne vous plaignez pas : vous pourriez aussi avoir la tête tranchée.

À l’académisme souvent associé au film historique, Yórgos Lánthimos préfère le petit pas de côté. Avec La Favorite, le réalisateur de The Lobster capte toute l’absurdité d’un monde féroce, celui de la cour et de ses usages. Si rire devient tentant lorsque l’on assiste à une course de canards entre nobliaux, cette tentation s’estompe radicalement devant l’humiliation d’un bouffon à oilpé sur lequel on bombarde des oranges. Chez les monarques, le ridicule ne tue pas celui qui se montre comme tel mais celui qui en est la cible (ridicule comme le titre de cet autre jeu de massacre orchestré par Patrice Leconte). Avilir celles et ceux que l’on considère comme socialement inférieures est un sport comme un autre. En racontant la guerre que se livre Lady Sarah (Rachel Weisz) et Abigail Hill (Emma Stone) pour être la chouchoute de la reine Anne d’Angleterre (Olivia Colman), La Favorite fait s’entrechoquer ces deux milieux, celui des bafoueuses et des bafouées. L’ironie étant que, parmi cette élite dégénérée, les rôles peuvent s’inverser en moins de temps qu’il n’en faut pour remettre sa perruque d’aristo. Tout est donc une question de réputation. Réputation qu’il faut garder intacte en trichant, conspirant et en faisant un max de courbettes. La couronne se révèle ainsi comme une société du masque où tous les coups sont permis.

Cette réalité ubuesque et d’une sauvagerie qui ne dit pas son nom, Lánthimos l’aborde donc avec un léger décalage, une certaine distance lui permettant d’installer son dispositif de mise en scène. L’utilisation de l’objectif grand angle (ou fisheye), procédé venant déformer les perspectives, impose d’emblée une atmosphère singulière. Ces distorsions de l’image font remonter à la surface les névroses qui se terrent au plus profond des personnages, pratique qui n’est pas sans rappeler celle des œuvres de l’expressionnisme allemand (à la différence près que chez Wiene, Murnau ou Lang, ce sont surtout les décors qui trahissent l’état mental des protagonistes). Pour autant, La Favorite ne serait pas aussi formellement abouti sans ses éclairages en lumière naturelle et ses séquences nocturnes tournées à la chandelle (franchement, c’est de toute beauté). Un tour de force technique qu’on avait pas vu depuis le monumental Barry Lyndon de Stanley Kubrick… Une photo sans artifice ostentatoire qui ne détonne en rien avec l’œil contemporain d’un cinéaste frayant parfois avec l’anachronisme (cf. l’hilarante chorégraphie d’une danse peu orthodoxe).

Heureusement, le long-métrage ne tombe jamais dans le post-modernisme vain et chichiteux du Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Il y a de la substance dans cette histoire, du tragique derrière le comique, de la mélancolie derrière la bizarrerie. Au fur et à mesure que se dessine la rivalité entre Lady Sarah (la confidente de la reine Anne) et Abigail Hill (la servante convoitant la place de la première), un triangle amoureux perfide et sans issue se forme et se déforme. D’abord montrée comme une gamine capricieuse et hystérique, Sa Majesté prend un visage beaucoup plus sombre lorsqu’elle évoque ses dix-sept grossesses, toutes conclues par la mort du nouveau-né. Une souveraine sans héritière, manipulée par ses amantes, l’une lui imposant ses choix politiques, l’autre simulant ses sentiments pour rentrer dans le cercle fermé des nantis. Mais n’allez pas croire que les membres de ce trio infernal se figent dans la caricature et le schématisme. Leur caractérisation se drape de différentes couleurs, bénéficie d’une écriture subtile et nuancée, ce qui apporte une légitimité aux actes les plus inavouables de chacune.

Une profondeur que l’on doit aussi beaucoup à ses trois comédiennes. Olivia Colman parvient à faire ressortir toute l’humanité et la complexité de cette reine fragile, pathétique, trompée, brisée, en quête d’un amour que sa position et ses responsabilités rendent impossibles (entre exubérance et dépression, prise de poids et déchéance physique, la performance de l’Elizabeth II de la série The Crown est vraiment remarquable). À travers la froideur calculatrice de Lady Sarah, Rachel Weisz fait preuve d’une belle autorité, se montre redoutable, avec en prime une classe digne des plus grandes (qu’elle flingue des pigeons avec son tromblon ou son entourage avec des mots, Rachel tue et ce dans tous les sens du terme). En arriviste prête à renoncer à toute éthique pour parvenir à ses fins, Emma Stone donne à la fourberie d’Abigail Hill une irrésistible touche de candeur, mais surtout elle épate, elle pétille, elle flamboie (sans oublier ce teint de porcelaine qui, sur grand écran, devient presque érotique). Des actrices royales qui, à travers le regard sardonique, insolite et cruel de Lánthimos, donnent toute sa saveur à La Favorite.

Petit point historique et transition toute trouvée : la reine Anne (1665-1714) de La Favorite a été la dernière représentante de la maison Stuart à s’asseoir sur le trône british. Beaucoup plus connue, son aïeule Marie Stuart (1542-1587) se retrouve au centre d’un film plus classique dans son approche mais pas moins somptueux pour autant. Le premier long de Josie Rourke s’ouvre sur le retour en Écosse de ladite Marie Stuart (Saoirse Ronan), après un long séjour en France où elle a été l’épouse du défunt roi François II. Sur des terres dorénavant protestantes, cette reine catholique ne fait pas l’unanimité. Sa propre cousine, Élisabeth Iʳᵉ d’Angleterre (Margot Robbie), la voit également d’un mauvais œil et estime son règne menacé par cette nouvelle rivale… Dans Mary Queen of Scots, un chose est certaine : les gardiens de l’ordre établi ont peur des femmes ambitieuses. Les luttes intestines, les complots ourdis par les traîtres et les vociférations misogynes du pasteur John Knox (David Tennant, illuminé), prouvent que même une leader comme Marie Stuart ne peut être respectée et considérée à sa juste valeur. Telle est la punition pour celle qui ne brade pas son indépendance en se mariant avec n’importe qui, telle est la sentence pour celle qui ne se plie pas au rôle qu’on lui assigne, tel est le sort réservé à celle qui se choisit un destin exceptionnel.

L’angle adopté par la réalisatrice est volontairement moderne, progressiste, féministe. Une approche qui dépoussière le film d’époque, n’en déplaise aux profs d’Histoire du collège Hervé Vilard de Vaulx-en-Velin (restez cools les gars, et profitez du spectacle : tant que Hercule, Samson, Maciste et Ursus ne débarquent pas dans les Highlands, inutile d’hurler à la trahison). Ce nouvel éclairage permet surtout de rendre justice à un duo de femmes que les manuels scolaires ont tendance à figer dans le temps, à voir uniquement comme des silhouettes appartenant au passé. Pourtant, les deux héroïnes du film de Josie Rourke en disent long sur la société actuelle. Ce que confirme Saoirse Ronan sur le site de « Madame Figaro » : « […] ces femmes de pouvoir, deux reines qui gouvernaient sur une même île – un cas unique dans l’Histoire, je crois -, étaient confrontées au même patriarcat hostile que Theresa May ou Hillary Clinton, critiquées pour leurs tenues vestimentaires, par exemple. À l’ère post-MeToo, comme en 1500, ce qui compte, c’est de célébrer la trajectoire humaine de ces femmes inspirantes. » Loin de se soumettre à une quelconque mode, Mary Queen of Scots met en relief ce qu’il y a de plus universel, de plus fondamental et de plus fort dans ce récit où de grandes dames sont parvenues à laisser une trace dans la mémoire de ce monde.

Au processus d’invisibilisation et de dénigrement qui frappe celles qui ne se conforment pas aux diktats masculins, Rourke répond par la réhabilitation d’une figure souvent controversée et malmenée. Sa Marie Stuart est déterminée, valeureuse, audacieuse. Elle est intègre et n’a pas peur de mourir pour ses idéaux. Derrière la cheffe se cache aussi une femme s’interrogeant sur son propre corps et les plaisirs qu’il peut recevoir et donner (son mariage arrangé avec François II ne l’a guère satisfaite sexuellement. Mais de toute façon, le royaume en avait-il quelque chose à foutre du désir féminin ? Question rhétorique, bien évidemment). Quant à Élisabeth Iʳᵉ, elle nous apparaît comme tourmentée, mélancolique, étrangère à elle-même, fantôme déambulant parmi ses trop nombreux conseillers. Ce qui ne l’empêche pas de gouverner d’une main de fer, même si en réalité elle n’a pas d’autre choix que d’appliquer une politique entrant en conflit avec ses convictions. Prisonnières d’un système les ayant dressées l’une contre l’autre, les deux reines partagent en fait plus d’un point commun, chacune encaissant à sa manière les contrecoups de l’exercice du pouvoir. Au final, leur face-à-face va révéler une admiration réciproque qui, compte tenu du contexte, ne peut que s’achever dans le sang et les larmes.

La trajectoire de ces sœurs ennemies se croise lors d’un échange bref mais intense que ses deux têtes d’affiche élèvent jusqu’aux cieux. Si les panoramas écossais donnent envie de se (re)faire la série Outlander, si la musique grandiose de Max Richter parvient à saisir toute la beauté du sujet et le tumulte d’une époque, impossible de ne pas être ébloui par les prestations de Saoirse Ronan et Margot Robbie. Succédant à Cate Blanchett sous la couronne de la Queen Elizabeth (souvenez-vous du diptyque de Shekhar Kapur), l’Harley Quinn du foireux Suicide Squad n’a pas hésité à s’enlaidir pour l’occasion (faux-nez et peau du visage vérolée). Un choix qui s’avère payant, comme cela a été le cas pour Charlize Theron dans Monster. Quant à la Florence Ponting de Sur la plage de Chesil, nos yeux de simples mortels ne peuvent que se noyer d’émotion et d’admiration devant une performance aussi céleste. Sa sensibilité, son intelligence et sa prestance font de l’Irlandaise la plus extraordinaire des Marie Stuart. Avec elle, « Votre Majesté » est bien plus qu’une formule de politesse : Saoirse Ronan EST la majesté incarnée, celle qui transforme une performance exceptionnelle en chanson de geste. La preuve : moi qui ai déjà ployé le genou devant Daenerys Targaryen, je suis pourtant à deux doigts de changer de souveraine. Quitte à périr sous le feu des dragons.

The Favourite. De Yórgos Lánthimos. Royaume-Uni/Irlande/États-Unis. 2019. 2h00. Avec : Olivia Colman, Emma Stone, Rachel Weisz…

Mary Queen of Scots. De Josie Rourke. Royaume-Uni/États-Unis. 2019. 2h04. Avec : Saoirse Ronan, Margot Robbie, Guy Pearce…

SUR LA PLAGE DE CHESIL (Dominic Cooke, 2018)

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1962. Dans une Angleterre encore corsetée par des conventions sociales étouffantes, Florence et Edward, la petite vingtaine, viennent de se marier. Aussi inexpérimentés l’un que l’autre, ils passent leur première nuit ensemble dans un hôtel guindé sous l’œil un rien moqueur du personnel. Totalement tétanisés à l’idée de faire le moindre faux-pas, ils se souviennent, chacun, de leur rencontre. Florence, brillante violoniste élevée dans une famille fortunée et conservatrice, était tombée sous le charme d’Edward, aspirant écrivain issu d’un milieu plus modeste… Source : marsfilms.com

Cette plage-là n’est pas défigurée par le tourisme de masse et n’invite ni à la baignade ni à la bronzette. Elle n’a pour ainsi dire rien d’estival ou de festif. Si cette adaptation d’un roman de Ian McEwan est sortie sur nos écrans en plein mois d’août, elle n’entre absolument pas dans la catégorie « film d’été ». Les badauds ramollis par la canicule n’assisteront pas à « un amour de vacances, une histoire sans lendemain », comme le chantait ce grand poète de Christophe Rippert (le bellâtre de Premiers Baisers, l’une des sitcoms infâmes produites au début des 90’s par le groupe terroriste AB). Cette plage-là, celle de Chesil, sert plutôt de décor à une romance maudite et écrasée dans l’œuf. Sur la côte du Dorset, un couple est peu à peu englouti par des nuages gris chargés d’amertume. Le vent les fouette, la marée les emporte, l’horizon les rejette. Au loin, la ligne droite ne représente plus l’infini, le bout du monde, toutes les possibilités : elle trace un trait sur l’avenir de nos jeunes amoureux. Comment en est-on arrivé là ? Pour répondre à cette question, On Chesil Beach se tourne vers le passé et illustre via de nombreux flashbacks le récit d’une relation mort-née. Derrière cette love story pleine de promesses se cache un douloureux secret que le film suggère et ne révèle jamais au grand jour. Ce non-dit se développe comme des métastases venant ronger de l’intérieur Florence et Edward. La difficulté de lever le tabou sur le drame subi par la première entraîne une incompréhension de la part du second. Une erreur de jugement à mettre sur le compte d’une jeunesse fougueuse et impulsive mais qui doute aussi énormément d’elle-même. La tournure désastreuse que prend la lune de miel des deux protagonistes n’est donc pas seulement due à la maladresse et au trac de celles et ceux qui passent à l’acte pour la première fois. Elle est également imputable à cette société conservatrice où la parole a encore du mal à se libérer. Lors du dernier acte, les sauts dans le temps ne se font plus en arrière mais en avant et donnent un sens tragique aux événements survenus sur la plage de Chesil. Les épreuves du passé et les choix du présent peuvent parfois sceller des destins de manière irréversible… Dans le foudroyant Reviens-moi (un autre film tiré d’un bouquin de McEwan), une méprise lourde de conséquence étouffe déjà une passion naissante et va jusqu’à chambouler puis détruire l’existence des amants incarnés par Keira Knightley et James McAvoy. Le chef-d’œuvre de Joe Wright compte d’ailleurs dans ses rangs une quasi débutante de 13 berges : Saoirse Ronan. Près de dix ans plus tard, la petite est devenue grande, pour ne pas dire immense. Après nous avoir régalé en ado rebelle dans l’excellent Lady Bird, nous retrouvons la comédienne en violoniste rayonnante et généreuse mais prisonnière d’un traumatisme qui la stresse et la paralyse. Voir Saoirse répandre autant de grâce tout en étant soumise à un tel tourment, relève pour le spectateur du crève-cœur le plus carabiné. L’admirer en train de donner la réplique à Billy Howle (lui aussi remarquable) devient un spectacle bouleversant, à plus forte raison quand l’interprétation s’avère d’une justesse bluffante. Comme quoi, une scène uniquement animée par des actrices et des acteurs donnant tout ce qu’ils ont dans le bide et exprimant des émotions aussi intimes que dévastatrices, vaut bien tous les effets spéciaux du monde (surtout ceux, désincarnés, de la plupart des blockbusters actuels). Lorsque l’éblouissant minois de la miss Ronan s’illumine ou s’obscurcit, pas besoin de trucages pour que la magie affleure. Sa délicatesse, ainsi que sa part d’ombre, sont également celles d’un film aussi élégant dans sa forme (la photo de Sean Bobbitt rivalise de beauté avec son actrice principale) que désespéré dans son fond. Chronique d’un gâchis annoncé, On Chesil Beach nous lâche sur le sable (ou plutôt les galets) avec les mirettes humides et le palpitant calciné.

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On Chesil Beach. De Dominic Cooke. Royaume-Uni. 2018. 1h50. Avec : Saoirse Ronan, Billy Howle et Emily Watson. Maté en salle le 26/08/18.

LADY BIRD (Greta Gerwig, 2017)

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Christine « Lady Bird » McPherson se bat désespérément pour ne pas ressembler à sa mère, aimante mais butée et au fort caractère, qui travaille sans relâche en tant qu’infirmière pour garder sa famille à flot après que le père de Lady Bird a perdu son emploi. Source : allocine.fr

Un teen movie en tout point exemplaire : on n’en attendait pas moins de la part de Greta Gerwig. Remarquable devant comme derrière la caméra, l’actrice/réalisatrice/scénariste/productrice a puisé dans ses propres souvenirs d’ado pour mettre en scène son Lady Bird. Native de Sacramento, la Megan du The House of the Devil de Ti West a fait un bond dans le passé en revenant dans la ville qui l’a vue grandir. Gerwig filme la capitale californienne avec beaucoup de tendresse et un brin d’irrévérence, convoquant ses mémoires de jeunesse pour mieux les confronter à son œil d’adulte. La photo aux teintes automnales de Sam Levy dégage un certain réalisme magique, comme l’illustre ce superbe plan du Tower Bridge, phare éclairant la nuit de celles et ceux qui le contemplent. Pour rester dans un contexte autobiographique, le récit se déroule non pas de nos jours mais en 2002/2003. Soit l’époque des années fac pour la cinéaste, lorsque – dans l’après 11 septembre – l’Amérique de W. débute sa seconde guerre du Golfe. Autour des affres d’une jeune femme de 17 berges, le monde continue de tourner et ce même s’il ne tourne pas rond. Alors que les horreurs de l’Histoire s’étalent dans les journaux télévisés, Christine « Lady Bird » McPherson tente de donner du sens à ce gros foutoir que représente son existence. Il suffit de voir sa chambre pour s’en convaincre : les affaires s’y entassent et les rêves s’y bousculent. Les murs servent même de journal intime et arborent les pochettes de disque de Bikini Kill (« The Singles ») et Sleater-Kinney (« Dig Me Out »). Du punk rock né de la révolution musicale et féministe « riot grrrl ». Portant la révolte en elle, l’héroïne de Lady Bird ne peut se résoudre à moisir dans un lycée catho et fait preuve d’une belle insolence pour tromper son ennui. Quand elle ne grignote pas les hosties comme des chips, elle n’hésite pas à rembarrer devant toute la classe une intervenante anti-avortement (dans l’assistance, on peut remarquer la présence d’une figurante d’exception en la personne de Danielle Patti Cake$ Macdonald). Si certaines situations sont l’occasion de se moquer du conservatisme se cachant derrière les établissements d’enseignement privé et les grandes baraques pavillonnaires, le ton ne se fait jamais trop acerbe. L’écriture prend soin de nuancer le caractère des personnages, évitant ainsi toute caricature et imprégnant chacun de cette joyeuse mélancolie qui flotte dans l’atmosphère. Entre la douceur et l’amertume, la légèreté et la gravité, le romantisme et la crudité, le charme opère grâce à la justesse et à la fantaisie du regard gerwigien. Ce qui n’est pas incompatible avec les préoccupations sociales qui régentent la vie de ses protagonistes. Les difficultés rencontrées par la middle class s’entrechoquent avec l’oisiveté et le snobisme de quelques gosses de riches. Être populaire, venir en cours en 4×4, se payer les meilleures facs, il n’existe rien de plus cool pour une teenager. Facile de se perdre dans ce miroir aux alouettes lorsque l’on est un peu trop tourné vers soi-même et que notre désir d’évasion occulte parfois les autres. Le rapport mère/fille, fait de complicité et de dispute, cristallise ce fossé générationnel opposant deux conceptions des choses. Si grandir dans l’incertitude et au sein d’une société pleine de « pièges » n’a rien d’évident, vieillir permet de mieux faire le tri entre l’utile et le futile. À l’instar d’Isabelle Adjani dans La Gifle, l’autodénommée « Lady Bird » a des qualités et des défauts, pique des crises de nerfs, fait des erreurs mais finit par apprendre d’elles. À nous de la prendre telle qu’elle est : plurielle et profondément humaine. Les actrices et les acteurs, tous formidables, contribuent à rendre le long-métrage encore plus séduisant, touchant, épatant. Figure discrète mais marquante du petit comme du grand écran, l’excellente Laurie Metcalf apporte toute l’autorité et la profondeur nécessaires à son rôle de maman dépassée par les aspirations de sa gamine. Notons également la découverte (en ce qui me concerne) de Beanie Feldstein, la sœur de Jonah Hill, que l’on espère vite retrouver dans d’autres péloches. Mais le trésor suprême de Lady Bird demeure l’extraordinaire Saoirse Ronan. Bluffante de la première à la dernière image, la « Galway Girl » se déchaîne, s’enflamme, s’exalte et fait défiler la vie et ses passions en vingt-quatre images par battement de cœur. Il n’y a que Saoirse pour troubler de la sorte notre fréquence cardiaque…

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Lady Bird. De Greta Gerwig. États-Unis. 2017. 1h34. Avec : Saoirse Ronan, Laurie Metcalf et Tracy Letts. Maté en salle le 04/03/18.