Très Chère Saoirse,
je t’écris cette missive que tu ne liras jamais et, par la même occasion, je me permets de te tutoyer et de t’appeler par ton prénom. Comme si on était potes et que le rêveur anonyme que je suis avait accompli sa traversée du miroir. Contrairement à la réalité, le fantasme autorise toutes les familiarités. Dans ces contrées numériques sans importance, seuls les songes nous projettent au-delà des barbelés. Car tu l’auras compris, ce n’est pas vraiment à toi que j’adresse cette bafouille, mais à cet ailleurs inatteignable que le cinéma sublime en réinventant le monde. Et tu en es un à toi toute seule, de monde. Qui ignore encore comment Saoirse se prononce ? À celles et ceux qui ne savent pas et veulent savoir, je leur dirais : « Fermez vos mirettes et répétez après moi : Sersha. Sersha. Sersha. » Il faut le dire correctement pour que, telle une formule magique, toute la féerie des mythes celtiques vous enivre l’esprit. Aux écorcheurs verbaux, je leur conseillerais de regarder tes yeux. Tes yeux aussi clairs que devaient être les océans avant que l’Homme ne vienne les saloper. Regarder tes yeux, c’est revenir à la pureté des origines. Déclamer ton nom, c’est avoir l’impression de causer la langue elfique de Tolkien. D’ailleurs sais-tu que Saoirse, qui signifie « liberté », n’est pas le premier écho gaélique que mes oreilles capturent ? Avant toi, il y a eu le « mo cuishle » que murmure Clint Eastwood à Hilary Swank dans Million Dollar Baby. Ça veut dire quelque chose comme « Mon sang, mon amour ».
Mais je m’égare, comme toujours. Les Filles du docteur March vient de sortir chez nous et, comme tu t’en doutes, je me suis rendu au cinoche pour le voir. Tu sais bien que je ne loupe aucun de tes films. Je tiens là un rituel cinéphagique au sommet duquel tu trônes, telle la souveraine de Mary Queen of Scots. Reine mais pas seulement. Fantôme coincé dans les limbes (Lovely Bones), tueuse pro et rebelle se fritant sur la BO de The Chemical Brothers (Hanna), vampire assoiffé de sang et d’amour (Byzantium), ado tentant de survivre à la fin du monde (How I Live Now), pâtissière intrépide sillonnant un entre-deux-guerres pittoresque (The Grand Budapest Hotel), âme errante d’un wonderland cramé (Lost River), immigrée irlandaise découvrant l’Amérique des 50’s (Brooklyn)… Tu peux tout être. Tu peux tout jouer. Tu peux tout transcender. Et ce n’est pas fini. Il te reste encore tant d’existence à revêtir… Il n’y a pas si longtemps, tu m’avais laissé, inconsolable, sur la plage de Chesil. Aujourd’hui, après avoir ébloui le cosmos en coccinelle grunge dans le formidable Lady Bird, tu te retrouves à nouveau devant la caméra de Greta Gerwig. Je me souviens d’une autre adaptation du roman de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March (Little Women, 1868). Non pas celle de 1933 (je n’étais pas né) avec Katharine Hepburn et Joan Bennett, ni celle de 1949 (pareil) avec Elizabeth Taylor et Janet Leigh, mais la version de 1994 avec Winona Ryder et Susan Sarandon. Trop de bons sentiments à mon goût mais le casting féminin m’avait séduit (mentionnons également Trini Fantômes contre fantômes Alvarado, Kirsten Entretien avec un vampire Dunst et Claire Angela, 15 ans Danes).
Plus moderne sans être anachronique, ton Docteur March se montre plus subtil dans la gestion du mélodrame, souligne moins ses effets, même s’il fait la part belle au romantisme le plus échevelé. Gerwig s’empare du texte original en faisant preuve d’un classicisme approprié mais prend ses distances avec tout académisme poussiéreux. Au sein de cette élégance formelle (élégante parce que la forme ne se substitue jamais à l’histoire qu’elle illustre), certains plans témoignent du talent de sa réalisatrice. D’abord, le tout premier, dans lequel tu es cadrée de dos, attendant fébrilement devant l’entrée close du bureau d’un éditeur new-yorkais. Jo March, l’écrivaine en devenir que tu interprètes, est figée dans la pénombre et cache la lumière transperçant la porte vitrée, située en face d’elle. Du crépuscule à l’aube, ton parcours se devine déjà dès les premières secondes du récit… D’autres images marquantes sont à chercher du côté de la séquence où Jo et Beth, sa sœur malade, se délassent sur une plage doucement balayée par le vent. Alors que l’horizon s’obscurcit et que l’endroit semble soudainement désert, les frangines envisagent l’avenir l’une sans l’autre. Un échange presque irréel (couvert au montage par plusieurs angles différents, ce qui renforce cette impression), aussi douloureux que lucide et annonciateur d’une tragédie à venir (ces quelques minutes m’ont fait penser à la dernière réunion familiale, se déroulant là aussi en bord de mer, de Faye Dunaway dans Bonnie and Clyde).
« Je n’arrive pas à croire que l’enfance soit finie ». C’est l’une de tes répliques, Saoirse, peut-être la plus belle du film. Et elle résume à merveille Les Filles du docteur March. Le mélancolique passage de l’enfance à l’âge adulte était déjà au cœur de Lady Bird. Symbolisée par l’absence d’un père parti au front, la Guerre de Sécession précipite ici ses héroïnes dans la fin de l’innocence. Bien que réduit à une toile de fond, le conflit entre nordistes et sudistes fait grandir les « petites femmes », les déleste de leurs dernières illusions. Les incessants flashbacks, et avec eux le temps qui se dérobe et les souvenirs qui s’entassent, ne peuvent laisser indéfiniment ouverte la parenthèse de l’insouciance. Pendant que le seul homme de la famille se bat sur le champ de bataille, Madame March et ses quatre filles se battent elles aussi. La nation s’entredéchire, des frères s’entretuent, mais les femmes s’entraident, doivent continuer à vivre puisqu’il le faut bien. Les sœurs March cherchent encore leur place dans la société et ne souhaitent pas toutes s’enfermer dans la prison du mariage. Comment contourner le piège de la dépendance financière quand on aspire à écrire, peindre, faire du théâtre ou jouer du piano ? L’art n’est-il pas le vecteur idéal pour s’émanciper ? Chronique adolescente, évocation historique, plaidoyer féministe, mais aussi romance contrariée (un triangle amoureux se retrouve également au centre du script), Little Women aborde les réalités d’une époque qui, sous bien des aspects, ressemble aussi à la nôtre…
Dès le début du long-métrage, ta Jo court, court pour dépasser le XIXe siècle et aller le plus loin possible. Tu as des rêves et comptes bien les concrétiser, tu ne te satisfais pas du rôle que le patriarcat t’assigne, tu veux devenir toi-même et personne d’autre. Il t’arrive parfois de douter, de baisser les bras, mais tu te redresses, la tête haute, et avec la fougue qui t’anime, tu parviens à faire de la vie un conte et inversement. T’admirer sur grand écran relève du pur enchantement, Saoirse. Je sais, je me répète, je te le dis à chaque fois. Te voir donner la réplique à Florence Pugh (nous n’avons pas fini d’entendre parler d’elle), Emma Watson (il n’y a plus d’Hermione qui tienne quand on la voit dans Colonia), Laura Dern (inoubliable panthère lynchienne), Eliza Scanlen (la gamine dérangée de la mini-série Sharp Objects), Meryl Streep (Meryl Streep, quoi !), Tracy Letts (le dramaturge à l’origine de deux Friedkin : Bug et Killer Joe) et Chris Cooper (un acteur discret mais robuste) suffit également à faire mon bonheur de spectateur. En revanche, j’avoue avoir un peu de mal avec les pâlichons Louis Garrel et Timothée Chalamet (ce n’est là que mon humble ressenti, j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur…). Bon, je vais devoir te laisser. Tu as certainement autre chose à faire que de supporter mes divagations. Dehors, le réel nous attend. Nul doute que tu sauras le magnifier, encore et encore…
Reviens. Reviens-moi vite dans les salles.
Je t’embrasse,
Zoé.
Little Women. De Greta Gerwig. États-Unis. 2019. 2h15. Avec : Saoirse Ronan, Florence Pugh, Emma Watson…