HAMMER, 1970-1976 : du sexe et du sang !

En novembre 2020, l’éditeur Tamasa nous livrait un imposant coffret dvd/blu-ray dédié à la Hammer des années 70. Les films ? Les Cicatrices de Dracula, Les Horreurs de Frankenstein, Dr. Jekyll et Sister Hyde, La Momie sanglante, Sueur froide dans la nuitLes Démons de l’esprit et Une Fille pour le Diable. Mais l’histoire ne s’arrête pas là puisque ces titres feront l’objet d’une rétrospective dans les salles le 27 octobre prochain (si tout va bien). Cet été, des chanceux ont pu assister à quelques avant-premières. L’occasion de mater en copie restaurée des films tournés à une époque où la Hammer connaît de sérieuses difficultés financières et subit de plein fouet la concurrence de l’horreur moderne. Pour remonter la pente et attirer le public, il ne reste plus que deux mots magiques : sex & blood ! La preuve par trois, juste ci-dessous.


FRANKENSTEIN S’EST REBOOTÉ !

Le Pitch. Après avoir sciemment provoqué la mort de son père, Victor Frankenstein (Ralph Bates), jeune homme manipulateur et séducteur, reprend le flambeau et se livre à son tour à quelques expériences macabres. Il engage un pilleur de tombes pour lui fournir les matériaux nécessaires à son travailSource : dossier de presse Tamasa.

Réalisé et coécrit par un pilier de la Hammer (Jimmy Lust for a Vampire Sangster), Les Horreurs de Frankenstein est ce qu’on appellerait aujourd’hui un reboot. Il constitue par conséquent un épisode autonome, une parenthèse dans la saga initiée par Terence Fisher en 1957. Si L’Empreinte de Frankenstein (Freddie Francis, 1964) opérait déjà une rupture avec ses prédécesseurs, il conservait néanmoins l’interprète du Baron : le légendaire Peter Cushing. The Horror of Frankenstein le remplace par un acteur plus jeune, Ralph Bates. Une star montante de la Hammer du début des 70’s. La relève, en somme. Et le Dr. Jekyll de Roy Ward Baker et Brian Clemens ne démérite pas, tant il compose un Victor Frankenstein digne de son aîné. Un aristo cynique, arrogant et d’une froideur inflexible, doublé d’un savant fou prêt à tout pour aller au bout de son expérience. Refrain connu mais relevé par la succulente performance de Bates (ses répliques, sarcastiques à souhait, font mouche plus d’une fois). Mais c’est encore par son ton que le film de Sangster se démarque le plus. Bien loin du premier degré propre aux bandes gothiques des 60’s, Les Horreurs de Frankenstein cède à la comédie. À la comédie noire, évidemment. Le château sert ainsi de décor à un vaudeville macabre où les témoins gênants disparaissent les uns après les autres (et au nez et à la barbe de la police qui mène son enquête). Quant à la créature incarnée par Dave « Dark Vador » Prowse (une sorte de néandertalien musculeux), elle écarte toute tentation parodique pour mieux s’adonner à l’irrévérence (sa rencontre avec une gamine curieuse et imperturbable est l’occasion de railler la naïveté des classiques de James Whale). La conclusion ironique de cette sale blague prométhéenne rompt avec la tradition du climax spectaculaire et nous abandonne sur une note franchement inattendue. Trop peut-être pour les spectateurs de l’époque qui boudèrent le film…

The Horror of Frankenstein. De Jimmy Sangster. Royaume-Uni. 1970. 1h35. Avec : Ralph Bates, Kate O’Mara, Veronica Carlson


« HELLO DOCTEUR JEKYLL ! MON NOM EST HYDE, SISTER HYDE »

Le Pitch. Londres, époque victorienne. Le Dr Jekyll (Ralph Bates) tente de créer un élixir d’immortalité en utilisant des hormones féminines prélevées sur des cadavres frais. Mais dès qu’il boit le sérum, Jekyll se transforme en une femme aussi séduisante que démoniaque, Mrs. Hyde (Martine Beswick) Source : dossier de presse Tamasa.

Le titre annonce la couleur : le nouvel opus hammerien de Roy Ward Baker (après, entre autres, le splendide The Vampire Lovers) ne sera pas une adaptation fidèle du roman de R. L. Stevenson. Une certaine Sister Hyde s’est substituée au Mr Hyde original. Un cas encore plus étrange mais surtout plus sexy, ce qui convient mieux à la firme britannique en ces années 70 naissantes… Le script, ô combien malin, de Brian Clemens (producteur et scénariste de Chapeau melon et bottes de cuir) ose même aller plus loin en amalgamant le docteur Jekyll avec la figure de Jack l’éventreur et en convoquant les résurrectionnistes Burke et Hare (un duo aussi authentique – et sinistre – que le tueur de Whitechapel). Un régal d’hybridation pop auquel il faut ajouter les contours « transgenres » de cette version audacieuse d’un classique de la littérature. Les troubles et les ambivalences liées à l’identité sexuelle se retrouvent donc au centre de Dr. Jekyll et Sister Hyde. Plus obsédé par ses recherches que par les femmes, le doc fait l’objet de doute quant à ses préférences amoureuses. Son double féminin le pousse ainsi à embrasser sa véritable nature, à exprimer des désirs que la société victorienne réprouve. L’hypocrisie de cette dernière est aussitôt débusquée par le pouvoir de séduction de Mrs. Hyde. Face à la tentation, les notables oublient vite leurs bonnes manières et deviennent des queutards comme les autres… Londres et sa part de laideur se manifestent aussi à travers son décor, des bas-fonds entièrement reconstitués aux studios d’Elstree. Ce cloaque recouvert d’un linceul de brume est le témoin sordide d’un combat que se livre les deux locataires d’une même chair. Pour traduire visuellement ce duel à mort, Roy Ward Baker joue avec les reflets d’un miroir, déforme les visages, brise les lignes séparant le masculin du féminin. Mieux encore, il fait de l’envoûtante Martine Beswick un vampire au regard hypnotique, une sorcière à laquelle personne ne résiste. Seule la Hammer pouvait rendre les « monstres » aussi désirables…

Dr. Jekyll and Sister Hyde. De Roy Ward Baker. Royaume-Uni. 1971. 1h37. Avec : Ralph Bates, Martine Beswick, Gerald Sim


SATAN BOUCHE UN COIN

Le Pitch. Excommunié, le père Michael (Christopher Lee) fonde une secte satanique. Il convainc un homme d’offrir l’âme de sa fille Catherine (Nastassja Kinski) pour qu’elle devienne l’incarnation du diable sur Terre à ses 18 ans. À l’approche du jour fatidique, le père de Catherine demande à un spécialiste en sciences occultes de l’aider à sauver sa fille. Source : dossier de presse Tamasa.

Un Hammer tardif et pour cause : Une Fille pour le diable est l’avant-dernier long-métrage produit par le studio (suivra en 1979 The Lady Vanishes, un remake du Big Hitch). Celui-ci devra attendre près de trente ans pour côtoyer à nouveau le grand écran (mais sans renouer avec les fastes de son âge d’or…). Pour l’heure, la firme complètement « marteau » prend ses distances avec l’esthétique gothique d’antan pour mieux s’approprier les tendances horrifiques du moment. Cofinancé avec les Allemands de la Terra Filmkunst, To the Devil… a Daughter s’inspire d’un bouquin de Dennis Wheatley (un auteur déjà à l’origine d’un autre Hammer, Les Vierges de Satan). Une bonne occaz pour prendre le train en marche, celui conduit par le Polanski de Rosemary’s Baby et le Friedkin de L’Exorciste. Bien entendu, l’entreprise ne peut rivaliser avec ses modèles : Une Fille pour le diable peine à faire naître l’effroi tandis que le scénario apparaît un brin confus. Heureusement, à l’image des « diableries » made in Italy (L’Antéchrist, La Maison de l’Exorcisme), le film de Peter Sykes (également réalisateur de Demons of the Mind) se rattrape en nous offrant quelques fulgurances bien épicées. Entre une orgie des plus démonstratives, les caresses visqueuses d’un « evil baby » et le nu intégral d’une Nastassja Kinski pas encore majeure, les hammerophiles peuvent au moins se réjouir d’assister à un spectacle plus vicelard et transgressif qu’un Conjuring… En outre, To the Devil… a Daughter a le bon goût d’opposer deux immenses comédiens. À ma gauche, un Richard Widmark encore vert malgré ses cheveux blancs. À ma droite, un Christopher Lee toujours aussi magnétique lorsqu’il s’agit de flirter avec le Mal. Alors à ses débuts, la toute jeune Nastassja n’est pas en reste et marque déjà les esprits. Son regard presque lascif en fin de bobine laisse planer un soupçon d’ambiguïté et vient nuancer in extremis un ensemble plutôt manichéen. Le doute : l’une des grandes leçons du cinéma de William Friedkin…

To the Devil… a Daughter. De Peter Sykes. Royaume-Uni/Allemagne. 1976. 1h33. Avec : Richard Widmark, Christopher Lee, Nastassja Kinski…

A GOOD WOMAN : sympathy for lady vengeance

Une hache encrassée par du sang séché. Une femme déterminée, captive de son objectif. Deux profils aussi acérés l’un que l’autre. Dans la nuit fuchsia, l’arme se confond avec sa propriétaire Ce poster qui claque ne flatte pas seulement la rétine, il nous invite à faire la connaissance de Sarah Collins (Sarah Bolger). Une jeune irlandaise créchant avec ses deux gosses dans un quartier malfamé. Dans cette zone de non-droit, la vie ne lui fait pas de cadeaux. La police lui conseille de « passer à autre chose » lorsqu’elle demande où en est l’enquête sur le meurtre de son mari. Le vigile de la supérette lui fait des « propositions indécentes ». L’assistante sociale la prend pour une conne. Sa mère lui reproche d’avoir épousé un pauvre type. Pire que tout, Tito (Andrew Simpson), un dealer minable venant de barboter de la chnouf à la pègre locale, s’incruste chez elle pour y planquer son larcin. Cette petite frappe terrorise Sarah et la mêle à son trafic de poudre. Pas très malin et surtout très dangereux. Car, non loin de là, l’infâme Leo Miller (Edward Hogg), le boss de ladite pègre, se lance aux trousses de son voleur… Même sans ce foutu Covid, A Good Woman n’aurait jamais eu les honneurs d’une sortie au cinéma. En France, ce film bis/indé tout sauf « standard » débarque en VOD et en DVD chez M6 Vidéo (mais sans l’option Blu-ray, faut pas non plus pousser). Au moins, il n’a pas été récupéré par une plateforme de streaming…

Quoi qu’il en soit, A Good Woman (version courte du titre original A Good Woman is Hard to Find) est une nouveauté non seulement à découvrir mais aussi à défendre. Pourquoi ? Parce que cet inédit de qualité ne s’excuse jamais d’être noir comme l’ébène, violent comme le quotidien des laissées pour compte. Le film frappe fort, cogne juste et en a suffisamment dans le ventre pour susciter l’émotion. Rien à voir donc avec les vulgaires DTV dont raffolent les chaînes de la TNT… Après une dizaine de courts-métrages (le premier, The Sand One, date de 1998), deux longs (Shooting Shona et Road Games avec la grande Barbara Crampton), Abner Pastoll plante sa caméra en Irlande du Nord et en Belgique pour shooter A Good Woman. Seize jours plus tard, c’est dans la boîte ! Quand on a pas le budget d’un Godzilla vs Kong, il faut tourner vite. Et si possible, sans bâcler le taf. Le soin apporté à la forme prouve que ce planning serré n’a pas eu raison de l’entreprise. Mieux que ça, la péloche ne s’autorise aucune afféterie visuelle. Contrairement à ce que l’on pourrait croire en reluquant le visuel situé plus haut, Pastoll ne se prend pas pour Nicolas Winding Refn. Aux longues poses éclairées au néon du second, le premier préfère affronter le réel sans esbroufe mais avec juste ce qu’il faut de style. Home invasion virant au revenge flick, A Good Woman est un film de genre doublé d’un drame social crédible. Pour cela, pas besoin non plus d’abuser de la shaky cam ou de se la jouer Ken Loach…

De par sa puissance viscérale et son regard sans concession, A Good Woman évoque plutôt l’excellent Harry Brown (Daniel Barber, 2009). Ce vigilante sous-estimé nous présente un veuf (Michael Caine, bouleversant) vivant dans une banlieue londonienne rongée par le narco business et abandonnée par les pouvoirs publics. Le constat âpre et nihiliste de Barber rejoint celui de Pastoll : pour celles et ceux qui habitent au « mauvais endroit », il n’existe pas d’autre choix que de se battre pour trouver une échappatoire. Dans cet abîme urbain, il ne fait pas bon vieillir ou être une nana… À travers le parcours brutal de son héroïne, A Good Woman dresse le portrait d’une femme ordinaire qui, dans ce monde sans merci, devient d’abord une victime toute désignée. Avant de faire d’elle une « brave one » appliquant sa « death sentence », Pastoll et son scénariste Ronan Blaney prennent le temps de lui donner de la chair, un caractère, une âme. En deux, trois séquences bien senties, ces derniers parviennent à rendre leur protagoniste aussi attachante qu’authentique, et ce même dans les moments les plus inattendus (cf. la mésaventure semi-comique autour de la pile déchargée d’un godemichet). Dès lors, le deuil impossible de Sarah et l’amour qu’elle porte à ses enfants deviennent aussi palpables que son désarroi et sa colère grandissante. Et pour cause : le visage marqué de la Miss Collins ne nous est pas inconnu. C’est celui de toutes ces femmes qui peinent à joindre les deux bouts, luttent sans relâche pour se faire respecter et protègent leurs mômes quoi qu’il en coûte. Des « good women », en somme.

À l’instar du génial Sudden Impact (à la fin duquel Eastwood renonçait à coffrer la vengeresse Sondra Locke), Abner Pastoll considère que son ange exterminateur a déjà suffisamment morflé et, par conséquent, refuse de la condamner une seconde fois. Le cinéaste reste aux côtés de Sarah jusqu’au bout, ne la lâche jamais et, surtout, lui offre cette justice que les institutions ont échouée à rendre. En outre, le script a la bonne idée de nous épargner les clichetons du genre (l’acolyte bienveillant ou le bon flic de service sont ici aux abonnés absents), sans pour autant parvenir à éviter toutes les facilités (le « pur hasard » relie l’héroïne au bad guy en chef, un sociopathe incarné de façon un peu trop « théâtrale » par Edward Taboo Hogg). Ces infimes détails ne viennent jamais rompre l’équilibre global, n’entament en rien le réalisme de l’ensemble. Et ce n’est pas tout. A Good Woman possède un autre atout dans sa manche : Sarah Bolger. Retenez bien ce nom ! En guise d’intro, elle nous présente sa figure tachée d’hémoglobine puis file sous la douche afin de purifier son corps de la cruauté qui l’entoure. D’emblée, cette jeune comédienne emporte notre adhésion, nous persuade que cette maman dans la mouise existe bien au-delà de la fiction. Dans le passage le plus extrême du film (pour ne pas dire le plus « tranchant »), elle nous transmet sa rage, sa nausée, sa force. Et quand sonne l’heure de la vengeance, elle se permet même un petit hommage à la regrettée Zoë Lund de Ms .45. Si elle était encore parmi nous, celle-ci aurait certainement remarqué que les yeux clairs de Sarah Bolger irisent le chaos. 

A Good Woman Is Hard To Find. D’Abner Pastoll. Royaume-Uni/Belgique. 2020. 1h37. Avec : Sarah Bolger, Edward Hogg, Andrew Simpson

LES DAMNÉS : black leather, black leather, kill, kill, kill

Parmi les trésors de la Hammer que les mordus de « british terrors » peuvent débusquer chez ESC, il y en a un qui sort du lot : Les Damnés. Bien entendu, il ne s’agit pas du premier volet de la trilogie allemande de Visconti mais plutôt du film homonyme de Joseph Losey. Encore une fois, l’édition vidéo permet de (re)découvrir dans des conditions optimales une pièce rare et oubliée. On ne s’en privera pas, d’autant plus qu’il est ici question d’une œuvre atypique. Atypique parce qu’en totale rupture avec les monstres gothiques en technicolor qui ont fait la renommée de la société anglaise. Et surtout, atypique parce qu’un cinéaste étranger à la série B horrifique se retrouve derrière la caméra. Comme vous le savez, Losey n’est pas un habitué des studios de Bray (contrairement à Terence Fisher, par exemple). Après avoir frayé avec Hollywood (le temps, entre autres, de nous présenter son Garçon aux cheveux verts, 1948), le bonhomme se fait blacklister pour ses penchants communistes et s’exile au pays de Peter Cushing. Le court-métrage A Man on the Beach (1956) signe alors la première collaboration entre l’expatrié et la Hammer. Il aurait même pu enchaîner avec une autre production de cette dernière (X the Unknown), si son acteur principal (l’anti-rouge Dean Jagger) ne l’avait pas fait virer du projet… Heureusement, Joseph Losey prend sa revanche avec Les Damnés, un film de commande bien moins impersonnel qu’il n’y paraît…

Simon Wells (Macdonald Carey), un touriste américain, se promène tranquillou à Weymouth, une station balnéaire du sud de l’Angleterre. Lorsque ses yeux se posent sur Joan (Shirley Anne Field), il cède à la tentation. Ce qui n’est pas du goût du frère possessif de la nénette, King (Oliver Reed). Un chef de bande, un malfaisant qui, au coin d’une rue, tabasse le pauvre Simon. Malgré la rouste qu’il s’est pris, ce dernier s’enfuit avec Joan. En voulant semer King et son « motorcycle gang », le couple tombe sur une installation militaire et rencontre des gosses pour le moins étranges… The Damned évolue d’une manière plutôt inattendue. Le film commence comme un drame social sur fond de délinquance juvénile, trace les contours d’une idylle impossible et laisse son argument fantastique dans l’ombre avant de le faire exploser lors du dernier acte. L’introduction électrisée par la chanson pop « Black Leather Rock » (un titre composé par un James Bernard plus habitué à l’épouvante symphonique) semble inscrire l’entreprise dans la sous-culture des blousons noirs popularisée par L’Équipée sauvage (1953). Les « teddy boys » sur lesquels règne un « roi » impétueux et sardonique (Oliver Reed, écrasant de présence) et le duo romantique Simon/Joan entretiennent une rivalité qui ne sert en aucun cas de bouche-trou scénaristique. La traque des seconds par les premiers permet surtout au récit de faire le lien avec ce qui se cache derrière les clôtures d’une base secrète appartenant à l’armée de Sa Majesté…

The Damned. Un titre qui fait de l’œil à Village of the Damned (1960). Et pour cause : la Hammer compte bien profiter du succès de cette péloche assaillie par une horde de blondinet(te)s flippant(e)s. Le roman adapté par Losey (The Children of Light de H.L. Lawrence, 1960) est lui-même déjà inspiré du bouquin à l’origine du Wolf Rilla (The Midwich Cuckoos de John Wyndham, 1957). Pour autant, le réalisateur de Modesty Blaise ne fait pas de ses gamins des êtres malveillants. Mais les victimes d’une nouvelle ère, celle de la bombe atomique qui, en cette période de guerre froide, menace de tout (re)faire péter. Afin de ne pas trop spoiler, je ne rentrerai pas dans les détails. Sachez seulement que Losey en profite pour lancer un cri d’alarme contre le péril nucléaire, dénoncer l’inconscience de ces « maîtres de l’ombre » s’approchant dangereusement du « point limite ». Dans cette histoire, les véritables « salauds » ne ressemblent pas à des petits voyous vêtus de cuir mais à des « adultes » en costard ou en uniforme pour qui la raison d’État prime sur tout le reste. En creux, Joseph Losey dresse un portrait peu flatteur de la perfide Albion, se montre peu amène envers ses institutions. Autant dire que la fameuse « éducation à l’anglaise » en prend un sacré coup, la jeunesse voyant ici leur avenir compromis à cause de leurs aînés… Avant que la Terre ne prenne feu, quelques questions méritent d’être posées : quel monde laisserons-nous à nos enfants ? Les générations futures s’échoueront-elles sur le « dernier rivage » ?

Avec Les Damnés, celui qui connaîtra la consécration avec The Servant (1963), transcende son sujet, incite à la réflexion et ce sans donner de leçons. Celui qui remportera une palme d’or pour Le Messager (1971) et des césars pour Monsieur Klein (1976) détourne une bande de SF pour en faire une parabole sur l’innocence bafouée. Une démarche qui ne témoigne d’aucune naïveté, comme l’attestent la lucidité implacable et le nihilisme glaçant des dernières images (on a rarement vu un dénouement aussi sombre dans une prod Hammer). Chez Losey, la peur émane du réel, vampires et autres loups-garous ne pesant pas lourd face à la folie des hommes et au pouvoir destructeur de l’atome… Engagé contre les politiques bellicistes mais pessimiste quant au devenir de l’humanité, Les Damnés ne met pas pour autant de côté son sens de l’esthétique. La beauté du noir et blanc (cadré, qui plus est, en « hammerscope » : la classe !) et des décors naturels (les falaises côtières du Dorset) adoucit la mélancolie ambiante sans faire oublier l’imminence d’un probable cataclysme… L’apocalypse se devine également à travers les créations de Freya, l’artiste jouée par une remarquable Viveca Lindfors. Ses sculptures évoquent des corps calcinés, ce qui n’a rien de fortuit… Et maintenant, il faut que je vous cause de la sublime Shirley Anne Field. Dans The Damned, son si doux visage atomise le falot Macdonald Carey et irradie les fêlures de son personnage, une fragile sirène rêvant d’un autre monde. Pas de doute, cette Shirley Anne Field est à se damner…

The Damned. De Joseph Losey. Royaume-Uni. 1962. 1h32. Avec : Shirley Anne Field, Oliver Reed, Viveca Lindfors…

BONUS

Comment vendre un objet aussi singulier ? C’est la question à laquelle la Hammer n’a pas su répondre. Résultat, la promotion de The Damned a été négligée… et les salles désertées. Pourtant, le magazine Film Review avait tout misé sur la renversante Shirley Anne Field. Dans un monde parfait, cette couv aurait fait flamber le box-office…

J’ai fait la connaissance de Shirley Anne Field dans les pages du Hammer Glamour de Marcus Hearn (en couverture : Madeline The Vampire Lovers Smith). Un ouvrage de référence dédié aux plus grandes actrices de la firme au marteau. La photo de la miss, par ailleurs prise sur le set de The Damned (la plage de Chesil ?), m’avait littéralement subjugué (voir ci-dessous)…

Si Shirley Anne Field a été imposée à Losey (qui ne voulait pas d’elle), force est de constater que sans cette comédienne Les Damnés ne serait pas tout à fait le même… On peut aussi admirer cette Anglaise née le 27 juin 1938 (ou 1936 selon les sources) dans plus de soixante-dix rôles, au cinéma comme à la télévision. Sa carrière débute en 1955 et s’étale jusqu’au mitan des années 2010.

La filmo de Shirley Anne Field ne se limite pas à The Damned. Dotée d’un parcours professionnel assez riche, elle a eu pour partenaire Michael Gough (Crimes au musée des horreurs, 1959), Karlheinz Böhm (Le Voyeur, 1960), Laurence Olivier (Le Cabotin, 1960), Christopher Lee (Beat Girl, 1960), Steve McQueen (L’Homme qui aimait la guerre, 1962), Yul Brynner (Les Rois du soleil, 1963), Michael Caine (Alfie, 1966) ou encore Daniel Day-Lewis (My Beautiful Laundrette, 1985)…

À l’instar de Barbara Shelley, Yvonne Monlaur, Ingrid Pitt, Caroline Munro, Valerie Leon, Yutte Stensgaard, Yvonne Romain, Martine Beswick, Marie Devereux, Linda Hayden, Susan Denberg, Veronica Carlson, Dana Gillespie, Victoria Vetri ou les sœurs Collinson, Shirley Anne Field a contribué à rendre les ténèbres hammeriennes encore plus flamboyantes…

UNDER THE SKIN : elle est d’ailleurs

Les ufologues cinéphiles vous le diront : Under the Skin entre aisément dans la catégorie OFNI (Objet Filmique Non Identifié). Car, si les extraterrestres ont souvent envahi le cinéma (même les gendarmes de Saint-Tropez n’ont pas été épargnés), rares sont les péloches du troisième type à être aussi singulière que celle de Jonathan Glazer. Réinventer les grands motifs de la SF, quitte à flirter avec l’abstraction, est le défi que s’est lancé le réalisateur de Birth (starring Nicole Kidman). Qui n’a pas déjà aperçu dans son télescope un engin spatial s’apprêtant à atterrir dans nos contrées ? Qui n’a pas encore croisé des « choses » animées de mauvaises intentions, comme des clowns tueurs venus de l’espace ou des extra sangsues ? La plupart d’entre nous, je présume. Pourtant, les premières images d’Under the Skin nous immergent d’emblée dans l’inconnu. Des cercles fabuleux et des rayons C brillent dans les ténèbres intersidérales, un œil s’ouvre à l’univers en gros plan, une voix tente d’assimiler un nouveau langage. Seul le poète peut imaginer l’infini et le représenter comme dans un rêve. Certes, aller aussi loin que l’insurpassable 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick reste impossible. Mais tout là-haut, au-delà de nos songes les plus fous, Glazer sait que quelque chose nous échappe, nous effraie, nous éblouit… Cette sublime intro hypnotise le spectateur. La suite va le sortir de sa zone de confort pour le précipiter dans des abîmes qui lui sont étrangement familiers…

Lorsque la couleur est enfin tombée du ciel, les lumières s’éteignent brutalement. Nous faisons alors la connaissance de notre « visiteuse » (il ne s’agit pas de Tabatha Cash, bande de p’tits coquins). Who goes there ? Une alien revêtant les formes avantageuses de Scarlett Johansson afin de séduire les mecs. Elle ne veut pas copuler avec eux, elle veut seulement voler leur peau. Littéralement, façon Leatherface. Pourquoi ? Nous ne le saurons jamais. Jonathan Glazer entretient volontairement le mystère et laisse à notre esprit le soin de combler les trous. L’inexplicable s’épanouit davantage dans les ombres… et les recoins les plus sordides de Glasgow. Le cinéaste choisit pour son héroïne stellaire le plus morne des décors, celui d’une Écosse anti-carte postale où la grisaille domine. L’approche quasi documentaire adoptée lors de certaines séquences contribue à fondre l’extraordinaire dans l’ordinaire, l’irréel dans le réel. Une froideur clinique contamine lentement le récit et finit même par provoquer le malaise (pour ça, rien de tel que la vue d’un bébé abandonné sur une plage déserte et chialant à chaudes larmes face à une mer agitée). Sorte d’épisode d’X-Files shooté par Bresson, Under the Skin n’hésite pas à faire basculer cette réalité dans le fantastique pur. Ensorcelés par « ScarJo », des queutards à oilpé se noient progressivement dans les eaux sépulcrales d’une twilight zone plongée dans un noir monochrome. Conçu comme un ballet charnel et morbide, ce piège pour collectionneuse d’épidermes flotte dans l’air vicié du plus soyeux des cauchemars.

Ces parenthèses surréalistes ne sont pas l’unique source dans laquelle Under the Skin puise toute son étrangeté. Son pouvoir de fascination, il le tient également de sa tête d’affiche. Retrouver Scarlett Johansson dans une proposition de cinéma aussi rugueuse produit un décalage insolite, une délicieuse incongruité. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir une star de cette envergure évoluer dans un cadre aussi âpre. D’où un contraste saisissant entre la représentante du glamour hollywoodien et cette œuvre hors-norme. Sans « la jeune fille à la perle » de Peter Webber, Under the Skin ne serait pas tout à fait le même. Plus avenante que le Blob (mais pas moins létale), Scarlett se transforme en obscur objet de désir et promène sa grâce somnambulique au volant d’une camionnette d’occaz. Sur la route, la veuve noire attire les quidams dans ses filets, feint ses émotions et referme aussitôt son visage… Donner vie à ce qui demeure impassible, à ce qui n’est pas humain nécessite de jouer encore plus avec son corps, son aura, sa manière d’être au monde. Qu’elle soit entièrement synthétique (le cyborg de Ghost in the Shell), réduite à des prouesses exclusivement vocales (l’IA de Her) ou qu’elle vienne tout simplement d’ailleurs, la comédienne impose sa présence. Chez Glazer, Johansson se dévoile comme jamais, expose sa nudité en toute innocence (le passage où elle contemple son reflet dans le miroir, examine ses courbes, teste ses articulations, est bouleversant). Sous la peau de la Dano-américaine se cache un météore qui s’illumine dans la nuit.

Le merveilleux n’a pourtant pas sa place dans Under the Skin. Retraçant le parcours meurtrier d’une mangeuse d’homme d’outre-espace, le film s’apparente dans sa première partie à une version expérimentale de La Mutante (faut-il rappeler que la bestiole de ce B passable a été créée par le grand H.R. Giger ?). À mi-parcours, Jonathan Glazer prend un virage narratif passionnant. L’apparition d’un individu au faciès difforme (lointain cousin du John Merrick d’Elephant Man) vient brouiller les repères de la « body snatcher ». Cette confrontation la pousse à s’interroger sur son apparence, à questionner sa différence, à considérer son environnement. Parce qu’on ne peut donner du sens à l’insensé, parce qu’il n’y a rien de plus perturbant que d’être étranger à soi-même, la protagoniste s’égare dans des landes aussi brumeuses que sa quête existentielle. On aurait pu la croire aussi conquérante et redoutable que la Mathilda May de Lifeforce, il n’en est rien : Scarlett Johansson partage davantage de points communs avec le monstre de Frankenstein. Elle a peur. Elle est seule. Mais se retrouve à trois millions d’années-lumière de chez elle (si ce n’est plus). À l’optimisme d’un E.T., Under the Skin lui oppose une vérité occultée par les contes de fées : celle qui semblait être exceptionnelle s’avère en définitive aussi fragile et pathétique que nous. Errer dans les Highlands de Sir Sean ne fait pas forcément de vous une guerrière immortelle.

Under the Skin. De Jonathan Glazer. Royaume-Uni/États-Unis/Suisse. 2014. 1h48. Avec : Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams, Michael Moreland…

HELLRAISER TRILOGY : flesh for fantasy

Comme il n’y a pas de mal à se faire du bien et que tout réside dans la chair, replongeons-nous dans l’enfer des tortures initié par Clive Barker : Hellraiser. Parmi les dix opus que compte la saga (on appelle ça une décalogie), seuls les trois premiers ont bénéficié d’une « cult’ édition » chez ESC. Un bien beau coffret dvd/blu-ray sorti il y a maintenant deux ans (même au purgatoire, le temps file aussi vite qu’une chaîne à crochet) et mettant à l’honneur les meilleurs méfaits de la bande à Pinhead. Et lorsque l’on apprend que Mad Movies concocte actuellement un futur hors-série dédié à l’auteur de Cabal, on se dit qu’il y a vraiment de quoi mourir d’amour enchaîné… 

« NOUS VOUS DÉCHIRERONS L’ÂME ! »         HELLRAISER : LE PACTE- 1987

Le Pitch. En possession d’une boîte à énigmes, le dépravé Frank Cotton (Sean Chapman) amène à lui les Cénobites, créatures de l’au-delà qui le mettent au supplice de souffrances infinies. De retour du royaume des morts, il reprend peu à peu forme humaine grâce à sa maîtresse et belle-sœur, Julia (Clare Higgins), prête à toutes les abominations par amour pour lui… Source : ESC Distribution

L’horreur subversive et malsaine vous manque au point de vous arracher la peau ? Alors enfilez votre plus belle combi en latex et goûtez sans modération aux vices et sévices de Hellraiser : le Pacte. Soit le tout premier long de l’écrivain Clive Barker qui, pour l’occase, adapte sa propre nouvelle (The Hellbound Heart, 1986). Et s’impose également à l’écran comme un conteur à l’imagination singulière, secouante et radicale… Car le « lord of illusions » ne se contente pas de mêler le sexe et le gore à la façon d’un banal slasher. Il crée un univers inédit dans lequel s’amalgament le désir et la peur, la douleur et le plaisir, la jouissance et la souffrance, la vie et la mort. Ses mystérieux Cénobites, « démons pour certains, anges pour d’autres », ne constituent pas seulement une authentique vision de cauchemar. S’ils inspirent bel et bien la terreur, ces monstres venus de l’Enfer transpirent aussi la dépravation (le look fétichiste qu’ils arborent en font des croquemitaines sadomasos). Le récit a d’ailleurs l’intelligence de ne pas trop les dévoiler, ce qui rend leurs apparitions encore plus tétanisantes (on n’oublie pas sa première rencontre avec Pinhead, silhouette silencieuse et tapie dans l’ombre, « clou » du spectacle dès le début du film).

Mais le plus pervers d’entre tous est un homme. Ou du moins ce qu’il en reste. En activant les mécanismes d’un cube étrange (et au design remarquable), le sadien Frank finit littéralement en mille morceaux puis renaît en écorché assoiffé de sang. Si sa chair lui manque, c’est uniquement pour continuer d’assouvir ses plus bas instincts. Pour retrouver sa forme humaine, il lui faut décupler sa part de bestialité. Autrement dit, il doit tuer pour baiser et baiser pour tuer… Hellraiser en profite au passage pour dézinguer de l’intérieur la notion même de famille, de couple et d’une manière générale toute idée de conformisme, de normalité. Aucune once de frilosité mais beaucoup d’audace dans le regard que Barker pose sur ses contemporains. Outre l’adultère « déviant » auquel se livre Julia (Clare Higgins, merveilleuse d’ambivalence) avec Frank, son pelé de beau-frère, le Britannique n’hésite pas à faire de ce dernier un oncle libidineux prêt à abuser de sa nièce Kirsty (Ashley Laurence, l’une des plus convaincantes final girls des 80’s). Bien qu’il se positionne au-delà du Bien et du Mal, le père de Candyman ne cache jamais sa préférence pour les attraits du second…

La bonne morale n’est pas la seule à être malmenée dans Le Pacte. Il y a aussi le corps, victime de mutations craspecs et de supplices extrêmes dignes d’un David Cronenberg ou d’un Lucio Fulci. Les stupéfiants effets physiques et les maquillages de Bob Keen (déjà à l’œuvre sur Lifeforce) laissent bouche bée et achèvent de faire d’Hellraiser une expérience organique fulgurante, une référence incontournable du « body horror ». Pourtant, Barker sait aussi suggérer l’innommable quand il le faut (la caméra épouse habilement le point de vue de Julia qui ne peut regarder en face les gueuletons saignants de Frank). Et donne parfois aux images une ampleur expressionniste (l’arrivée des Cénobites dans notre dimension est accompagnée par des faisceaux de lumière bleutée transperçant les murs), bien aidé en cela par le score orchestral (et magistral) de Christopher Young… Coup de maître d’un génie du fantastique, choc esthétique et sensitif, bombe crapoteuse et transgressive, cet Hellraiser inaugural marque encore au fer rouge celles et ceux qui osent invoquer notre chère « tête d’épingle »…


« JE SUIS LA REINE FUNESTE »                      HELLRAISER 2 : LES ÉCORCHÉS – 1988

Le Pitch. Bien qu’elle survive aux Cénobites, Kirsty Cotton (Ashley Laurence) se retrouve internée dans un hôpital psychiatrique dont le responsable, le Dr Channard (Kenneth Cranham), se livre à de cruelles expériences, dans l’espoir de percer les secrets de l’autre monde. Il y réussit si bien qu’il ressuscite Julia Cotton (Clare Higgins) qui, aux enfers, règne en maîtresse absolue… Source : ESC Distribution

Autant le dire d’emblée : Hellraiser 2 : les Écorchés est une suite foutrement miraculeuse, le digne successeur d’une œuvre unique et a priori insurpassable. Si Clive Barker passe ici la main à Peter Wishmaster Atkins (au scénario) et à Tony Ticks Randel (à la mise en scène), il reste à l’origine de l’histoire du script et fait partie du staff des producteurs. Sa marque imprègne donc ce nouveau volet et prolonge, autant qu’il développe, les enjeux de son glorieux aîné… Après une entame relatant les événements survenus dans l’épisode précédent (l’occasion de revoir celui qui a refusé de rempiler : Andrew « Scorpio » Robinson) et le retour de la survivante Kirsty (la toujours aussi excellente Ashley Laurence, fausse aliénée et vraie battante), cet Hellbound scelle un nouveau « pacte » entre une humanité décadente et des Cénobites toujours aussi avides de chair fraîche. Mais il le fait en redistribuant intelligemment les cartes. Julia Cotton (Clare Higgins, hallucinante maîtresse des abysses) joue maintenant les écorchées en quête d’épiderme, incarne les dominatrices sans pitié ni limites et n’est plus soumise à qui que ce soit. Ce pauvre Frank, désormais captif des limbes et ne pouvant plus rivaliser avec son ancienne amante, n’a qu’à bien se tenir…

Il faut alors à notre souveraine du chaos un partenaire à sa hauteur, un autre dément qui partagerait sa soif de destruction. Elle le trouve en la personne de l’abominable docteur Channard (l’Écossais Kenneth Cranham), savant fou accro à l’occultisme et directeur d’un hôpital psychiatrique dont les sous-sols secrets annoncent les pires cauchemars de L’Échelle de Jacob. L’impressionnante résurrection de Julia (le sang d’un malchanceux la fait sortir d’un matelas crasseux dans lequel elle était « emprisonnée ») marque les débuts d’une liaison dangereuse placée sous le signe de La Fiancée de Frankenstein. Belle comme une planche anatomique d’André Vésale, les yeux sans visage et les nerfs (littéralement) à vif, la miss Cotton est bientôt recouverte d’un bandage censé dissimuler sa monstruosité… avant qu’un « régime spécial » ne lui donne enfin les traits de la vénéneuse Clare Higgins… C’est aussi la première fois que l’on découvre le capitaine Eliott Spencer. Un officier de l’armée britannique qui, après avoir fait joujou avec la fameuse boîte-puzzle, est transformé en Cénobite. Son nom ? Pinhead (Doug Bradley, fidèle au poste)…

Si, encore une fois, nos créatures vicelardes et sadiques n’ont qu’un temps de présence réduit à l’écran (ce qui n’amoindrit en rien leur charisme mortifère et lubrique), elles nous font en revanche carrément entrer dans leur monde. La grande nouveauté de ce deuxième Hellraiser est ce perturbant séjour en Enfer qui rompt avec le décor presque ordinaire du Pacte (une baraque à l’allure gothique, paumée quelque part en banlieue). La mythologie de la saga s’étend au fur et à mesure que l’on pénètre dans ce labyrinthe à l’architecture surréaliste (des perspectives infinies, des dédales tentaculaires et aucune échappatoire). Dans ce théâtre escherien, tous les chemins mènent au dieu Leviathan (un immense losange rotatif surplombant les lieux) et sèment d’inoubliables tableaux dantesques (des corps de femme en extase s’agitent sous des linceuls blancs tachés de sang)… L’originalité, l’inventivité, l’inspiration sont donc toujours de mise dans Les Écorchés et les ébats suintants entre Eros et Thanatos sublimés avec un égal bonheur. Plus baroque, plus fou, plus épique que le classique de Barker, Hellraiser 2 n’a rien à envier à son illustre prédécesseur et se doit d’être vu dans sa version intégrale, disponible sur le blu-ray (mais pas le dvd, attention) de chez ESC.


« IL N’Y A PAS DE BIEN, IL N’Y A PAS DE MAL, IL N’Y A QUE LA CHAIR ! »                                          HELLRAISER 3 – 1992

Le Pitch. Chef des Cénobites, Pinhead (Doug Bradley) s’arrache à sa prison, un totem qu’expose Monroe (Kevin Bernhardt) dans l’antichambre de son night-club. Après avoir fait de nouveaux adeptes et pris le dessus sur son sauveur, Pinhead affronte un adversaire inattendu et redoutable : l’homme qu’il fût avant de vendre son âme au diable et de basculer dans les ténèbres… Source : ESC Distribution

Après quatre ans d’absence, Pinhead is back on the screen et entre de plein fouet (!) dans les années 1990. Mauvais signe : les frères Weinstein, des margoulins de la pire espèce, commencent à poser leurs paluches sur la franchise via leur société Dimension (entre-temps, la New World Pictures de Roger Corman – présente sur les chapitres antérieurs – met la clé sous la porte). Autre changement ? Le tournage ne se déroule plus au pays de Samantha Fox (l’Angleterre) mais s’effectue désormais chez Marilyn Chambers (les States). De son côté, Clive Barker semble prendre ses distances avec son bébé (et pour cause : son Hellraiser 3 – projet ambitieux situé en Égypte ancienne – n’a pas été retenu). Le scénario de Peter Atkins et Tony Randel tente néanmoins de raccrocher les wagons avec Le Pacte et Les Écorchés (retour du capitaine Spencer et du pilier des âmes, référence aux archives du docteur Channard, témoignage de Kirsty retranscrit par un moniteur vidéo). Narrativement, le film d’Anthony Hickox s’insère de manière cohérente dans la grande histoire racontée par ses pairs de la perfide Albion. Mais en traversant l’Atlantique, ce troisième opus opère un virage qui va décontenancer les fans de la première heure…

Avec Hellraiser III : Hell on Earth, la fascination exercée jusqu’ici par la saga s’émousse. L’horror show se fait moins dérangeant, plus mainstream. Le cadre urbain adopté par le long-métrage donne à la direction artistique un aspect aussi banal que daté, sensation renforcée par des personnages à la caractérisation lambda et un casting fadasse (Terry Farrell ne parvient pas à nous faire oublier Ashley Laurence, l’interprète de Kirsty étant réduite ici à faire de la figuration). En outre, l’entreprise ne se montre pas suffisamment virtuose pour masquer ses carences budgétaires, comme le prouvent cette apocalypse discount (l’Enfer sur terre se déchaîne… dans une seule rue) et des images de synthèse balbutiantes (on n’est pas chez James Cameron). L’effroi au premier degré descend aussi d’un étage lorsqu’il s’agit d’offrir à Pinhead toute la place qu’il mérite. Devenu une icône du genre, « face de clous » se la joue maintenant boogeyman et sort quelques punchlines façon Freddy Krueger. Le prix à payer pour le voir sortir de l’ombre et foutre le boxon. Si le rôle toujours campé par l’indispensable Doug Bradley perd de sa superbe, il faut néanmoins admettre que sa parodie de la crucifixion du p’tit Jésus reste jouissive…

Les temps changent, le ton aussi. Car Hellraiser 3 verse volontiers dans le gore festif. De nouveaux Cénobites revêtent une allure délirante et deviennent de redoutables machines à tuer (mention spéciale au lanceur de CD tranchant !), une tête explose dans un hosto et en fout partout (souvenir d’un examen au « scanner » cronenbergien ?), Pinhead se lâche dans une boîte de nuit et orchestre un massacre homérique (de quoi rendre jalouse Carrie). Tandis que les adorateurs de Leviathan crient au sacrilège, les autres profitent du spectacle… Spectacle qui ne fonctionnerait pas aussi bien sans le savoir-faire de son réalisateur Anthony Hickox (également auteur des chouettes Waxwork et Full Eclipse). Un bon artisan du bis qui ne manque pas d’idées et s’autorise même quelques parenthèses oniriques dans les tranchées de la Première Guerre mondiale et sur les champs de bataille du Vietnam (des passages qui détonnent avec le reste mais apportent une touche d’étrangeté en prime)… Musicalement, c’est aussi le grand chambardement. Le hard rock’n’roll s’invite sur scène (Motörhead en tête) et relègue au second plan les compositions oubliables de Randy Miller (n’est pas Christopher Young qui veut)… Bref, un film qui fait rugir le grand Lemmy Kilmister ne peut pas être mauvais. Surtout si on compare cet Hellraiser 3 avec les suites à venir…


Hellraiser. De Clive Barker. Royaume-Uni. 1987. 1h33. Avec : Ashley Laurence, Clare Higgins, Andrew Robinson…

Hellbound : Hellraiser II. De Tony Randel. Royaume-Uni. 1988. 1h39. Avec : Ashley Laurence, Clare Higgins, Kenneth Cranham…

Hellraiser III : Hell on Earth. D’Anthony Hickox. États-Unis/Royaume-Uni. 1992. 1h36. Avec : Terry Farrell, Doug Bradley, Paula Marshall…

« Il venait d’ouvrir la porte à des plaisirs dont une poignée d’humains à peine connaissait l’existence, sans parler d’y avoir goûté – des plaisirs qui redéfiniraient les paramètres de la sensation, le libérant de la terne ronde dans laquelle désir, séduction, déception l’emprisonnaient depuis l’adolescence »

Clive Barker, Hellraiser

LES ANGES DE LA NUIT : once upon a time in New York

Les vieux cinéphages qui ont découvert le film sur Canal + ou en location VHS (un temps que les moins de vingt ans…) se souviennent encore du grand final de State of Grace aka Les Anges de la nuit. Au tout début des 90’s, l’influence du polar hongkongais – et plus particulièrement celle du maître de l’heroic bloodshed, John Woo – commence à se faire sentir à Hollywood. Dans 58 minutes pour vivre (1990), Bruce Willis flingue un terroriste perché sur l’échafaudage du mythique The Killer. Dans L’Arme fatale 3 (1992) et The Crow (1994), Mel Gibson et Brandon Lee se prennent pour Chow Yun-Fat et règlent leurs comptes avec un revolver dans chaque pogne. Dans Drop Zone (1994), Wesley Snipes et Gary Busey connaissent aussi leurs classiques et se tiennent en joue, l’un en face de l’autre. Autre figure de style « wooienne » : le « mexican standoff » (trois individus, voire plus, se menacent simultanément avec une arme). En 1992, Tarantino s’approprie cette posture pour les besoins de son saignant Reservoir Dogs (qui, plus généralement, reste le remake « pirate » d’une tuerie made in HK, non pas de John Woo, mais de Ringo Lam : City on Fire, 1987). Pour finir ce petit tour d’horizon, signalons la fusillade homérique de Au-dessus de la loi (1993) où un Dolph Lundgren « à toute épreuve » canarde une flopée de figurants dans un garage. Et pour vraiment conclure, souvenons-nous également des déflagrations apocalyptiques du climax de True Romance (1993)…

Bien entendu, ni l’œuvre du réalisateur de Volte/Face ni Les Anges de la nuit ne peuvent se résumer à leurs fulgurances pétaradantes, aussi virtuoses soient-elles. Seulement voilà, le gunfight par lequel s’achève le second constitue une véritable apothéose. Les spectateurs de l’époque n’étaient pas encore habitués à voir ce genre de « shootout scene » dans un film américain. Si, à la base, le ralenti et les geysers de sang doivent quasiment tout à Peckinpah (n’oublions pas que l’auteur de La Horde sauvage demeure l’une des références majeures de Woo), la puissance de feu déployée par Phil Joanou a ce petit quelque chose de lyrique qui fait toute la différence. Durant près de sept minutes, les dernières de State of Grace, le temps suspend son vol et capture le destin de Sean Penn. À la manière d’un western moderne, le « bad boy » de Rick Rosenthal débarque dans un bar miteux avec ses deux calibres. Mais il le fait calmement, comme si les dés étaient déjà jetés. En face de lui, ses antagonistes restent sur le cul. Et pour cause : le gunman en costard est venu seul pour faire parler la poudre. Passé l’étonnement, la première balle siffle. Dehors, la fête de la Saint-Patrick bat son plein. Ce qui suit s’appelle l’enfer… Pénombre trouée par un faisceau lumineux, air asphyxié par la fumée des coups de feu, pieds de tabouret pulvérisés, bris de verre en apesanteur, salves fatales sur des corps en mouvement… L’esthétique du chaos au service d’une chorégraphie qui confine au sublime.

Cette explosion de bruit et de fureur ne serait rien sans une bonne histoire, sans la tragédie qui se noue autour de Terry Noonan (Sean Penn). Après plusieurs années d’absence, ce rejeton de Hell’s Kitchen est enfin de retour à New York. À la « taverne de l’enfer », là où les Irishmen cuvent et se bastonnent, il retrouve son vieux pote Jackie Flannery (Gary Oldman) et la sœur de celui-ci, Kathleen (Robin Wright), la seule femme qu’il ait jamais aimée. L’aîné de la fratrie, Frankie Flannery (Ed Harris), une figure du grand banditisme local, offre à Terry l’opportunité de bosser pour la « famille ». Mais il ne se doute pas encore que cette nouvelle recrue est en réalité un flic infiltré… Il espérait pouvoir rattraper le temps perdu et connaître l’état de grâce. Il pensait redevenir un gamin insouciant et refaire les mêmes conneries. Il se croyait capable de trahir ses amis et d’oublier son passé, son quartier, son amour d’enfance. Tiraillé entre son devoir et ses racines, entre ce qu’il a été et ce qu’il ne sera plus, Terry Noonan s’est lui aussi « couché de bonne heure », à l’instar du héros proustien d’Il était une fois en Amérique. Le jeune paumé de la « cuisine du diable » et le truand vieillissant hanté par ses souvenirs ont fait le même rêve : rester des mômes pour tromper la mort. Voler tel un ange de la nuit ou lâcher un sourire dans une fumerie d’opium ne protègent ni des réveils qui tourmentent ni des crépuscules qui flétrissent…

La parenté entre l’œuvre de Joanou et celle de Leone n’est pas seulement thématique, elle est aussi musicale. Sur des notes de nostalgie désabusée, l’inimitable Ennio Morricone réussit encore une fois à nous étreindre le palpitant et à stimuler nos écoutilles. La colonna sonora du maestro invite à déceler la beauté qui s’immisce parmi les aspérités d’une ville en pleine mutation. Quelques années avant que le maire Giuliani n’applique sa fameuse tolérance zéro, State of Grace évoque déjà le cas de ces ghettos new-yorkais vidés de toute misère et appelés à devenir des lieux branchés. Une fois décapée, dégraissée, décrottée, la « zone » peut enfin accueillir une population plus « acceptable » aux yeux des touristes. La gentrification est en marche et les injustices sociales qui vont avec. Le monde dans lequel Terry et Jackie ont fait les quatre cents coups a changé. Celui qui vient ne leur laisse plus aucune place. La cuisine de l’enfer ne sera bientôt plus qu’une table au paradis, nouveau Disneyland colonisé par les restos gastronomiques et les lounge-bars pour bobos. Les plus démunis seront alors ensevelis sous les gravats, triste sort qui attend certainement ce vieillard rongé par la solitude et convoité par la faucheuse (un rôle tenu le temps d’une séquence par Burgess Meredith, la même année que son émouvante contribution à Rocky 5). La photo majestueuse de Jordan Cronenweth (Blade Runner, tout s’explique) donne parfois à ces ténèbres urbaines des allures de film noir expressionniste. C’est beau une ville la nuit.

Portrait d’une cité sauvagement liftée et d’une génération piégée à l’intérieur, Les Anges de la nuit demeure encore à ce jour le magnum opus de Phil Joanou. À même pas trente berges, le jeune cinéaste se montre particulièrement inspiré par ce polar empreint de fatalisme et de mélancolie. Le classicisme (pour ne pas dire le soin ou l’élégance) de la mise en scène trahit même chez lui une forme de maturité, alors qu’il s’agit seulement de son deuxième film (après sa teen comedy à (re)découvrir Trois heures, l’heure du crime, 1987). Les cinq autres longs de sa discrète filmo n’ont malheureusement pas le même éclat (notons que, durant sa carrière, le bonhomme en a aussi profité pour emballer plusieurs épisodes de série TV, des courts, des clips et même un doc sur U2). Passe encore son thriller psychanalytique avec la fantasmatique Kim Basinger (Sang chaud pour meurtre de sang-froid, 1992), son adaptation de James Lee Burke avec Alec Baldwin en Dave Robicheaux (Vengeance Froide, 1996) ou encore son incursion dans le cinoche indé aux côtés de Stephen Dorff et Judith Godrèche (Entropy, 1999). Mais difficile, en revanche, de débusquer le moindre style, de dénicher une once point de vue dans des panouilles telles que Rédemption (2006, un véhicule à la gloire de The Rock) et The Veil (2016, une production Blumhouse avec Jessica Alba). Aujourd’hui, le réalisateur semble avoir baissé les bras, faute d’étincelles au box-office. Pas assez rentable pour Hollywood. En son temps, même Les Anges de la nuit n’est pas parvenu à attirer les foules. Le talent ne paie pas toujours. Faut dire que le film a été distribué n’importe comment par une Orion Pictures au bord de la faillite. Et que d’autres magnifiques « gangster movies » lui ont fait de l’ombre en cette année 1990 : Les Affranchis, The King of New York, Miller’s Crossing, Le Parrain 3. Pas de bol. Pourtant, State of Grace est de la même trempe.

La preuve : seuls les grands films s’enorgueillissent d’un tel casting. Après s’être comporté comme un chien enragé face à Christopher Walken, avoir défendu les couleurs agressives et brûlantes de Dennis Hopper, commis les pires outrages pour Brian De Palma, Sean Penn est en pleine ascension lorsqu’il endosse le rôle de Terry Noonan. Jamais effrayé à l’idée de se retrouver dans une impasse, de gravir la dernière marche ou de traverser la rivière mystique, l’acteur n’a pas son pareil pour habiter des personnages torturés, fiévreux, sur le fil du rasoir. Idem pour Gary Oldman, chien fou imprévisible et fripouille attachante. Avant Les Anges de la nuit, il a été Sid Vicious. Après, il sera Lee Harvey Oswald (chez Oliver Stone), Dracula (pour les lèvres rouges de Winona), Beethoven (pas le Saint-Bernard, le compositeur) et un Roméo hémorragique malmené par une foudroyante Lena Olin (le veinard). Jojo n’y est probablement pas pour rien… En 1990, Ed Harris a déjà l’étoffe d’un héros. Même les abysses cameronniens ne lui ont pas fait boire la tasse. Ce qui ne l’a pas tué, l’a rendu plus fort. Ici, le futur Shérif Jackson en impose un max, manie la duplicité de Frankie Flannery avec une habileté méphistophélique. Un seul de ses regards ferait chier dans son froc « La Montagne » de Game of Thrones. C’est dire. Quant à Robin Wright, la so lovely Princess Bride rescapée de Santa Barbara, elle débute là une carrière incassable. Devant la caméra de Phil Joanou, la blonde céleste incarne ce mirage que ne peuvent enlacer ceux qui ont fait le choix des armes. Certains anges ne montent jamais au ciel.

State of Grace. De Phil Joanou. États-Unis/Royaume-Uni. 1990. 2h14. Avec : Sean Penn, Ed Harris, Gary Oldman…

LES CHAUSSONS ROUGES : a matter of life and dance

« Le ballet Les Chaussons Rouges est inspiré d’un conte de fée d’Andersen. C’est l’histoire d’une jeune fille qui est dévorée par l’envie d’aller au bal avec une paire de souliers rouges. Son désir se réalise. Elle se rend au bal et y prend un grand plaisir. Au milieu de la nuit, se sentant fatiguée, elle décide de rentrer chez elle. Mais les souliers rouges ne sont pas fatigués. En fait, les souliers rouges sont infatigables. Ils obligent la jeune fille à danser dans la rue, ils la contraignent à danser à travers monts et vallées, à travers champs et forêts, au long des jours et des nuits… Le temps poursuit sa marche. L’amour passe. La vie, elle aussi, passe… Mais les souliers rouges dansent toujours. » Voilà comment Boris Lermontov (Anton Walbrook), l’influent directeur de la troupe de Covent Garden, présente son nouveau projet à Julian Craster (Marius Goring), un aspirant compositeur. Dans les coulisses, la jeune et ambitieuse Victoria Page (Moira Shearer) s’apprête à enfiler les fameux chaussons rouges et à devenir une danseuse étoile d’exception. Pour le meilleur mais aussi pour le pire, puisque l’amour viendra contrarier cette success story…

Boris Lermontov : « Pourquoi voulez-vous danser ? »

Victoria Page : « Pourquoi voulez-vous vivre ? »

« Le plus beau film en Technicolor. Une vision jamais égalée » selon Martin Scorsese. « Le film parfait » d’après Brian De Palma. Pour Francis Ford Coppola, c’est « le seul film à voir avant de mourir ». Impossible de leur donner tort tant Les Chaussons Rouges continue – plus de soixante-dix ans après sa sortie – de plonger les spectateurs dans un état d’émerveillement indescriptible. (Re)voir en 2020 ce chef-d’œuvre de 1948 montre à quel point son avant-gardisme l’a rendu intemporel. Ce spectacle céleste se regarde (et se vit) avec les mirettes en transe, les sens en effervescence, l’esprit en flamme. Et dire que ce coup de maître déjà définitif ne constitue même pas le seul monument érigé par les réalisateurs, scénaristes et producteurs Michael Powell et Emeric Pressburger…

En 1947, les British ont mis au monde l’impressionnant Black Narcissus, un tour de force fichtrement audacieux (pulsions sexuelles chez des nonnes en mission aux confins du Népal). Et ce n’est pas tout. L’humanité leur doit aussi d’autres classiques novateurs tels que Le Voleur de Bagdad (1940), Colonel Blimp (1943), Une Question de vie ou de mort (1946) ou encore Les Contes d’Hoffmann (1951). À l’orée des sixties, Powell (en solo) a même planté les graines du giallo et du slasher avec le séminal Le Voyeur (et anticipé par la même occasion l’avènement de l’horreur moderne, aux côtés du Psychose d’Hitchcock). Sans la contribution capitale de ces gars-là, le 7ème art ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Pour vous le prouver, inutile de faire un inventaire. Un titre suffit : Les Chaussons Rouges. Mieux que ça, ne perdez pas votre temps à me lire et foncez sur le replay d’Arte pour en mater la version restaurée. Ou alors ressortez votre galette éditée par Carlotta.

Vous êtes toujours là ? Reprenons. Pour dire combien The Red Shoes est unique, on pourrait, dans un premier temps, se contenter d’évoquer la forme. Le procédé Technicolor semble avoir été inventé pour ce film. Les couleurs forment une constellation chromatique où chaque teinte s’embrase pour définir le mot « flamboyance » (les rouges, les bleus, les jaunes, les noirs vibrent comme jamais). La photographie de Jack Cardiff (un grand monsieur déjà à l’œuvre sur Le Narcisse Noir et sur tant d’autres merveilles) enrobe les images d’une chair éclatante, leur donne une épaisseur comme seule l’argentique peut le faire. Ces aspects techniques complètement baroques s’intègrent à l’ensemble de manière naturelle et offrent au réalisme son indispensable part de magie. Chaque plan s’impose comme une évidence et recèle en même temps la plus irrésistible des féeries (Victoria sort de sa nuit bleutée, ouvre la porte de sa chambre et découvre Julian sur son piano, enlacé par des lumières mordorées…). Chaque cadre trahit un soin maniaque et stupéfie par ce qu’il exprime (les gros plans – puissants, inattendus, poignants – traduisent en quelques secondes le feu consumant les protagonistes et nous terrassent littéralement). Les prises de vues tournées en intérieur (dans les fameux studios anglais de Pinewood) comme en extérieur (Londres, Paris, Monaco) témoignent d’une direction artistique foisonnante. Les talents conjugués de toute une équipe (les meilleurs sont responsables des décors, costumes et accessoires, et ça se voit) et la maestria des deux cinéastes permettent également de capter au mieux le fourmillement créatif agitant la compagnie Lermontov (sans rien rater non plus de la guerre des égos propre à ce milieu ou de la mainmise du fric sur l’art…).

Fricotant sans cesse avec divers sortilèges graphiques, Les Chaussons Rouges finit à mi-parcours par s’abandonner à ses penchants fantasmagoriques. Le temps d’une parenthèse enchantée de près d’un quart d’heure, le ballet du titre est enfin représenté sur scène. Et là, mesdames et messieurs, préparez-vous à avoir le souffle coupé, à rester bouche bée, à frissonner de l’échine. Votre existence de cinéphage ne peut avoir de sens si vous n’avez jamais vu ÇA ! Sans crier gare, Powell et Pressburger s’autorisent une envolée extradiégétique et s’affranchissent de la réalité pour mieux capturer la transcendance de leur héroïne. Victoria Page semble possédée par ses souliers rouges, se confond avec le conte d’Andersen au point d’oublier qui elle est. La danseuse s’immerge dans un autre monde et en pénètre d’autres, change de décor en abolissant toutes les frontières. Poussée par une frénésie tourbillonnante, elle virevolte comme si sa vie en dépendait, se laisse emporter par ses pirouettes. Il faut la voir défier la pesanteur à force d’entrechats aériens, échanger quelques bonds avec un homme en papier journal, échapper aux griffes d’une ombre expressionniste… Les trouvailles s’enchaînent pour créer des illusions toutes plus extraordinaires les unes que les autres, que ce soit ces murs peints illuminant l’arrière-plan (un job bluffant signé Hein Heckroth), ces trucages optiques dignes d’un tour de prestidigitation (surimpression, transparence), ces costumes sortant du plus envoûtant des cauchemars (cf. les simili-momies qui fondent sur Victoria)… Un feu d’artifice – totalement délirant, proprement sidérant, absolument étourdissant – chorégraphié par deux authentiques danseurs (et acteurs du film) : Robert Helpmann et Léonide Massine.

Dans Les Chaussons Rouges, les fulgurances visuelles ne sont pas les seules à exploser de toute part. Il y a aussi les émotions et les pensées qui,  par leur radicalité, détruisent tout sur leur passage. Car pour le tyrannique Lermontov, l’art exige tous les sacrifices, n’autorise aucune concession et requiert un engagement sans limite. Il faut tout lui donner, ne faire qu’un avec lui. C’est seulement à cette condition que l’on peut atteindre la perfection. Refoulant ses sentiments pour Victoria, Boris Lermontov applique d’abord ses principes à lui-même et ne peut tolérer que ses danseuses gâchent leur talent dans une relation conjugale (le mariage ne précipite-t-il pas la fin de leur carrière ?). L’art est tout, on ne peut le partager avec la banalité du quotidien, on ne peut avoir deux vies. Tel est le cruel dilemme qui ébranle la miss Page et achève d’assombrir le triangle amoureux complété par Craster (doué dans sa discipline mais aveuglé par la réussite) et Lermontov (complexe et inébranlable cœur solitaire). À ce titre, le grand final concocté par les auteurs de La Renarde nous laisse carrément sous le choc et résonne tragiquement avec le récit imaginé par Hans Christian Andersen. Pas de happy end ici mais un dénouement osé jusqu’au sublime. Liberté, inventivité, somptuosité : la marque de fabrique de Michael Powell et Emeric Pressburger…

À l’instar de la mise en scène et de l’écriture, les performances du casting relèvent du travail d’orfèvre. L’écrasant Anton Walbrook (le roi Louis Ier de Bavière dans Lola Montès de Max Ophuls) campe avec autorité et subtilité un personnage insaisissable et obsessionnel. Et que dire de la candide et habitée Moira Shearer, si ce n’est que sa rousseur resplendissante demeure la plus belle couleur du film ? Danseuse classique à la ville comme à l’écran, cette Écossaise au teint de porcelaine provoque aussi bien l’éblouissement que l’évanouissement. Tout comme dans Les Contes d’Hoffmann (une autre danse qui ne se refuse pas), la grâce de cette Vénus en tutu dépasse l’entendement. C’est bien simple, elle n’a plus rien de terrestre et vient certainement d’ailleurs : elle est cosmique.

Joignant l’imaginaire au réel, l’ombre à la lumière, la passion à la destruction, l’amour à la mort, Les Chaussons Rouges poursuit inlassablement son entreprise de fascination, génération après génération; et n’est pas prêt de quitter la voie lactée dans laquelle l’a propulsé le génie stratosphérique du duo Powell/Pressburger. Depuis, seul Dario Argento est parvenu à faire aussi fou avec Suspiria, une autre expérience esthétique et sensitive foudroyante, une autre histoire de danse qui renoua d’ailleurs en son temps avec les fastes du Technicolor…

The Red Shoes. De Michael Powell et Emeric Pressburger. Royaume-Uni. 1948. 2h10. Avec : Moira Shearer, Anton Walbrook, Marius Goring…

« I’m gonna dance the dream

And make the dream come true

She gotta dance, she gotta dance

And she can’t stop ’till them shoes come off

These shoes do, a kind of voodoo

They’re gonna make her dance ’till her legs fall off »

Kate Bush, extrait de The Red Shoes (1993)

CAROL : le secret magnifique

C’est un amour d’hiver qui n’a rien d’éphémère et défie le New York corseté des 50’s. C’est un regard qui en croise un autre dans un grand magasin de jouets alors que les fêtes de fin d’année approchent. C’est une rencontre qui scelle le destin de deux femmes amenées à se faire une promesse et à se confondre dans les mêmes larmes. Therese Belivet (Rooney Mara), vendeuse de Manhattan douée avec un appareil photo, et Carol Aird (Cate Blanchett), bourgeoise du New Jersey en instance de divorce, partagent un secret. Un secret magnifique menacé par le regard des autres et les pressions d’une société pas encore prête à tolérer toutes les différences… Quand une liaison « interdite » bouscule les normes en vigueur : un thème qui n’est pas étranger à Todd Haynes puisqu’il se retrouve déjà au centre de son Loin du Paradis (2002). Dans ce drame qui fait du cinéaste le digne héritier de Douglas Sirk, une desperate housewife (Julianne Moore) découvre l’homosexualité de son mari (Dennis Quaid) et se retrouve honnie pour s’être liée d’amitié avec son jardinier noir (Dennis Haysbert). L’histoire se déroule aussi dans l’Amérique des années 1950, ce qui n’aide pas à être libre de ses sentiments… Également dirigée par Haynes et se situant cette fois-ci durant la Grande Dépression, la mini-série Mildred Pierce (2011) fait quant à elle le portrait d’une femme (Kate Winslet) devant mener de front sa vie professionnelle et personnelle, tout en s’opposant à son égoïste et perfide de fille (Evan Rachel Wood). Dans ces deux œuvres, comme dans Carol, être soi-même devient un combat que le puritanisme ambiant transforme en fardeau…

Adapté d’un roman paru en 1952 et signé Patricia Highsmith, Carol évoque le cas d’une « double peine ». En ces temps où les « Mad Men » dominent, naître femme n’a déjà rien d’une sinécure. Mais être en plus une descendante de Sappho, la poétesse de Lesbos (« Plus belle que Vénus se dressant sur le monde ! » écrivait Baudelaire), fait de vous une véritable paria. Se battant pour la garde de sa fille, Carol subit à la fois le chantage d’un conjoint entêté et se voit reprocher sa prétendue « amoralité » par les avocats de ce dernier. Therese, elle, traîne avec un petit copain peu au fait de ce qu’elle ressent et de ses aspirations réelles. Les protagonistes du film de l’auteur de Safe (celui avec Julianne Moore, pas le B avec Statham) ne restent pas à la place qu’on leur assigne et bravent le qu’en-dira-t-on. Pour faire face au diktat du conformisme, les deux amantes s’opposent à l’illusion d’un bonheur aussi factice que ce train électrique tournant inlassablement en rond. L’American way of life est un simulacre transformant chacune et chacun en automate, en pantin, en poupée identique à celle que vend Therese dans sa boutique. Noël et ses injonctions à (sur)consommer et à se farcir une famille davantage préoccupée par les traditions que par vous, deviennent alors le symbole de toute cette hypocrisie. Une hypocrisie aliénante pour celles qui refusent de rentrer dans les cases. Face à cela, Carol doit faire un choix : reprendre sa place de mère de famille ou brûler pour Therese au risque de se consumer elle-même ? Mourir à petit feu en faisant semblant de vivre ou ressusciter par la grâce d’une union miraculeuse ? Se trahir pour sauver les apparences ou envoyer celles-ci se faire foutre ? Sans doute n’existe-t-il pas de passion sans sacrifice…

Cette réalité qui impose le plus cruel des dilemmes se traduit à l’écran par deux héroïnes souvent isolées et enfermées, comme si elles étaient captives de leurs désirs contrariés. Installée sur la banquette arrière d’une bagnole, Therese semble ailleurs, le regard rivé vers l’extérieur, espérant y apercevoir parmi la foule la silhouette de l’être aimé. Vu de dehors, son visage – en partie masqué par la buée et les gouttes de pluie sur la vitre – ressemble à celui d’un spectre… Plus loin, le palais de justice que fixe Carol à travers une grande fenêtre donne une signification toute particulière à l’expression « plafond de verre »… Entre ces nanas éprises l’une de l’autre mais semblant toujours séparées par quelque chose ou quelqu’un, se loge un reflet, ou plutôt un miroir qui capture une vérité que la « bonne société » étouffe. Vérité également présente dans les clichés pris par Therese, l’objectif de son appareil exprimant son vœu le plus cher et faisant de son book en gestation une sorte de journal intime… Dans Carol, Todd Haynes fait preuve d’une virtuosité discrète mais évidente. Le travail de son chef op Ed Lachman (déjà à l’œuvre sur Loin du Paradis et Mildred Pierce, mais aussi sur le Virgin Suicides de Sofia Coppola) s’avère tout bonnement somptueux (couleurs harmonieusement agencées, grain délicatement perceptible à l’image et clins d’œil esthétiques à d’illustres photographes comme Vivian Maier et Saul Leiter). La mise en scène se montre attentive à la moindre posture (voir ce plan où Therese, assise au restaurant, est filmée de dos comme pour souligner que son destin lui échappe) et au geste le plus anodin (Carol posant sa main sur l’épaule de Therese : un contact qui témoigne autant d’un rapprochement que d’un possible adieu).

Mais le flamboiement ultime est atteint avec les contributions de Cate Blanchett et Rooney Mara. La première mêle magnifiquement distinction et doute, laisse subtilement quelques fêlures transpercer sa force de caractère, avec en prime la classe éternelle des Garbo, Harlow, Dietrich. La seconde, d’une beauté céleste à faire pâlir les anges, allie merveilleusement délicatesse et timidité, donne envie de s’émanciper à travers les arts et de tout risquer afin de pouvoir vivre selon ses choix. Le duo distille une émotion à fleur de peau, filtre ses sentiments avec pudeur avant que ceux-ci n’implosent face à l’ardeur des sens. Totalement « in the mood for love », Blanchett et Mara esquivent de peu les ténèbres dans lesquelles s’abandonnent Naomi Watts et Laura Harring dans Mulholland Drive (l’amour est parfois la plus impitoyable des illusions). Se dérobent aux manigances sulfureuses de Gina Gershon et Jennifer Tilly dans Bound ou au fétichisme fantasmagorique de Sidse Babett Knudsen et Chiara D’Anna dans The Duke of Burgundy. Mais veulent briser les règles établies et aller à l’encontre des traditions à l’instar de Rachel McAdams et Rachel Weisz dans Désobéissance ou de Cécile de France et Izïa Higelin dans La Belle Saison. Et finissent par étreindre la lumière pour qu’elle ne s’éteigne jamais, comme s’épuisent à le faire Julija Steponaityte et Aistė Diržiūtė dans Summer… Étreindre la lumière. Une chimère qui se paye au prix le plus fort. Pour s’en approcher, il faut accepter de s’en prendre plein la gueule. Ces frangines de cinoche ne le savent que trop bien. Tel est l’enseignement que l’on pourrait tirer de ce majestueux et chavirant mélo qu’est Carol.

Carol. De Todd Haynes. Royaume-Unis/États-Unis. 2015. 1h58. Avec : Cate Blanchett, Rooney Mara, Sarah Paulson…

LA MAISON DES DAMNÉS : entrez si vous osez !

Voilà un film qui nous venge des déjections télévisuelles de Stéphane Plaza. Ici, pas de baraque à vendre, de déco à refaire ou de temps de cerveau disponible pour l’immortelle connerie de la pub. La maison des damnés n’est pas franchement accueillante, chaleureuse. Elle ne se loue pas sur Airbnb. Elle dévore les âmes. Et pour cause, le maître des lieux, Emeric Belasco, était un véritable psychopathe, un ennemi du genre humain. « Était » parce qu’il ne devrait plus être de ce monde depuis des lustres. À moins que… Supposée hantée, « Hell House » est néanmoins rachetée par un obscur vieillard plein aux as. Celui-ci a une idée derrière la tête : prouver qu’il existe une vie après la mort. Pour cela, il embauche le docteur Barrett (Clive Revill), un physicien secondé par son épouse Ann (Gayle Hunnicutt). Sans oublier, Florence Tanner (Pamela Franklin) et Ben Fischer (Roddy McDowall), deux extralucides. Une fois sur place, le quatuor a une semaine pour mener à bien ses expériences et livrer ses conclusions. Mais sept jours en enfer, c’est long, très long…

À l’origine de La Maison des damnés, on trouve un bouquin de 1971 intitulé Hell House et pondu par l’immense Richard Matheson (il faut lire et relire jusqu’à l’usure des yeux, Je suis une légende ou Le Jeune homme, la mort et le temps, la love story la plus poignante jamais écrite). En tant que scénariste, le romancier participe durant les 60’s au cycle Poe mis en scène par Roger Corman et produit par le duo Samuel Z. Arkoff/James H. Nicholson via leur société American International Pictures. Toujours en cette année 1971, Nicholson se sépare d’Arkoff et se lance dans une carrière solo avec deux nouveaux projets : l’adaptation par Matheson lui-même de Hell House et le vrombissant Larry le dingue, Mary la garce. Deux films signés John Hough, également auteur d’un fabuleux Hammer érotico-vampirique : Les sévices de Dracula (avec, au générique, les non moins fabuleuses jumelles Collinson). Malheureusement, James H. Nicholson décède prématurément le 10 décembre 1972 et ne verra pas ses ultimes productions sortir dans les salles…

The Legend of Hell House n’aurait certainement jamais vu le jour sans La Maison du diable (1963), monument du genre dans lequel les fantômes de l’inconscient déclenchent une terreur indicible. Si le film de Hough possède le même argument scénaristique que le chef-d’œuvre de Wise (des personnes s’enferment dans une étrange bâtisse pour nourrir la recherche parapsychologique) et illustre à son tour l’opposition entre science et croyance, il en profite aussi pour exploiter la trouille psychanalytique chère à son aîné. Ainsi, la présumée frustration sexuelle de Madame Barrett la transforme en nympho à la nuit tombée tandis que la folie perverse de Belasco puise sa source dans un secret dévoilé lors du twist final. Pour le reste, La Maison des damnés se montre moins subtil et ambigu que son glorieux modèle (la présence d’un spectre malveillant ne fait ici aucun doute) mais se rattrape en faisant preuve d’un art consommé de la suggestion (ce qui, par ailleurs, jure quelque peu avec sa source littéraire, plus démonstrative), tout en laissant la violence graphique s’exprimer le temps de deux ou trois plans marquants.

Alors que La Nuit des morts-vivants et Rosemary’s baby révolutionnent l’horreur à la fin des sixties, The Legend of Hell House ne tourne pas encore le dos à l’épouvante old school. S’inscrivant dans une tradition gothique hammerienne (ses décors et ses trucages à l’ancienne en attestent), le long-métrage trahit pourtant sa modernité à plusieurs reprises et ce sans paraître aussi débridé que d’autres péloches british des 70’s (un exemple ? Le foufou Horror Hospital d’Antony Balch). Formellement, la participation de Hough et du chef op Alan Hume au visionnaire et inventif  Chapeau melon et bottes de cuir se fait sentir : gros plan, contre-plongée, grand angle, caméra tournant sur son axe… À ce dynamisme visuel s’ajoute un avant-gardisme sonore dû aux expérimentations électroniques de Brian Hodgson et Delia Derbyshire (une pionnière en la matière à qui l’on doit le générique de Doctor Who). Leurs bruitages concourent grandement à rendre l’atmosphère plus délétère, pernicieuse, malsaine.

En corroborant la véracité des phénomènes surnaturels relatés par le long-métrage, le texte introductif de Tom Corbett, un authentique médium, contribue aussi à distiller le malaise. Une manière de crédibiliser les événements, de faire comme si le cauchemar était réel, à l’image de la date et de l’heure s’affichant à l’écran à mesure que le temps passe… Autre particularité de La Maison des damnés : la proximité qu’il entretient avec deux futurs classiques. Le premier n’est autre que L’Exorciste (1973) dont on retrouve ici un exemple de possession vocale (au cours d’une séance de spiritisme, la voix du « malin » remplace celle de Pamela Franklin). Le second, le plus tardif L’Emprise (1981), voit son climax débouler avec huit ans d’avance (une machine tente de neutraliser l’énergie de l’entité hostile). Pas mal pour un film de hantise auquel on ne pense pas souvent mais qui ne manque pourtant pas d’atouts. L’acquisition du dvd de La Maison des damnés (BQHL éditions), proposé en pack avec le Mad Movies de juin dernier, s’avère donc plus que recommandable.

The Legend of Hell House. De John Hough. Royaume-Uni. 1973. 1h33. Avec : Pamela Franklin, Roddy McDowall, Gayle Hunnicutt…

LA FAVORITE et MARIE STUART, REINE D’ÉCOSSE : reines dans l’arène

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Dans une aristocratie où le pouvoir échoit tout naturellement aux hommes, être une reine n’est pas toujours enviable. Vous avez beau jouir de privilèges que le commun des mortelles n’aura jamais, donner des ordres que vos sujets exécutent dans la seconde, être à l’abri du besoin et baigner dans le luxe, vous vous rendez bien compte qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Des conseillers envahissants prennent les décisions à votre place, des courtisans feignent leur admiration et manient l’hypocrisie avec dextérité, des intrigants chuchotent dans les ténèbres et envisagent de vous poignarder dans le dos. Le palais royal est une prison dorée dans laquelle vous servez un système phallocrate. Une reine ne sera jamais un roi. Vous pensiez faire partie des dominants mais au fond vous n’êtes qu’une dominée. Le monde vous entoure mais vous êtes seule et finirez comme telle. Ne vous plaignez pas : vous pourriez aussi avoir la tête tranchée.

À l’académisme souvent associé au film historique, Yórgos Lánthimos préfère le petit pas de côté. Avec La Favorite, le réalisateur de The Lobster capte toute l’absurdité d’un monde féroce, celui de la cour et de ses usages. Si rire devient tentant lorsque l’on assiste à une course de canards entre nobliaux, cette tentation s’estompe radicalement devant l’humiliation d’un bouffon à oilpé sur lequel on bombarde des oranges. Chez les monarques, le ridicule ne tue pas celui qui se montre comme tel mais celui qui en est la cible (ridicule comme le titre de cet autre jeu de massacre orchestré par Patrice Leconte). Avilir celles et ceux que l’on considère comme socialement inférieures est un sport comme un autre. En racontant la guerre que se livre Lady Sarah (Rachel Weisz) et Abigail Hill (Emma Stone) pour être la chouchoute de la reine Anne d’Angleterre (Olivia Colman), La Favorite fait s’entrechoquer ces deux milieux, celui des bafoueuses et des bafouées. L’ironie étant que, parmi cette élite dégénérée, les rôles peuvent s’inverser en moins de temps qu’il n’en faut pour remettre sa perruque d’aristo. Tout est donc une question de réputation. Réputation qu’il faut garder intacte en trichant, conspirant et en faisant un max de courbettes. La couronne se révèle ainsi comme une société du masque où tous les coups sont permis.

Cette réalité ubuesque et d’une sauvagerie qui ne dit pas son nom, Lánthimos l’aborde donc avec un léger décalage, une certaine distance lui permettant d’installer son dispositif de mise en scène. L’utilisation de l’objectif grand angle (ou fisheye), procédé venant déformer les perspectives, impose d’emblée une atmosphère singulière. Ces distorsions de l’image font remonter à la surface les névroses qui se terrent au plus profond des personnages, pratique qui n’est pas sans rappeler celle des œuvres de l’expressionnisme allemand (à la différence près que chez Wiene, Murnau ou Lang, ce sont surtout les décors qui trahissent l’état mental des protagonistes). Pour autant, La Favorite ne serait pas aussi formellement abouti sans ses éclairages en lumière naturelle et ses séquences nocturnes tournées à la chandelle (franchement, c’est de toute beauté). Un tour de force technique qu’on avait pas vu depuis le monumental Barry Lyndon de Stanley Kubrick… Une photo sans artifice ostentatoire qui ne détonne en rien avec l’œil contemporain d’un cinéaste frayant parfois avec l’anachronisme (cf. l’hilarante chorégraphie d’une danse peu orthodoxe).

Heureusement, le long-métrage ne tombe jamais dans le post-modernisme vain et chichiteux du Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Il y a de la substance dans cette histoire, du tragique derrière le comique, de la mélancolie derrière la bizarrerie. Au fur et à mesure que se dessine la rivalité entre Lady Sarah (la confidente de la reine Anne) et Abigail Hill (la servante convoitant la place de la première), un triangle amoureux perfide et sans issue se forme et se déforme. D’abord montrée comme une gamine capricieuse et hystérique, Sa Majesté prend un visage beaucoup plus sombre lorsqu’elle évoque ses dix-sept grossesses, toutes conclues par la mort du nouveau-né. Une souveraine sans héritière, manipulée par ses amantes, l’une lui imposant ses choix politiques, l’autre simulant ses sentiments pour rentrer dans le cercle fermé des nantis. Mais n’allez pas croire que les membres de ce trio infernal se figent dans la caricature et le schématisme. Leur caractérisation se drape de différentes couleurs, bénéficie d’une écriture subtile et nuancée, ce qui apporte une légitimité aux actes les plus inavouables de chacune.

Une profondeur que l’on doit aussi beaucoup à ses trois comédiennes. Olivia Colman parvient à faire ressortir toute l’humanité et la complexité de cette reine fragile, pathétique, trompée, brisée, en quête d’un amour que sa position et ses responsabilités rendent impossibles (entre exubérance et dépression, prise de poids et déchéance physique, la performance de l’Elizabeth II de la série The Crown est vraiment remarquable). À travers la froideur calculatrice de Lady Sarah, Rachel Weisz fait preuve d’une belle autorité, se montre redoutable, avec en prime une classe digne des plus grandes (qu’elle flingue des pigeons avec son tromblon ou son entourage avec des mots, Rachel tue et ce dans tous les sens du terme). En arriviste prête à renoncer à toute éthique pour parvenir à ses fins, Emma Stone donne à la fourberie d’Abigail Hill une irrésistible touche de candeur, mais surtout elle épate, elle pétille, elle flamboie (sans oublier ce teint de porcelaine qui, sur grand écran, devient presque érotique). Des actrices royales qui, à travers le regard sardonique, insolite et cruel de Lánthimos, donnent toute sa saveur à La Favorite.

Petit point historique et transition toute trouvée : la reine Anne (1665-1714) de La Favorite a été la dernière représentante de la maison Stuart à s’asseoir sur le trône british. Beaucoup plus connue, son aïeule Marie Stuart (1542-1587) se retrouve au centre d’un film plus classique dans son approche mais pas moins somptueux pour autant. Le premier long de Josie Rourke s’ouvre sur le retour en Écosse de ladite Marie Stuart (Saoirse Ronan), après un long séjour en France où elle a été l’épouse du défunt roi François II. Sur des terres dorénavant protestantes, cette reine catholique ne fait pas l’unanimité. Sa propre cousine, Élisabeth Iʳᵉ d’Angleterre (Margot Robbie), la voit également d’un mauvais œil et estime son règne menacé par cette nouvelle rivale… Dans Mary Queen of Scots, un chose est certaine : les gardiens de l’ordre établi ont peur des femmes ambitieuses. Les luttes intestines, les complots ourdis par les traîtres et les vociférations misogynes du pasteur John Knox (David Tennant, illuminé), prouvent que même une leader comme Marie Stuart ne peut être respectée et considérée à sa juste valeur. Telle est la punition pour celle qui ne brade pas son indépendance en se mariant avec n’importe qui, telle est la sentence pour celle qui ne se plie pas au rôle qu’on lui assigne, tel est le sort réservé à celle qui se choisit un destin exceptionnel.

L’angle adopté par la réalisatrice est volontairement moderne, progressiste, féministe. Une approche qui dépoussière le film d’époque, n’en déplaise aux profs d’Histoire du collège Hervé Vilard de Vaulx-en-Velin (restez cools les gars, et profitez du spectacle : tant que Hercule, Samson, Maciste et Ursus ne débarquent pas dans les Highlands, inutile d’hurler à la trahison). Ce nouvel éclairage permet surtout de rendre justice à un duo de femmes que les manuels scolaires ont tendance à figer dans le temps, à voir uniquement comme des silhouettes appartenant au passé. Pourtant, les deux héroïnes du film de Josie Rourke en disent long sur la société actuelle. Ce que confirme Saoirse Ronan sur le site de « Madame Figaro » : « […] ces femmes de pouvoir, deux reines qui gouvernaient sur une même île – un cas unique dans l’Histoire, je crois -, étaient confrontées au même patriarcat hostile que Theresa May ou Hillary Clinton, critiquées pour leurs tenues vestimentaires, par exemple. À l’ère post-MeToo, comme en 1500, ce qui compte, c’est de célébrer la trajectoire humaine de ces femmes inspirantes. » Loin de se soumettre à une quelconque mode, Mary Queen of Scots met en relief ce qu’il y a de plus universel, de plus fondamental et de plus fort dans ce récit où de grandes dames sont parvenues à laisser une trace dans la mémoire de ce monde.

Au processus d’invisibilisation et de dénigrement qui frappe celles qui ne se conforment pas aux diktats masculins, Rourke répond par la réhabilitation d’une figure souvent controversée et malmenée. Sa Marie Stuart est déterminée, valeureuse, audacieuse. Elle est intègre et n’a pas peur de mourir pour ses idéaux. Derrière la cheffe se cache aussi une femme s’interrogeant sur son propre corps et les plaisirs qu’il peut recevoir et donner (son mariage arrangé avec François II ne l’a guère satisfaite sexuellement. Mais de toute façon, le royaume en avait-il quelque chose à foutre du désir féminin ? Question rhétorique, bien évidemment). Quant à Élisabeth Iʳᵉ, elle nous apparaît comme tourmentée, mélancolique, étrangère à elle-même, fantôme déambulant parmi ses trop nombreux conseillers. Ce qui ne l’empêche pas de gouverner d’une main de fer, même si en réalité elle n’a pas d’autre choix que d’appliquer une politique entrant en conflit avec ses convictions. Prisonnières d’un système les ayant dressées l’une contre l’autre, les deux reines partagent en fait plus d’un point commun, chacune encaissant à sa manière les contrecoups de l’exercice du pouvoir. Au final, leur face-à-face va révéler une admiration réciproque qui, compte tenu du contexte, ne peut que s’achever dans le sang et les larmes.

La trajectoire de ces sœurs ennemies se croise lors d’un échange bref mais intense que ses deux têtes d’affiche élèvent jusqu’aux cieux. Si les panoramas écossais donnent envie de se (re)faire la série Outlander, si la musique grandiose de Max Richter parvient à saisir toute la beauté du sujet et le tumulte d’une époque, impossible de ne pas être ébloui par les prestations de Saoirse Ronan et Margot Robbie. Succédant à Cate Blanchett sous la couronne de la Queen Elizabeth (souvenez-vous du diptyque de Shekhar Kapur), l’Harley Quinn du foireux Suicide Squad n’a pas hésité à s’enlaidir pour l’occasion (faux-nez et peau du visage vérolée). Un choix qui s’avère payant, comme cela a été le cas pour Charlize Theron dans Monster. Quant à la Florence Ponting de Sur la plage de Chesil, nos yeux de simples mortels ne peuvent que se noyer d’émotion et d’admiration devant une performance aussi céleste. Sa sensibilité, son intelligence et sa prestance font de l’Irlandaise la plus extraordinaire des Marie Stuart. Avec elle, « Votre Majesté » est bien plus qu’une formule de politesse : Saoirse Ronan EST la majesté incarnée, celle qui transforme une performance exceptionnelle en chanson de geste. La preuve : moi qui ai déjà ployé le genou devant Daenerys Targaryen, je suis pourtant à deux doigts de changer de souveraine. Quitte à périr sous le feu des dragons.

The Favourite. De Yórgos Lánthimos. Royaume-Uni/Irlande/États-Unis. 2019. 2h00. Avec : Olivia Colman, Emma Stone, Rachel Weisz…

Mary Queen of Scots. De Josie Rourke. Royaume-Uni/États-Unis. 2019. 2h04. Avec : Saoirse Ronan, Margot Robbie, Guy Pearce…