LA FAVORITE et MARIE STUART, REINE D’ÉCOSSE : reines dans l’arène

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Dans une aristocratie où le pouvoir échoit tout naturellement aux hommes, être une reine n’est pas toujours enviable. Vous avez beau jouir de privilèges que le commun des mortelles n’aura jamais, donner des ordres que vos sujets exécutent dans la seconde, être à l’abri du besoin et baigner dans le luxe, vous vous rendez bien compte qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Des conseillers envahissants prennent les décisions à votre place, des courtisans feignent leur admiration et manient l’hypocrisie avec dextérité, des intrigants chuchotent dans les ténèbres et envisagent de vous poignarder dans le dos. Le palais royal est une prison dorée dans laquelle vous servez un système phallocrate. Une reine ne sera jamais un roi. Vous pensiez faire partie des dominants mais au fond vous n’êtes qu’une dominée. Le monde vous entoure mais vous êtes seule et finirez comme telle. Ne vous plaignez pas : vous pourriez aussi avoir la tête tranchée.

À l’académisme souvent associé au film historique, Yórgos Lánthimos préfère le petit pas de côté. Avec La Favorite, le réalisateur de The Lobster capte toute l’absurdité d’un monde féroce, celui de la cour et de ses usages. Si rire devient tentant lorsque l’on assiste à une course de canards entre nobliaux, cette tentation s’estompe radicalement devant l’humiliation d’un bouffon à oilpé sur lequel on bombarde des oranges. Chez les monarques, le ridicule ne tue pas celui qui se montre comme tel mais celui qui en est la cible (ridicule comme le titre de cet autre jeu de massacre orchestré par Patrice Leconte). Avilir celles et ceux que l’on considère comme socialement inférieures est un sport comme un autre. En racontant la guerre que se livre Lady Sarah (Rachel Weisz) et Abigail Hill (Emma Stone) pour être la chouchoute de la reine Anne d’Angleterre (Olivia Colman), La Favorite fait s’entrechoquer ces deux milieux, celui des bafoueuses et des bafouées. L’ironie étant que, parmi cette élite dégénérée, les rôles peuvent s’inverser en moins de temps qu’il n’en faut pour remettre sa perruque d’aristo. Tout est donc une question de réputation. Réputation qu’il faut garder intacte en trichant, conspirant et en faisant un max de courbettes. La couronne se révèle ainsi comme une société du masque où tous les coups sont permis.

Cette réalité ubuesque et d’une sauvagerie qui ne dit pas son nom, Lánthimos l’aborde donc avec un léger décalage, une certaine distance lui permettant d’installer son dispositif de mise en scène. L’utilisation de l’objectif grand angle (ou fisheye), procédé venant déformer les perspectives, impose d’emblée une atmosphère singulière. Ces distorsions de l’image font remonter à la surface les névroses qui se terrent au plus profond des personnages, pratique qui n’est pas sans rappeler celle des œuvres de l’expressionnisme allemand (à la différence près que chez Wiene, Murnau ou Lang, ce sont surtout les décors qui trahissent l’état mental des protagonistes). Pour autant, La Favorite ne serait pas aussi formellement abouti sans ses éclairages en lumière naturelle et ses séquences nocturnes tournées à la chandelle (franchement, c’est de toute beauté). Un tour de force technique qu’on avait pas vu depuis le monumental Barry Lyndon de Stanley Kubrick… Une photo sans artifice ostentatoire qui ne détonne en rien avec l’œil contemporain d’un cinéaste frayant parfois avec l’anachronisme (cf. l’hilarante chorégraphie d’une danse peu orthodoxe).

Heureusement, le long-métrage ne tombe jamais dans le post-modernisme vain et chichiteux du Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Il y a de la substance dans cette histoire, du tragique derrière le comique, de la mélancolie derrière la bizarrerie. Au fur et à mesure que se dessine la rivalité entre Lady Sarah (la confidente de la reine Anne) et Abigail Hill (la servante convoitant la place de la première), un triangle amoureux perfide et sans issue se forme et se déforme. D’abord montrée comme une gamine capricieuse et hystérique, Sa Majesté prend un visage beaucoup plus sombre lorsqu’elle évoque ses dix-sept grossesses, toutes conclues par la mort du nouveau-né. Une souveraine sans héritière, manipulée par ses amantes, l’une lui imposant ses choix politiques, l’autre simulant ses sentiments pour rentrer dans le cercle fermé des nantis. Mais n’allez pas croire que les membres de ce trio infernal se figent dans la caricature et le schématisme. Leur caractérisation se drape de différentes couleurs, bénéficie d’une écriture subtile et nuancée, ce qui apporte une légitimité aux actes les plus inavouables de chacune.

Une profondeur que l’on doit aussi beaucoup à ses trois comédiennes. Olivia Colman parvient à faire ressortir toute l’humanité et la complexité de cette reine fragile, pathétique, trompée, brisée, en quête d’un amour que sa position et ses responsabilités rendent impossibles (entre exubérance et dépression, prise de poids et déchéance physique, la performance de l’Elizabeth II de la série The Crown est vraiment remarquable). À travers la froideur calculatrice de Lady Sarah, Rachel Weisz fait preuve d’une belle autorité, se montre redoutable, avec en prime une classe digne des plus grandes (qu’elle flingue des pigeons avec son tromblon ou son entourage avec des mots, Rachel tue et ce dans tous les sens du terme). En arriviste prête à renoncer à toute éthique pour parvenir à ses fins, Emma Stone donne à la fourberie d’Abigail Hill une irrésistible touche de candeur, mais surtout elle épate, elle pétille, elle flamboie (sans oublier ce teint de porcelaine qui, sur grand écran, devient presque érotique). Des actrices royales qui, à travers le regard sardonique, insolite et cruel de Lánthimos, donnent toute sa saveur à La Favorite.

Petit point historique et transition toute trouvée : la reine Anne (1665-1714) de La Favorite a été la dernière représentante de la maison Stuart à s’asseoir sur le trône british. Beaucoup plus connue, son aïeule Marie Stuart (1542-1587) se retrouve au centre d’un film plus classique dans son approche mais pas moins somptueux pour autant. Le premier long de Josie Rourke s’ouvre sur le retour en Écosse de ladite Marie Stuart (Saoirse Ronan), après un long séjour en France où elle a été l’épouse du défunt roi François II. Sur des terres dorénavant protestantes, cette reine catholique ne fait pas l’unanimité. Sa propre cousine, Élisabeth Iʳᵉ d’Angleterre (Margot Robbie), la voit également d’un mauvais œil et estime son règne menacé par cette nouvelle rivale… Dans Mary Queen of Scots, un chose est certaine : les gardiens de l’ordre établi ont peur des femmes ambitieuses. Les luttes intestines, les complots ourdis par les traîtres et les vociférations misogynes du pasteur John Knox (David Tennant, illuminé), prouvent que même une leader comme Marie Stuart ne peut être respectée et considérée à sa juste valeur. Telle est la punition pour celle qui ne brade pas son indépendance en se mariant avec n’importe qui, telle est la sentence pour celle qui ne se plie pas au rôle qu’on lui assigne, tel est le sort réservé à celle qui se choisit un destin exceptionnel.

L’angle adopté par la réalisatrice est volontairement moderne, progressiste, féministe. Une approche qui dépoussière le film d’époque, n’en déplaise aux profs d’Histoire du collège Hervé Vilard de Vaulx-en-Velin (restez cools les gars, et profitez du spectacle : tant que Hercule, Samson, Maciste et Ursus ne débarquent pas dans les Highlands, inutile d’hurler à la trahison). Ce nouvel éclairage permet surtout de rendre justice à un duo de femmes que les manuels scolaires ont tendance à figer dans le temps, à voir uniquement comme des silhouettes appartenant au passé. Pourtant, les deux héroïnes du film de Josie Rourke en disent long sur la société actuelle. Ce que confirme Saoirse Ronan sur le site de « Madame Figaro » : « […] ces femmes de pouvoir, deux reines qui gouvernaient sur une même île – un cas unique dans l’Histoire, je crois -, étaient confrontées au même patriarcat hostile que Theresa May ou Hillary Clinton, critiquées pour leurs tenues vestimentaires, par exemple. À l’ère post-MeToo, comme en 1500, ce qui compte, c’est de célébrer la trajectoire humaine de ces femmes inspirantes. » Loin de se soumettre à une quelconque mode, Mary Queen of Scots met en relief ce qu’il y a de plus universel, de plus fondamental et de plus fort dans ce récit où de grandes dames sont parvenues à laisser une trace dans la mémoire de ce monde.

Au processus d’invisibilisation et de dénigrement qui frappe celles qui ne se conforment pas aux diktats masculins, Rourke répond par la réhabilitation d’une figure souvent controversée et malmenée. Sa Marie Stuart est déterminée, valeureuse, audacieuse. Elle est intègre et n’a pas peur de mourir pour ses idéaux. Derrière la cheffe se cache aussi une femme s’interrogeant sur son propre corps et les plaisirs qu’il peut recevoir et donner (son mariage arrangé avec François II ne l’a guère satisfaite sexuellement. Mais de toute façon, le royaume en avait-il quelque chose à foutre du désir féminin ? Question rhétorique, bien évidemment). Quant à Élisabeth Iʳᵉ, elle nous apparaît comme tourmentée, mélancolique, étrangère à elle-même, fantôme déambulant parmi ses trop nombreux conseillers. Ce qui ne l’empêche pas de gouverner d’une main de fer, même si en réalité elle n’a pas d’autre choix que d’appliquer une politique entrant en conflit avec ses convictions. Prisonnières d’un système les ayant dressées l’une contre l’autre, les deux reines partagent en fait plus d’un point commun, chacune encaissant à sa manière les contrecoups de l’exercice du pouvoir. Au final, leur face-à-face va révéler une admiration réciproque qui, compte tenu du contexte, ne peut que s’achever dans le sang et les larmes.

La trajectoire de ces sœurs ennemies se croise lors d’un échange bref mais intense que ses deux têtes d’affiche élèvent jusqu’aux cieux. Si les panoramas écossais donnent envie de se (re)faire la série Outlander, si la musique grandiose de Max Richter parvient à saisir toute la beauté du sujet et le tumulte d’une époque, impossible de ne pas être ébloui par les prestations de Saoirse Ronan et Margot Robbie. Succédant à Cate Blanchett sous la couronne de la Queen Elizabeth (souvenez-vous du diptyque de Shekhar Kapur), l’Harley Quinn du foireux Suicide Squad n’a pas hésité à s’enlaidir pour l’occasion (faux-nez et peau du visage vérolée). Un choix qui s’avère payant, comme cela a été le cas pour Charlize Theron dans Monster. Quant à la Florence Ponting de Sur la plage de Chesil, nos yeux de simples mortels ne peuvent que se noyer d’émotion et d’admiration devant une performance aussi céleste. Sa sensibilité, son intelligence et sa prestance font de l’Irlandaise la plus extraordinaire des Marie Stuart. Avec elle, « Votre Majesté » est bien plus qu’une formule de politesse : Saoirse Ronan EST la majesté incarnée, celle qui transforme une performance exceptionnelle en chanson de geste. La preuve : moi qui ai déjà ployé le genou devant Daenerys Targaryen, je suis pourtant à deux doigts de changer de souveraine. Quitte à périr sous le feu des dragons.

The Favourite. De Yórgos Lánthimos. Royaume-Uni/Irlande/États-Unis. 2019. 2h00. Avec : Olivia Colman, Emma Stone, Rachel Weisz…

Mary Queen of Scots. De Josie Rourke. Royaume-Uni/États-Unis. 2019. 2h04. Avec : Saoirse Ronan, Margot Robbie, Guy Pearce…