BENEDETTA : Virginie la défroquée

Thriller aussi tortueux que fascinant, faux « rape and revenge » déguisé en vrai satire chabrolienne, exercice de style grinçant dominé par une Huppert impériale, Elle (2016) a magistralement prouvé deux choses. 1/Que Paul Verhoeven n’a rien perdu de sa verve. 2/Qu’il a parfaitement su s’adapter à son nouvel environnement français. En réalité, il l’a carrément secoué, marquant au fer rouge le 7ème art hexagonal (les Pays-Bas et Hollywood se remettront-ils un jour de son passage ?). Aujourd’hui, Benedetta montre à son tour que le mordant, l’acuité et le culot de son auteur sont toujours intacts. Ce projet – 50% religion, 50% sexe, 100% Verhoeven – vient à point nommé pour dynamiter ces temps de politiquement correct, de cancel culture, de wokisme et d'(auto)censure tous azimuts. Car le réalisateur de RoboCop ne prend pas le spectateur pour un gland. Il le force à réfléchir, bouscule ses certitudes, heurte ses convictions. Bref, il le pousse à sortir de sa zone de confort. Dans un texte paru dans Charlie Hebdo (n° 34, 12 juillet 1971), Cavanna définissait l’humour comme « un coup de poing dans la gueule« . Il en va de même pour le cinéma de Paul Verhoeven, ce distributeur de mandales sans égal. Quand il cogne, il ne le fait jamais gratuitement. Choquer le bourgeois ou la Croisette ne l’intéresse pas. Le réduire à un simple provocateur n’a donc aucun sens… À l’instar du journal cité plus haut, l’œil acéré du Batave est plus que salutaire : il est essentiel au monde. Les pisse-vinaigres que cette liberté de ton offense peuvent aller se faire empapaouter au paradis.

Benedetta débute sous les meilleurs auspices. Des soudards échappés de La Chair et le Sang croisent la route de la toute jeune Benedetta Carlini, en partance avec ses parents pour le couvent des Théatines (situé à Pescia, en Toscane). Face aux menaces des malotrus, la gamine invoque la Sainte Vierge quand soudain… l’un des premiers se ramasse une fiente de piaf sur la figure ! D’entrée de jeu, Verhoeven contourne les attentes du public : la violence physique a priori inéluctable est évitée et la prétendue intervention divine ridiculisée. Au-delà du geste sardonique et iconoclaste, Paulo confronte le réel à celles et ceux qui l’interprètent à leur convenance : les croyant(e)s. Dès lors, tout devient une question de point de vue. Point de vue forcément ambigu lorsque seul le doute peut dévoiler les vérités cachées (Qu’est-ce que je vois ? est d’ailleurs le titre français du premier long du Hollandais, Wat zien ik !? aka Business is Business). Pas de certitudes ici, mais des interrogations, des frissons et un éblouissement aussi viscéral que vertigineux. Qui est Benedetta ? Qui est cette nonne du XVIIe siècle affirmant communiquer avec Jésus et s’adonnant aux plaisirs saphiques avec une novice libertine ? Une sainte, une pécheresse, une manipulatrice, une arriviste, une folle, une amoureuse ? Comme avec le cauchemar baroque et symbolique du Quatrième Homme et les « souvenirs à vendre » de Total Recall, Paul Verhoeven ne tranche pas mais aborde son sujet avec toute l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise. Au spectateur de se forger sa propre opinion. C’est ainsi que certains films accèdent à l’éternité.

Si Sœur Benedetta reste insaisissable, c’est pour mieux témoigner de la complexité et de la richesse du personnage. Verhoeven n’a pas besoin de la juger ou d’en égratigner l’énigme pour en faire une nana forte et intelligente. Les contradictions de cette héroïne ambivalente servent surtout à démasquer l’hypocrisie de notre chère Église. Une institution qui condamne la sexualité, honnit le corps féminin quand ses « dignitaires » ne pensent qu’au pouvoir et en usent pour torturer son prochain (le nonce décadent joué par Lambert Wilson aurait eu sa place dans le Beatrice Cenci de Fulci). Benedetta prend alors des allures de Game of Thrones clérical, jeu mené dans l’ombre par une religieuse dont l’ascension va ébranler les fondements d’un ordre patriarcal pourri par le dogme. Dans son rapport au sacré, le film se révèle tout aussi subversif : c’est à travers sa foi que la blessed virgin atteint l’orgasme lesbien. Pour Benedetta, l’extase est une expérience autant mystique que charnelle. Ses visions lui permettent de jouir dans son délire et lui font en même temps prendre son pied ici-bas. Et pour cela, notre Néerlandais préféré n’hésite pas à érotiser le Christ sur sa croix (mais sans le slip rouge moulant de l’éphèbe du Quatrième Homme), à transformer une statuette de Marie en gode (fallait oser !). Dans Benedetta, l’irruption du trivial n’a rien de vulgos : il s’agit plutôt de relier le matériel au sublime, l’autre nom de la sensualité. Graduel et subtil puis explosif et incontrôlable, le désir se consume à la lueur d’une bougie, écho pictural à la peinture flamande (on pense au travail du chef-op’ Jan de Bont sur Katie Tippel ou Flesh + Blood).

Cinéaste organique par excellence, Verhoeven s’intéresse moins à la luxure qu’au corps dans sa globalité. Peu porté sur les mensonges cosmétiques et les simulacres du glam’, il préfère se pencher sur tous ces fluides que les tartuffes ne sauraient voir (« Voilà de quoi nous sommes faits : des tripes, de la merde et du jus gluant » écrivait Bukowski dans ses Contes de la folie ordinaire). Baiser, chier, faire gicler du lait maternel de son nibard : c’est aussi ça la vie, n’en déplaise aux apôtres du « bon goût » et autres bienséants faux-derches. Pour l’homme derrière Starship Troopers, la vérité se dissimule dans ce que le corps expulse. Par conséquent, elle se niche sous la peau (et ce même quand elle disparaît, cf. Hollow Man). Mais aussi sur la peau, lorsque celle-ci se découvre. La nudité de Virginie Efira est conquérante, puissante, intimidante. Telle Elizabeth Berkley dansant sur la scène du « Stardust » dans Showgirls ou Sharon Stone croisant/décroisant ses jambes lors de l’interrogatoire de Basic Instinct, la Sibyl de Justine Triet maîtrise son sex-appeal comme elle maîtrise son destin. Après son rôle de bigote dans Elle, Efira confirme que les obsessions verhoeveniennes lui siéent à merveille. Fiévreuse jusqu’au bout des seins, la belgo-française nous fait succomber à la tentation. Et nous rappelle à sa manière que, pour celles et ceux qui savent reconnaître l’inépuisable beauté de l’art, il n’existe ni péché ni blasphème. La toujours formidable Charlotte Rampling ne le sait que trop bien. Tout comme, bien évidemment, l’auteur de ce film-somme, miracle transgressif et flamboyant où Le Nom de la Rose s’acoquine avec la nunsploitation.

Benedetta. De Paul Verhoeven. France/Pays-Bas. 2021. 2h06. Avec : Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphné Patakia…

BUSINESS IS BUSINESS, KATIE TIPPEL et LE QUATRIÈME HOMME : trois Verhoeven sinon rien !

Après des fêtes bourrées jusqu’à la gueule de téléfilms de Noël à gerber sa part de bûche, rien de tel qu’un Paul Verhoeven pour se nettoyer les mirettes. La preuve avec Business is business (1971), Katie Tippel (1975) et Le Quatrième homme (1983). Trois films tournés aux Pays-Bas et appartenant à une période jalonnée de coups d’éclat encore un brin méconnus, surtout au regard des futurs succès hollywoodiens. (Re)découvrir de nos jours ces pépites bataves des années 70/80 permet de se rendre compte que l’œuvre du cinéaste n’a rien perdu de son pouvoir de transgression. J’aurais pu aussi vous causer de Turkish Délices (1973), sublime histoire d’amour et de mort, de Soldier of Orange (1977), grand film de guerre sur la résistance et la collaboration, ou de Spetters (1980), foudroyante chronique d’une jeunesse paumée. Mais je me contenterai ici de Wat zien ik ?, Keetje Tippel et de De Vierde Man, un trio représentatif du cinoche radical, audacieux et secouant du réalisateur du prochain et déjà sulfureux Benedetta.

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Tout premier long-métrage de Paul Verhoeven et gros succès dans son pays natal, Business is business (titre original : Wat zien ik ? que l’on peut traduire par « Que vois-je ? ») est bien plus qu’une œuvre de jeunesse ou une simple curiosité. Il s’agit avant tout d’un bon film dans lequel l’empreinte de son auteur est déjà présente. Certes l’ambition artistique, la portée dramatique et le jusqu’au-boutisme viscéral des travaux ultérieurs font encore défaut. Mais Verhoeven, déjà accompagné des fidèles Rob Houwer (à la production), Gerard Soeteman (au scénario) et Jan de Bont (à la photographie), marque déjà les esprits. Et pas seulement parce qu’il aborde un thème aussi sordide que celui de la prostitution, qui plus est sur un ton en apparence léger (comédie oblige). Même si certaines situations s’avèrent très drôles (l’expression « enfiler des perles » prend ici un double sens savoureux), le but de l’entreprise n’est pas de se moquer de son sujet. Sa cible est plutôt à chercher du côté des clients que le réalisateur de Elle se plaît à tourner en ridicule. L’occasion de ponctuer le récit de saynètes dévoilant des fantasmes masculins pour le moins grotesques (mention spéciale au type se prenant pour une poule et arborant un calcif à plumes). L’aspect burlesque de ces péripéties est néanmoins tempéré par la véritable histoire au cœur du film. Business is business raconte avant tout l’amitié unissant deux péripatéticiennes du quartier rouge d’Amsterdam. L’une, Nel (Sylvia de Leur), ne semble pas faite pour ce métier et hésite à changer de voie. L’autre, Greet (Ronnie Bierman, vraiment épatante) s’assume totalement et mène sa clientèle à la baguette. Héroïne verhoevenienne en puissance, cette dernière domine la situation et ne laisse personne lui dicter ses choix. Ce qui ne l’empêche pas de se montrer solidaire envers son amie un peu désorientée, le cynisme de l’univers de Showgirls n’étant pas encore de mise… Le final doux-amer de Wat zien ik ? effleure in extremis la part de désenchantement d’un temps où le sexe semblait joyeux et libérateur. Mais derrière les rideaux fermés de sa chambre, Greet ne peut ignorer que la réalité – la misère, la violence, l’intolérance – risque à tout moment de la rattraper. Constat que les amants maudits du film suivant, Turks Fruit – le premier chef-d’œuvre du maître, se prendront en pleine face.

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La marchandisation du corps est à nouveau au centre de Katie Tippel mais ne constitue au final que l’une des facettes d’un film riche, épique et éblouissant. Plus que de prostitution, ce troisième opus du « Hollandais violent » montre comment les différences de classes amènent les uns à exploiter les autres. Seul moyen de faire bouffer les siens, la baise tarifée permet aussi à l’héroïne d’accéder à la haute société. Mais à l’instar de la danseuse de Showgirls, Keetje verra son arrivisme contrariée par la cruauté d’un monde qui n’est pas le sien (« l’argent rend dégueulasse » dit-elle en guise de conclusion). Adapté des mémoires de l’auteure néerlandaise Neel Doff, Katie Tippel suit le parcours tumultueux d’une jeune prolo qui, en 1881, s’installe avec sa famille à Amsterdam afin d’avoir une vie meilleure. Au lieu de cela, elle s’en prend plein la gueule, essuie le mépris de la bourgeoisie (petite comme grande) et ne peut davantage compter sur le soutien des autres pauvres. Comme toujours chez Paul Verhoeven, il n’y a ici aucun schématisme. Son monde ne se divise pas en deux catégories, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Son point de vue est beaucoup plus complexe, évolue dans la zone grise. Même au sein de sa propre famille, Keetje ne trouve aucun allié, sa mère allant jusqu’à l’encourager à faire le tapin pour quelques florins. Comme quoi, il n’y a pas que l’opulence qui rend mauvais. Il y a la dèche aussi. Cela dit, c’est bien le capitalisme sauvage qui pousse le peuple à s’entredévorer et encourage la protagoniste, révolutionnaire dans l’âme, à épouser la cause socialiste. Car le sort d’une femme nécessiteuse dans l’Europe du XIXème siècle n’est guère enviable, ce que le réalisateur de RoboCop n’oublie pas de souligner avec toute l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise (il faut voir comment les employées d’une laverie sont traitées, contraintes à respirer cette saloperie de vitriol et à crever au dispensaire du coin). La décadence et la brutalité de toute une époque se traduisent également par la manière d’aborder le sexe à l’écran. Toujours frontal dans sa description des rapports physiques, Paulo s’amuse à pervertir le splendide classicisme de sa mise en scène en convoquant quelques détails crus, voire grivois (cf. la bite en ombre chinoise). Son réalisme charnel contamine ainsi une œuvre aussi percutante qu’élégante (et je ne parle même pas de la photo de Jan de Bont et de ses éclairages à la Rembrandt), bénéficiant en prime d’une reconstitution historique irréprochable. Fresque sociale et politique digne du Bertolucci de 1900, Katie Tippel est aussi l’occasion – après Turkish Délices – de retomber raide dingue de Monique van de Ven dont la prestation fougueuse et la beauté lumineuse donnent envie de s’exiler aux Pays-Bas.

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Pour son dernier film 100% made in Holland (avant une grande parenthèse internationale amorcée avec La Chair et le Sang), Paul Verhoeven se paye un cauchemar sacrément vertigineux, un trip parano et hallucinatoire, une descente en enfer remplie à ras bord de symboles. Le caractère onirique et surréaliste du Quatrième Homme est une première pour son auteur. Cela dit, les obsessions de son protagoniste (Gerard Reve, un écrivain bisexuel, croyant et alcoolo joué par un Jeroen Krabbé fiévreux) ne sont pas étrangères à l’auteur de Starship Troopers. Tout est dit dès le fameux générique d’ouverture : une araignée tisse sa toile autour d’un christ en croix et récupère les bestioles coincées dans ses filets. L’allégorie est évidente et annonce le piège dans lequel s’apprête à tomber Gerard Reve. Romancier ayant l’habitude de transformer la réalité à sa guise, le bonhomme se retrouve bientôt prisonnier de ses propres fantasmes. Comme il fera plus tard avec Total Recall, Verhoeven manipule le spectateur en jouant sur l’ambivalence narrative et l’ambiguïté du point de vue. À la toute fin du Quatrième Homme, la frontière entre le vrai et le faux n’est toujours pas visible, le doute subsiste encore. Quant à la religion, elle ne fait qu’enfoncer encore un peu plus le héros dans son délire, justifie et accentue sa folie (le dernier plan du film ne dit pas autre chose). À ce sujet, impossible de ne pas évoquer la séquence où Gerard confond Jésus sur sa croix avec le jeune éphèbe qu’il convoite (Thom Hoffman, bien avant Black Book). Un blasphème d’anthologie qui démontre toute la liberté de ton d’un cinéaste qui n’a peur de rien. Par le biais d’un jeu de miroir saisissant où l’imaginaire se mêle au réel (une image en rappelle souvent une autre, comme dans un récit à tiroirs), le sexe et la mort fusionnent pour provoquer la chute de Monsieur Reve (Rêve ?). La grande faucheuse colle aux basques de ce dernier, ce qui se manifeste par des signes avant-coureurs (l’apparition d’un croque-mort attendant un cercueil à la gare) ou des élans gores traumatiques (l’œilleton d’une porte gerbant soudainement un globe oculaire). Mais c’est encore le personnage de la veuve noire qui personnifie le mieux cet accouplement entre Eros et Thanatos. Mystérieuse et équivoque, Christine Halsslag (stupéfiante Renée Soutendijk, j’en reparle dans dix secondes chrono) est une femme fatale dans la grande tradition du film noir, mais en plus vicieuse et insaisissable. La dualité qui l’anime et sa beauté létale annoncent clairement la Catherine Tramell de Basic Instinct. Et comme Michael Douglas face à Sharon Stone, Krabbé ne peut davantage résister à la Fientje de Spetters, et ce à ses risques et périls. Stupéfiante disais-je. Blonde hitchcockienne à se damner, la Miss Soutendijk distille tout au long de De Vierde man un délicieux venin que l’on goûterait volontiers. Une bonne raison, parmi d’autres, de se laisser prendre dans les filets du film le plus fou de Paul Verhoeven…

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Wat zien ik ? De Paul Verhoeven. Pays-Bas. 1971. 1h30. Avec : Ronnie Bierman, Sylvia de Leur, Piet Römer…

Keetje Tippel. De Paul Verhoeven. Pays-Bas. 1975. 1h40. Avec : Monique van de Ven, Rutger Hauer, Hannah de Leeuwe…

De vierde man. De Paul Verhoeven. Pays-Bas. 1983. 1h42. Avec : Jeroen Krabbé, Renée Soutendijk, Thom Hoffman…

SHOWGIRLS (Paul Verhoeven, 1995)

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Court vêtue et ultramaquillée, Nomi débarque à Las Vegas avec la rage de danser. Après s’être fait détrousser, cette jeune femme impulsive trouve une vraie amie en Molly, qui l’héberge dans son mobil-home. Habilleuse sur le show du casino Stardust, sa copine l’introduit dans les loges des danseuses. Nomi est fascinée. Pour l’instant strip-teaseuse dans un club miteux, elle ronge son frein. Cristal, la vedette du Stardust, qui a repéré sa plastique impeccable et son énergie de tigresse, se livre alors à un jeu pervers : un jour elle l’humilie, le suivant elle la fait auditionner. Bientôt, Nomi fait ses débuts en pleine lumière… Source : arte.tv/fr

Incompris et conspué à sa sortie, Showgirls est un film à réhabiliter d’urgence. L’amalgame récurrent opéré entre l’œuvre et ce qu’elle montre a encore porté préjudice à une œuvre visionnaire. Une fâcheuse manie à laquelle le réalisateur de bombes à fragmentation comme Spetters ou Starship Troopers est malheureusement habitué. Car Paul Verhoeven regarde l’humanité telle qu’elle est. Il ne se soucie guère d’une quelconque morale qui, parfois, a tendance à simplifier les choses en opposant deux camps bien distincts : le bien et le mal. Chez le cinéaste, les deux se confondent, voire s’annulent mutuellement. Alors qu’elle souhaite seulement prendre sa revanche sur une vie qui n’a pas toujours été tendre avec elle, Nomi se laisse peu à peu corrompre par Las Vegas et finit par se comporter comme une vraie garce. Le rêve américain a un prix et les places au soleil sont chères. Pour être célèbre et plein aux as, il faut accepter de perdre son âme. Devant la caméra du Batave, la ville du péché ressemble à un cloaque clinquant où le sexe est un produit comme un autre, un enfer de strass et de paillettes où la femme n’est qu’un objet asservi aux plaisirs masculins. Rares sont les cinéastes à avoir montré l’outrance et l’obscénité avec autant d’honnêteté et de radicalité. Avec Showgirls, Verhoeven met le nez de l’oncle Sam dans sa propre merde et lui renvoie sa laideur en pleine face. Mais il ne le fait pas sans son ironie coutumière : au détour d’un plan, une enseigne lumineuse annonce l’arrivée du petit Jésus (« Jesus is coming soon »). Comme quoi, au royaume du stupre, la religion a aussi sa place. Rien d’étonnant quand on pense au puritanisme d’une certaine Amérique qui prie par-devant et baise (et flingue) par-derrière. Baiser, dans le sens de s’envoyer en l’air et trahir son prochain. Car à Sin City, la duperie et l’ambivalence règnent en maître. Entre amitié et rivalité, attraction et répulsion, la relation entre la débutante Nomi et la star Cristal a un goût de venin. Une saveur viciée qui se retrouve dans les rapports entre les hommes de pouvoir, les suppôts du showbiz, les clients fortunés et ces nanas dansant à oilpé pour faire bander tout ce beau monde. Bien avant l’affaire Weinstein, le script de Joe Basic Instinct Eszterhas dévoile les abus sexuels perpétrés en coulisses par des fumiers influents. Quand ils n’incitent pas les femmes à se prostituer, ils les violent en toute impunité, n’hésitant pas à casquer pour étouffer leurs crimes. Franchement, c’est pas la classe à Vegas. Et pas davantage à Hollywood. Car, en filigrane, c’est aussi de la mecque du cinéma dont il s’agit ici, industrie qui – de la même manière – exploite les corps et brise les rêves. Le film ne se clôt-t-il pas sur un panneau directionnel annonçant Los Angeles dans tant de kilomètres ? On imagine alors Nomi tenter sa chance là-bas et surmonter encore et toujours les mêmes obstacles… Ironie du sort, Elizabeth Berkley a vu sa carrière tuée dans l’œuf suite à l’échec critique et commercial de Showgirls. Le film aurait dû la propulser sous les feux de la rampe, il la rendra tricarde auprès des studios. Une injustice qui montre bien le sexisme en vigueur dans un milieu bien plus vénal qu’artistique. Pourtant l’actrice n’a ici pas froid aux yeux et se démène comme une possédée (ses effeuillages au « Cheetah Club » embrasent les sens), ne cachant rien de son anatomie ni de son talent pour la comédie. Son jeu apporte pas mal de nuances à son personnage, une fille à l’âme fêlée mais au caractère bien trempé, une battante dotée d’une force intérieure qui l’a protégée du miroir aux alouettes, même si au passage elle s’est laissée berner par lui. Une performance à saluer, au même titre que ce film cru, frénétique et hautement corrosif. Maudit certes, mais surtout essentiel.

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Showgirls. De Paul Verhoeven. États-Unis. 1995. 2h11. Avec : Elizabeth Berkley, Gina Gershon et Kyle MacLachlan. Maté à la téloche le 22/01/18.

TOTAL RECALL (Paul Verhoeven, 1990)

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En 2048, Doug Quaid, ouvrier sur un chantier de construction, mène une existence paisible auprès de son épouse, la blonde Lori. Pourtant, un cauchemar récurrent agite ses nuits : parti en exploration sur Mars, il trébuche, dévale une pente, et, lorsque le casque de sa combinaison spatiale heurte le sol, meurt dans d’atroces souffrances. Malgré la désapprobation de son meilleur ami Harry, Doug se rend dans les locaux de la société Rekall, spécialisée dans l’implantation de souvenirs factices, afin de modifier ses réminiscences de la planète rouge. Mais avant que l’intervention ne débute, il est pris d’une crise de démence. Pour les employés de Rekall, il ne fait aucun doute que la mémoire de Quaid a été effacée et remplacée par de nouveaux souvenirs… Source : arte.tv/fr

Il fut une époque où Hollywood pouvait confier un blockbuster à un poil à gratter aussi virulent que Paul Verhoeven. De RoboCop (1987) à Hollow Man (2000), « le Hollandais violent » a imprégné l’entertainment made in USA de son ironie mordante et de sa hargne dévastatrice. Avec Total Recall, son point de vue d’européen survolté transforme un film de commande en brûlot et se permet même de railler un Schwarzy encore à son sommet à l’orée des 90’s. La virilité de la star en prend alors un coup et même plusieurs, puisque le chêne autrichien voit ses valseuses régulièrement pulvérisées par une Sharon Stone déchaînée. Naïf, manipulé et piégé par ses fantasmes, le rôle de Douglas Quaid se révèle assez inhabituel pour son interprète. Et pour cause : le rôle est double, faisant passer l’idée que Hauser – la face sombre de Quaid – n’est que le complice du grand méchant joué par Ronny Cox. Rarement Arnold aura campé un personnage aussi trouble, voire complétement schizo. L’ambiguïté chère à Paulo contamine le terminator lui-même et s’épanouit dans une histoire jetant le doute sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Vertige de l’identité et récit tortueux : l’esprit de Philip K. Dick est bel et bien présent dans Total Recall. Floutant la frontière entre réalité et fiction, le script interroge le spectateur sur la véracité de ce qu’il voit et lui pose en guise de conclusion une question déroutante : et si tout ceci n’était qu’un rêve ? Parano et foutrement audacieux, surtout dans le cadre d’une production à gros budget. Dans un même élan transgressif, on pourrait voir dans les méfaits de l’infâme Cohaagen – colonisateur despotique privatisant les ressources naturelles de Mars pour mieux exploiter la classe laborieuse – une critique du capitalisme. Voilà qui a dû « faire plaisir » aux commanditaires de Verhoeven dont l’œil satirique s’est toujours moqué des travers de son pays d’adoption. Un regard caustique qui s’accorde avec le versant politique d’un scénario traitant aussi du soulèvement d’un peuple opprimé… Le cinéaste s’amuse également à pousser le curseur de la violence à son maximum, éclaboussant de chair et de sang ce qui est aussi un putain de film d’action. La réalité du corps n’échappe pas à l’auteur de Black Book qui tient à montrer les ravages causés par une grosse bastos ou une méchante mandale (voir ce pauvre figurant servant de bouclier humain lors du gunfight de l’escalator). Jouissif et grisant, ce voyage – ou plutôt cette course-poursuite – au centre de la mémoire reste un modèle d’efficacité, ponctué d’idées visuelles absolument saisissantes (à l’aide d’une pince enfoncée dans son pif, Schwarzy extrait un émetteur logé dans son cerveau !). Cette inventivité se retrouve aussi dans des décors aussi fous que crédibles (les maquettes offrent de superbes panoramas martiens) et des effets spéciaux (physiques !) absolument délirants et faisant toujours autorité en la matière (Kuato, à la fois monstre et merveille; et les trois seins de la péripatémartienne !). Tout comme le score du grand Jerry Goldsmith dont le thème martial sonne comme du Conan version SF. Logique puisque le Cimmérien en personne assure ici le spectacle et assoit sa légende à coup de punchlines qui tuent (la plus culte : « Considère ça comme un divorce ! »). Sur son chemin, outre un Michael Ironside sadique à souhait, on trouve une Sharon Stone jouant déjà les femmes fatales. Deux ans avant le succès décisif de Basic Instinct, la blonde fait preuve d’un charisme de dingue et suscite le désir jusqu’à l’incandescence. L’aisance avec laquelle elle passe de l’épouse attentionnée à la furie homicide est juste incroyable. Pas de doute, une grande comédienne naissait alors sous nos yeux. Il y a des souvenirs qui ne s’effacent jamais.

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Total Recall. De Paul Verhoeven. États-Unis. 1990. 1h53. Avec : Arnold Schwarzenegger, Sharon Stone et Rachel Ticotin. Maté à la téloche le 21/01/18.

TURKISH DÉLICES (Paul Verhoeven, 1973)

turkish_delicesTurkish délices (titre original : Turks fruit). De Paul Verhoeven. Pays-Bas. 1973. 1h43. Avec : Monique van de Ven (découverte, pour ma part, dans les pages de Starfix, via un sujet sur Amsterdamned), Rutger Hauer et Dolf de Vries. Genre : drame. Sortie dvd : 16/11/2004 (Metropolitan vidéo, coffret Paul Verhoeven). Maté en dvd le samedi 4 février 2017.

De quoi ça cause ? Dans le contexte de la libération sexuelle, Erik (Rutger Hauer), sculpteur bohème, vit une relation passionnée et tumultueuse avec Olga (Monique van de Ven), issue d’une famille conservatrice. (source : Madmovies.com)

Mon avis Télé Z : La face tragique de la révolution sexuelle des 70’s ou quand l’insouciance vit ses dernières heures. Les amants maudits de Turkish délices, grands gamins épris de liberté et crachant à la gueule de l’establishment, voient leurs rêves s’écraser contre le mur des réalités. Réalités du monde des adultes, de la petite bourgeoisie, des hypocrites que Verhoeven se plaît à dynamiter en exposant la vérité des corps. Corps chargés de soutenir des existences faites de sang, de foutre, de merde, de vomi et de larmes. Ceux qui continuent à se voiler la face en croyant au p’tit Jésus et à l’immaculée conception sont ici priés (!) de laisser leur tartufferie aux vestiaires des peine-à-jouir. Sans jamais imposer au spectateur un quelconque jugement moral, le réalisateur du récent Elle préfère shooter la vie telle qu’elle est, traversée de légèreté et de gravité, de beauté et de cruauté. La fatalité finit néanmoins par l’emporter, la mort marquant de son empreinte tout le long-métrage. Des signes avant-coureurs annoncent dès la première séquence l’issue inévitable d’une relation où l’amour, aussi fort soit-il, ne peut rien face à la maladie. Funèbre, cru et parfois poétique (cf. le nouvel envol d’une mouette recueillie et soignée par Erik), Turks fruit fait partie de ces films qui vous marquent au fer rouge, vous assènent un coup de boule émotionnel (une constante chez Paul Verhoeven). L’interprétation effervescente de Rutger Hauer et celle – déchirante, magique, terrible – de Monique van de Ven (dont c’est ici le premier long) achèvent de faire de cette puissante et subversive love story, un chef-d’œuvre. 6/6

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La magnifique Monique van de Ven, la révélation des délices turcs de Paul Verhoeven.