LA ROUTE DE SALINA : summer of death

Quelque part au Mexique. Un vagabond prénommé Jonas (Robert Walker Jr.) use ses pompes sur la route de Salina. Cerné par un désert de caillasses, il ne demande qu’à se mettre à l’abri de ce soleil qui cogne et enchaîne les rounds. Son vœu est exaucé lorsqu’il aperçoit une maison isolée, refuge inespéré bordant l’asphalte. À peine a-t-il le temps de demander l’hospitalité que la propriétaire des lieux, Mara (Rita Hayworth), l’accueille à bras ouverts. Et pour cause : elle le prend pour Rocky, son fils disparu. Beaucoup trop vanné pour contredire son interlocutrice, Jonas se prête au jeu et file se pieuter à l’ombre. Mais la fougueuse et ô combien charmante Billie (Mimsy Farmer), la fille de Mara, va lui faire passer l’envie de reprendre son chemin… Le vingt-deuxième titre de la collection « Make My Day ! » de Jean-Baptiste Thoret nous rappelle que Georges Lautner n’est pas l’homme d’un seul film, d’un seul genre, d’un seul style. Si ses incontournables Tontons Flingueurs (1963) ont fait de lui la référence du polar ironique, la carrière de cet auteur populaire ne se résume ni aux répliques immortelles d’Audiard ni aux silencieux qui sifflent comme dans un cartoon. Chez lui, la comédie fricote avec le drame, le Monocle marche ou crève, le septième juré bouffe des pissenlits par la racine. Lautner n’a jamais eu peur de la nuit. Souvenons-nous des Seins de glace (1974), suspense sépulcral adapté de Richard Matheson; de Mort d’un pourri (1977), thriller politique désabusé jusqu’à la moelle.

Faire de Lautner un simple artisan, un bon technicien, serait tout aussi réducteur. Le ranger du côté de l’académisme, de la tradition, serait carrément une erreur. Le réalisateur du Professionnel n’est pas Gilles Grangier ou Denys de La Patellière. Quand Gabin veut lui imposer son propre staff sur Les Tontons Flingueurs, il l’envoie bouler. Faudrait pas prendre le jeunot pour un cave. Visiblement, le boss du clan des Siciliens n’en veut pas trop au petit effronté puisqu’ils tournent ensemble un policier résolument moderne, Le Pacha. Lautner plonge alors Gabin dans un monde qui le dépasse, celui de Mai 68 et du Requiem pour un con de Gainsbourg. Cette France qui bouge attire un Georges Lautner curieux et attentif à l’air du temps. Après avoir abordé le thème de la révolution sexuelle dans Galia (1966), le cinéaste souhaite approcher la contre-culture hippie en transposant à l’écran un bouquin de Maurice Cury, Sur la route de Salina. Avec une équipe aussi française que lui (et des dépenses budgétaires partagées avec l’Italie), le fils de Renée Saint-Cyr part alors aux Canaries pour shooter en anglais ce qui s’intitule La Route Salina. Censé se dérouler au pays d’Alfredo Garcia avec des gringos en guise de protagonistes, cette production internationale nécessite une distribution essentiellement américaine. Flashforward. Notre film sort dans l’Hexagone le 10 novembre 1970. Le public n’adhère pas, les critiques sont mitigées. Lautner tourne la page et embraye sur Laisse aller… c’est une valse ! Pas de bol : La Route de Salina débouche sur l’impasse des joyaux maudits.

À première vue, si Mimsy Farmer se retrouve sur la route de Salina, c’est grâce à sa participation au film culte qui l’a révélée : More (1969). Impossible : cette œuvre phare du mouvement hippie débarque dans les salles pendant le tournage du Lautner. Par conséquent, ce dernier n’a pas pu choisir sa comédienne en fonction du Barbet Schroeder. Pourtant, outre la présence de la fantastique Mimsy, les deux longs-métrages se rejoignent dans leur volonté de capter les soubresauts d’une époque, de se glisser dans la « parenthèse enchantée ». Avec, au bout de l’expérience, le même constat : tous les rêves se brisent au réveil. Au final, les utopies (comme les psychotropes) ne servent qu’à s’enfermer dans une illusion et parviennent rarement à changer le monde… La liberté de vivre pour jouir ne dure qu’au présent, instant fugace où la jeunesse ne s’embarrasse ni du passé ni de l’avenir. Dans La Route de Salina, la mer s’agite comme les corps amoureux de Billie et Jonas. Le soleil n’est qu’un astre polaire en comparaison de ces amants caniculaires s’abandonnant à oilpé sur une plage abandonnée. Du sable noir se colle sur leur peau moite, la marée monte sans pouvoir éteindre leur flamme… Mais avant l’acte, il y a ce moment où le désir devient incontrôlable, où le fantasme déborde sur le réel. Les cheveux encore mouillés par la douche qu’elle vient de prendre, Billie laisse choir sa serviette de bain et se dirige sans dire un mot dans le lit de Jonas. La nudité de Mimsy – naturelle et éclatante – justifie à elle seule l’existence du cinématographe.

Chez Lautner, ce « summer of love » se manifestera sous un angle beaucoup plus fendard dans Quelques messieurs trop tranquilles (1973), récit d’une rivalité opposant des babas cools à des villageois récalcitrants. Rien à voir donc avec La Route de Salina, tragédie précipitant ses personnages dans un gouffre passionnel au fond duquel les sentiments relèvent tous du pathologique. Malgré l’éclosion du « flower power », les idéaux ne résistent pas à la misère mentale et affective. Mieux vaut s’éprendre d’une chimère que de se retrouver seul(e) dans un tombeau à ciel ouvert… Si l’amour des feintes alimente ce simulacre mortifère, c’est pour dissimuler un secret des plus malsains (le giallo n’est pas loin). Les codes du film noir (la voix off du héros relate en flashback ce qui lui est arrivé) entretiennent le mystère jusqu’au dénouement, un twist en forme de retour cruel à la réalité… Celle-ci se manifeste aussi à travers l’immensité aride des décors (mais s’éloigne lors de brèves respirations balnéaires) que le chef op Maurice Fellous dépeint avec goût, c’est-à-dire en écran large (spaghetti western style). De son côté, Lautner s’autorise quelques images oniriques s’inscrivant dans la lignée hallucinogène de Zabriskie Point (1970). Ce classique « sex, drugs and rock’n’roll » se distingue, entre autres, par sa bande-son mythique (avec les Pink Floyd en tête). La Route de Salina n’a pas à rougir de la comparaison, tant la BO du groupe Clinic, de l’orchestrateur Bernard Gérard et du regretté Christophe (alors en pleine mutation musicale) s’impose comme un chef-d’œuvre de rock psyché. Ni plus ni moins.

À l’heure où les jeunes rejettent le mode de vie de leurs parents, le casting de La Route de Salina confronte à sa façon la nouvelle génération à l’ancienne. Cette dernière est représentée par deux vétérans du cinéma américain : Rita Hayworth et Ed Begley. La carrière de l’icône glamour de Gilda (1946) bat de l’aile lorsqu’elle prête ses traits à Mara. Depuis de nombreuses années, la « Dame de Shanghai » lutte contre la maladie d’Alzheimer et son addiction à l’alcool. Ce qui ne l’empêche pas, devant l’objectif de Lautner, de se montrer bouleversante en mère rongée par la solitude et la folie. Petite précision : Lovely Rita tient là son antépénultième rôle. Elle prendra sa retraite deux ans plus tard… Quant à Ed Begley, il tourne ici le dos à son emploi habituel de bad guy carnassier (cf. Pendez-les haut et court, 1968). Et joue un vieil homme dont la dureté s’est muée en tendresse avec le temps. Une prestation touchante, la dernière de son interprète qui disparaît le 28 avril 1970… Face à cet âge d’or d’Hollywood qui s’achève, Robert Walker Jr. (déjà membre de la communauté hippie dans Easy Rider) campe avec justesse un loser thompsonien piégé dans un nid de crotales. Comme lui, nous sommes totalement sous l’emprise de la troublante Mimsy Farmer. À la fois solaire et ténébreuse, la Nina de Quatre mouches de velours gris incarne la plus attirante des ambivalences. Son sourire mutin est un leurre, sa blondeur rayonnante un appât, mais peu importe : les névroses ne sont jamais aussi sublimes que lorsqu’elles s’emparent de cette excellente comédienne. Grâce à elle, La Route de Salina n’est pas seulement poisseux, déchirant et crépusculaire, il est aussi d’une sensualité à faire fondre le bitume.

La Route de Salina. De Georges Lautner. France/Italie. 1970. 1h36. Avec : Mimsy Farmer, Robert Walker Jr, Rita Hayworth

QUATRE MOUCHES DE VELOURS GRIS + TÉNÈBRES + DARIO ARGENTO, SOUPIRS DANS UN CORRIDOR LOINTAIN : Argento vivo !

Il y a un an, Les Films du Camélia rendaient déjà hommage à Dario Argento. Cet été, le distributeur renfile ses gants de cuir à l'occasion de la deuxième partie de sa rétro consacrée au "magicien de la peur". Au programme : des mouches soupirant dans les ténèbres d'un corridor lointain... Il ne nous reste plus qu'à espérer une troisième salve de restaurations pour juillet 2020, avec les copies neuves d'Inferno et Le Syndrome de Stendhal...

Le musicien Roberto Tobias, un batteur officiant dans un groupe de rock, est harcelé par un homme mystérieux qui ne cesse de le suivre. Décidant un soir de le prendre en chasse, Roberto réussit à le rejoindre mais au cours de la dispute qui s’ensuit, il le tue accidentellement… Le tout sous l’objectif d’un appareil photo tenu par un second inconnu, quant à lui masqué… Pitch : les Films du Camélia.

Après L’Oiseau au plumage de cristal et Le Chat à neuf queues, Quatre mouches de velours gris vient clore en beauté la fameuse Trilogia degli animali de Dario Argento. Mais contrairement à ses grands frères, ce dernier a été tardivement redécouvert, faisant du film l’une des pièces les plus méconnues de son auteur. La faute à son distributeur, la Paramount, qui n’a jamais souhaité l’exploiter correctement et en a (trop) longtemps détenu les droits… En 2012, l’injustice a été réparée grâce à la sortie providentielle du dvd/blu-ray paru chez Wild Side dans sa collection « Les Introuvables ». Depuis Quattro mosche di velluto grigio a tranquillement rejoint les autres classiques d’Argento et peut aujourd’hui se savourer la bave aux lèvres. La créativité de l’Italien y est en pleine ébullition, et ce du début (on ne compte plus les plans de malade composant la séquence d’ouverture) jusqu’à la fin (un accident de la route magistralement shooté au ralenti et sublimé par la musique d’un Morricone en grande forme). Le maître du giallo s’offre même une petite touche d’onirisme en mêlant le réel à l’irréel lors d’un étrange meurtre se déroulant dans un parc (une expérimentation audacieuse annonçant Les Frissons de l’angoisse). Si le spectre du professeur Hitchcock plane à nouveau sur l’intrigue (un individu tombe dans un piège et mène sa propre enquête), saluons l’ingénieuse trouvaille permettant de dégoter la clé de l’énigme : l’optogramme. Selon cette pseudo-science, la rétine imprimerait la dernière image vue par un défunt avant de mourir. Un formidable ressort dramatique qui donne tout son sens au titre du film et fait l’effet d’une bombe lorsque déboule l’ultime rebondissement. Expérience de cinoche aussi grisante que surprenante, Quatre mouches de velours gris est également une œuvre très personnelle pour son metteur en scène qui, par le biais du couple Brandon/Farmer, relate les affres de son divorce douloureux avec Marisa Casale… Voilà qui apporte une tonalité plus sombre à l’ensemble même si Argento fraye par moment avec la comédie, notamment à travers les prestations de Bud Spencer et Jean-Pierre Marielle. Deux membres d’un casting hétéroclite au sommet duquel trône l’inoubliable Mimsy Farmer (à quand une galette made in France de cet extraordinaire chef-d’œuvre qu’est Il Profumo della signora in nero de Francesco Barilli ? Et celle de La Traque, survival culte de Serge Leroy ?).

Quattro mosche di velluto grigio. De Dario Argento. Italie/France. 1971. 1h45. Avec : Michael Brandon, Mimsy Farmer, Jean-Pierre Marielle…

Un célèbre écrivain, Peter Neal, auteur de romans policiers, est invité à Rome pour faire la promotion de son nouvel opus, Ténèbres. Dès son arrivée, plusieurs personnes sont assassinées selon un schéma comparable à celui des meurtres qui jalonnent son roman. Pitch : les Films du Camélia.

Après avoir épuisé toutes les ressources du surnaturel avec son diptyque démentiel Suspiria/Inferno, Dario Argento revient aux sources du giallo avec Ténèbres. La dimension fantastique de ses deux chefs-d’œuvre précédents s’évapore au profit d’une intrigue purement policière, comme au temps de la trilogie animalière du début des 70’s. Un nouvel opus qui constitue également un contrepied esthétique aux deux premiers volets des Trois Mères. Les délires formels furieusement baroques et surréalistes de ces derniers, laissent place à une lumière froide et blafarde tentant d’éclairer des décors « modernes » et volontairement ternes (les murs blancs ne manquent pas mais sont abondamment recouverts de sang lors d’un climax nerveux et bestial). Quoi qu’il en soit, Argento n’a pas perdu la main et immortalise à l’écran quelques morceaux de bravoure technique dont il a le secret. À commencer par ce long travelling à la Louma symbolisant la toute puissance de l’assassin et devançant le massacre d’un couple de lesbiennes (avec en prime, l’un des plans les plus marquants de Ténèbres : le visage paralysé par la peur de la belle Mirella D’Angelo, vu à travers le trou d’un t-shirt déchiré par une lame de rasoir). Côté suspense, l’intrigue fonctionne à donf jusqu’à l’étourdissante révélation finale (impossible de griller ce putain de twist), tout en permettant à son auteur de livrer une vertigineuse réflexion sur la création et ses débordements sur la vie réelle (l’écrivain campé par Anthony Franciosa n’est autre que le double fictif du père Dario). De l’obsession au passage à l’acte, telle est la trajectoire de ce torturé Ténèbres, giallo haut de gamme bénéficiant en outre d’une distribution de choix, à laquelle participe l’indispensable Daria Nicolodi. Le cri de terreur de cette dernière résonne encore dans nos esgourdes, tout comme la géniale ritournelle des ex-Goblin, extase auditive que l’on siffle toujours autant sous la douche ou en allant chez le primeur.

Tenebre. De Dario Argento. Italie. 1982. 1h50. Avec : Anthony Franciosa, Daria Nicolodi,  John Saxon…

Vingt ans séparent les deux parties de ce film portrait consacré à Dario Argento. Tourné à Turin puis à Rome entre 2000 et 2019, Soupirs dans un corridor lointain cale son pas sur l’un des cinéastes les plus marquants de ces quarante dernières années. Ses obsessions, son travail (on le découvre sur le tournage du Sang des innocents), ses souvenirs, ses hantises, son rapport à la ville éternelle, les blessures de l’Histoire italienne, et puis le temps qui passe… Pitch : les Films du Camélia.

On ne présente plus (mais je vais quand même le faire un petit peu) l’historien et critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret, auteur d’essais essentiels sur le Nouvel Hollywood, Sergio Leone, John Carpenter, Michael Cimino ou encore le Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. Sans oublier, bien entendu, l’auteur de Phenomena à travers le bouquin Dario Argento, magicien de la peur. Également réalisateur de documentaires (We Blew it, 2017), Thoret en a donc tout naturellement dédié un au maestro. Le film s’intitule Soupirs dans un corridor lointain (très beau titre) et se compose de deux parties distinctes. La première a été tournée en 2000 durant les prises de vues de Non ho sonno (Le Sang des innocents en VF), effort avec lequel Argento espère retrouver le succès de ses gialli d’antan. Dans les coulisses de sa quinzième mise en scène pour le grand écran, le père d’Asia se montre plus que jamais motivé à poursuivre son œuvre et compte bien faire de son petit dernier le Profondo Rosso des années 2000. La seconde a lieu en 2019 et prend des allures de promenade mélancolique en compagnie d’un regista presque octogénaire. Sur des images en noir et blanc et des extraits de musique classique, Thoret suit Dario dans les rues de Rome, visite à ses côtés ce qu’il reste des décors de la villa de Ténèbres (spoiler : des ruines) et nous dévoile l’endroit majestueux où le master of horror a effectué ses recherches pour sa trilogie des Mères (la Bibliothèque Angelica, lieu de tournage d’Inferno le temps d’une séquence). Les souvenirs d’une époque révolue qui, in fine, dresse le bilan d’une carrière semblant aujourd’hui au point mort (son dernier long reste à ce jour Dracula 3D, revival gothique érotico-gore avec le regretté Rutger Hauer en Van Helsing). Si ces soupirs (crépusculaires) dans un corridor lointain émeuvent, nous ne pouvons pas nous empêcher de rester admiratif devant ce cinéaste à nul autre pareil, jouissant par ailleurs d’une place à part dans le 7ème art transalpin (il demeure l’un des rares à avoir survécu – artistiquement – au déclin du cinoche populaire italien) et dont le génie ne cessera jamais d’enflammer notre imaginaire…

Dario Argento, soupirs dans un corridor lointain. De Jean-Baptiste Thoret. France. 2019. 1h37.