MORTELLE RANDONNÉE : le cri du corps mourant

« Elle a tué deux hommes, mange des poires et lit Shakespeare. Active, gourmande et cultivée. »

Mortelle Randonnée. Derrière ce titre qui claque comme un survival se cache l’un des polars les plus fascinants du cinoche hexagonal. L’un des plus désespérés aussi. Et forcément l’un des plus beaux… Cette excursion périlleuse commence avec le bouquin Eye of the Beholder (1980) de l’Américain Marc Behm. Un spécialiste de la série noire, mais pas seulement. En tant que scénariste, il a fait croire à Charles Bronson qu’il y avait Quelqu’un derrière la porte, adapté L’Amant de Lady Chatterley pour Just Jaeckin et le Nana de Zola pour la Cannon (petite précision : le rôle-titre n’est pas tenu par Chuck Norris). Écrire pour le septième art n’est pas un hasard pour Behm : au départ (c’est-à-dire à la fin des 70’s), l’histoire de Eye of the Beholder devait accoucher d’un long-métrage. Mais Hollywood fait capoter le projet et l’auteur décide d’en faire un roman. Roman qui deviendra enfin un film lorsque Michel Audiard en tombe raide dingue et en achète les droits. Avec son fils Jacques, il en tire alors un script et, pour le mettre en scène, pense à Claude Miller. Soit le réalisateur de Garde à vue (1981), leçon de cinéma bénéficiant justement des dialogues du père Audiard et de la présence de Michel Serrault. On ne s’étonnera donc pas de croiser le notaire Martinaud dans ce Mortelle Randonnée que fréquente également la « possédée » de Zulawski…

Sa gamine n’est plus. Pourtant, il s’accroche à l’idée de la retrouver. Dans cette vie-là ou dans l’autre… Le détective Louis Beauvoir dit « l’Œil » (Michel Serrault) ressemble à une épave échouée sur les rives du Styx. Mais lorsque sa nouvelle enquête le conduit sur les traces de la mystérieuse Catherine Leiris (Isabelle Adjani), le limier croit reconnaître en elle sa défunte fille. Dès lors, il ne va plus quitter la jeune femme, la suit aux quatre coins de l’Europe, la protège à son insu et devient même le complice de ses crimes. Car la demoiselle en question ne baise pas seulement en chantant « La Paloma » : elle assassine ses partenaires, les déleste de quelques richesses et change aussitôt d’identité… Récit construit comme une longue filature et donc constamment en mouvement, Mortelle Randonnée se dirige inéluctablement vers le grand nulle part. Là où la fuite en avant ne peut plus continuer. Là où les rêveurs font le grand saut. Là où le voyage rejoint enfin le bout de la nuit. Michel Audiard a d’ailleurs toujours voulu adapter le roman de Céline. Avec ce périple meurtrier d’une tristesse insondable, cette quête chimérique de deux êtres captifs de leurs songes, le « mélodiste en sous-sol » y est peut-être parvenu.

Pour Audiard et Serrault, Mortelle Randonnée résonne d’une manière intime et particulièrement éprouvante. Le premier a perdu un fils en 1975, le second une fille en 1977 (les deux jeunes adultes ont été fauchés lors d’un accident de la route). Ce deuil impossible, cette sensation de perte imprègne tout le film. Et écrase ses protagonistes, au point de murer leur souffrance dans la folie. De combler un vide abyssal par tous les moyens, quitte à s’enfoncer de plus en plus profondément dans les ténèbres… Comme l’avait déjà prouvé Garde à vue deux ans plus tôt, l’alchimie verbale d’Audiard ne peut se réduire aux comédies gouailleuses des 60’s (n’oublions pas non plus ses contributions à Mort d’un pourri, Le Professionnel ou Espion, lève-toi, des œuvres à la tonalité pessimiste et désabusée). Le quatrième long de Miller donne encore une fois l’occasion à l’orfèvre d’exprimer sa part d’ombre, de jeter un regard cinglant sur la nature humaine et de livrer des mots incisifs, lucides et caustiques. Magistral, surtout lorsque le privé Serrault soliloque, observe le monde à voix haute (« Je mourrai dans mon lit de chagrin, comme tous les pères »). Dans le film testament d’Audiard, On ne meurt que deux fois (1985), le comédien cherche à nouveau la femme et s’interroge sur son existence : « Le drame, avec la vie, c’est qu’on n’en sort pas vivant. Alors la vraie question, la seule, c’est de savoir comment on va mourir. »

Depuis son duel à « pile ou face » avec Philippe Noiret et sa « garde à vue » avec Lino Ventura, Michel Serrault a changé. Zaza Napoli est hantée par les « fantômes du chapelier », le « roi du gag » revêt aussi la panoplie du clown triste. Dans Mortelle Randonnée, le chasseur d’arbitre de M le Mocky s’approprie les tourments d’un type consumé par son obsession. Grâce à de nombreux traits d’esprit où le cynisme se mêle à la mélancolie, le moustachu parvient à nimber le crépuscule d’une discrète flamboyance. Représenter « le dernier des hommes » n’est pas rien (des téléviseurs diffusent des extraits du classique de Murnau dans la vitrine d’une boutique), autant le faire avec un brin de panache. Un panache illuminé de blêmes éclats dans lesquels se reflète un diamant noir nommé Adjani. Elle incarne LA beauté fatale par excellence : insaisissable, complexe, déchirante. La reine Isabelle séduit autant qu’elle fait flipper, arbore plusieurs visages dont celui de l’innocence dévastée et de l’enfance brisée (comme une réminiscence de l’âge tendre, elle porte le masque de Blanche-Neige lors d’un hold-up qui part en couille). Et dire que la même année, notre « dolce assassina » nous a également fait vivre le plus machiavélique, le plus érotique et le plus cruel des « étés meurtriers ». Un double exploit pour un monstre sacré du cinéma français.

Sublimé par le duo Serrault/Adjani, le gouffre psychotique dans lequel nous plonge Mortelle Randonnée provoque le vertige. Laissant ses illusions le dévorer, sa monomanie le manipuler, « l’Œil » navigue entre réalité et fiction, entre la vie et la mort. Ce père inconsolable n’attend qu’une chose : franchir la porte de l’au-delà, seul endroit où il pourra enfin serrer sa fille dans ses bras… Cette attraction morbide aux frontières du fantastique (en adoptant le point de vue de « l’Œil », Miller laisse subtilement planer le doute sur ce que l’on « voit ») est également partagée par Catherine Leiris, celle-ci projetant sur l’enquêteur les souvenirs de son propre géniteur. Le transfert s’opère donc de façon réciproque (en cela, le film va plus loin que Sueurs Froides, classique imparable auquel on ne peut s’empêcher de penser). Si le fantasme de l’un s’imbrique dans celui de l’autre, la connexion entre ces deux inconnus (qui, d’une certaine manière, se connaissent) mène inévitablement à une impasse tragique… Une voie sans issue également squattée par des individus à la morale poisseuse et à l’existence pathétique, des modèles de déliquescence et de cupidité. Des rebuts de l’humanité en somme, savoureusement incarnés par Guy Marchand (un autre transfuge de Garde à vue) et Stéphane Audran (enlaidie jusqu’au grotesque). Ces deux-là forment un couple de maîtres-chanteurs qui n’aurait pas dépareillé dans un roman de Jim Thompson.

Concourant lui aussi à la puissance émotionnelle et au magnétisme fantasmagorique de Mortelle Randonnée, Claude Miller soigne la forme de son œuvre, avec à ses côtés le grand chef op Pierre Lhomme (L’Armée des ombres, Tout feu, tout flamme) et le décorateur de renom Jean-Pierre Kohut-Svelko (qui ne quittera plus le réal de L’Effrontée). Le premier s’autorise quelques délices graphiques, surtout ceux inspirés par le film de genre (Adjani manie le fusil à pompe comme Sarah Connor et le rasoir comme chez Argento). Le deuxième fait jaillir de la nuit des reflets chatoyants et sépulcraux (de quoi donner au réel des teintes surnaturelles). Le troisième a su dénicher des extérieurs aussi nombreux que variés (à Paris, Bruxelles, Rome, Baden-Baden, Biarritz), ce qui – à l’écran – nous fait passer des hôtels les plus luxueux aux banlieues les plus sinistres (parcours retraçant l’inexorable déchéance de Catherine et de son poursuivant)… Ambitieux, stylisé et prodigieux à tous les niveaux, Mortelle Randonnée a pourtant connu une gestation douloureuse (retard sur le planning de tournage, dépassement budgétaire) et une carrière difficile (sortie en salle entachée par un échec public et critique, montage tronqué pour sa première diffusion télé). Mais depuis, du sang et des larmes ont coulé sous les ponts. Aujourd’hui, ce chef-d’œuvre baroque marque encore les esprits et réduit toujours le cœur en cendres.

Mortelle Randonnée. De Claude Miller. France. 1983. 2h00. Avec : Michel Serrault, Isabelle Adjani, Stéphane Audran

ELLE BOIT PAS, ELLE FUME PAS, ELLE DRAGUE PAS, MAIS… ELLE CAUSE ! (Michel Audiard, 1969)

elle-boit-pas-elle-fume-pas-elle-drague-pas-mais-elle-causeElle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais… elle cause ! (deux ans plus tard, elle ne causera plus, elle flinguera !) De Michel Audiard. France. 1969. 1h25. Avec : Annie Girardot, Mireille Darc et Bernard Blier. Genre : comédie. Sortie France : 17/04/1970. Maté à la téloche le lundi 10 juillet 2017.

De quoi ça cause ? Germaine (Annie Girardot), dite Mémène, femme de ménage au-dessus de tout soupçon, n’a qu’un défaut, dont elle use avec naïveté ou machiavélisme : elle parle trop. Elle a trois employeurs : Francine Marquette (Mireille Darc), conseillère psychologique à la télévision, Lhiétard (Bernard Blier), caissier de banque libidineux, et Phalempin (Sim), tout dévoué à un patronage de quarante enfants. Tout en époussetant, Mémène surprend des secrets. Francine, qui est sur le point d’épouser un ministre, a participé dans sa jeunesse à des ballets roses. Lhiétard a puisé dans la caisse, et Phalempin chante tous les soirs, travesti en femme, dans un cabaret borgne. Les bavardages de Mémène informent chacun de ses employeurs des secrets mal gardés des autres… (source : télévision.télérama.fr)

Mon avis Télé Z : Nombreux sont les critiques qui sous-estiment le Michel Audiard cinéaste. Pourtant, le célèbre scénariste/dialoguiste n’a pas à rougir de ses très estimables réalisations. Certes, il n’a jamais pondu d’œuvres aussi marquantes que Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962), Les tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963) ou Ne nous fâchons pas (Lautner again, 1964). Du moins derrière la caméra. Parce qu’il ne fait aucun doute que ces illustres péloches doivent énormément à la plume du père Audiard. Sans lui, ces classiques ne seraient pas ce qu’ils sont. Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais… elle cause ! (sacré titre !) n’a rien d’une comédie mineure dans la carrière du bonhomme. Le plaisir pris à chaque visionnage en atteste. Comment résister à cette troupe de comédiens, à ces habitués de la poésie d’Audiard ? En employée de maison pas si naïve que ça et rêvant d’une vie de château à Monte-Carlo, Annie Girardot laisse éclater son talent comique et vient foutre le boxon dans la vie de ses patrons. En résulte un chassé-croisé crapuleux, étiré jusqu’à l’absurde, dans lequel trois personnages hauts en couleur se font chanter les uns les autres, comme dans une boucle infinie. Amusant, d’autant plus que le film prend rapidement des allures de polar parodique et fraye même avec l’humour macabre (l’utilisation d’un champignon vénéneux comme poison, entraîne – par inadvertance – la mort de nombreux piliers de bar). Autour de Girardot gravite l’indispensable Bernard Blier dont l’onctueuse obséquiosité relève du grand art. En banquier vicelard et cupide, le bonhomme rivalise de roublardise avec la charmante Mireille Darc, ex-prostituée fraîchement fiancée à un futur ministre. Et puis il y a le pauvre Sim, éducateur le jour et chanteur de cabaret la nuit. Sa particularité ? Il se travestit en femme pour jouer les « jolies petites libellules » (une mémorable chorégraphie qui se termine le cul par terre !). À toutes ces pointures, s’ajoute la joie de reconnaître au détour d’une séquence, une gueule raffinée, un second couteau de prestige. Un « monsieur ». En effet, que serait une comédie française des 60’s/70’s sans le concours d’un Robert Dalban ou d’un Dominique Zardi ? La force d’un film écrit et/ou réalisé par un cador du verbe comme Michel Audiard réside dans la parfaite appropriation de ses textes par les meilleurs acteurs possibles. Soit les bons mots dans les bonnes bouches. Voilà pourquoi Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais… elle cause ! – farce gouailleuse, qui plus est ponctuée de chouettes plans de Paname – vieillit bien et écrase la plupart des comédies hexagonales actuelles. Allez, une petite réplique avant de se quitter, celle lancée à Phalempin par Lhiétard : « J’ai déjà vu des faux-culs… mais vous êtes une synthèse ! » 4,5/6

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Annie Girardot : elle boit, elle fume et… elle cause !