LA BÊTE DE GUERRE : l’enfer est pour les héros

« Il y a vraiment de quoi taper du poing et des pieds sur la table. Chef-d’œuvre absolu du film de guerre non belliqueux, La Bête de guerre est rejeté par le public. » L’édito de Marc Toullec paru dans le numéro 17 du magazine Impact (octobre 1988) fustige l’indifférence du public envers le film de Kevin Reynolds. Un sort injuste compte tenu de l’immense valeur de ce dernier. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Au sein du paysage hollywoodien des 80’s, La Bête de guerre constitue une superbe anomalie. Il n’est pas revanchard pour un sou. Il n’encourage pas à la consommation de pop-corn. Je ne céderai pas à la facilité de cracher sur Rambo III pour mieux valoriser son rival. Dans le même papier, l’excellent Toullec précise d’ailleurs : « On peut délirer sur le film de Kevin Reynolds et aimer Rambo III; cela n’a rien d’incompatible. » Bien d’accord. Abordant le même conflit (la guerre d’Afghanistan), tournées en partie dans les mêmes décors (au désert de Néguev, en Israël), sorties dans les salles à un mois d’intervalle (au cours du second semestre de l’année 88), les deux péloches s’opposent mais ne s’annulent aucunement. On peut donc apprécier le show plus grand que nature de l’ami Sly et la trempe viscérale et désenchantée du réal de Robin des Bois, prince des voleurs.

Autre point qui distingue La Bête de guerre de la concurrence : ses origines théâtrales. Après avoir vu un reportage sur l’Afghanistan dans lequel un char écrasait les mains d’un enfant, William Mastrosimone part clandestinement sur place, passe huit jours avec les rebelles et interroge des réfugiés au Pakistan voisin. Cette expérience lui inspire une pièce qu’il crée en 1984 : Nanawatai (terme offrant le droit d’asile à quiconque en fait la demande, selon le code éthique des Pachtounes). Auteur d’un premier essai passé inaperçu (la production Amblin Fandango, 1985), le cinéaste Kevin Reynolds s’empare de Nanawatai pour en faire son deuxième effort. Avec le concours de Mastrosimone au scénario, The Beast of war peut renvoyer aux années Reagan toute leur laideur. Car, autre singularité, il n’y a pas une once de patriotisme (pourtant très à la mode durant la décennie 80) dans ce long-métrage distribué par une major, à savoir la Columbia. Bonus : vous ne croiserez pas non plus un seul américain dans cette histoire. Seulement des Russes et des Afghans. Quand les premiers occupaient la terre des seconds. Le film débute en 1981, deux ans après le début des hostilités (elles ne s’achèveront qu’en 1989). En plein désert, des tanks soviétiques rasent tout un village « ennemi ». Lorsqu’ils rentrent au bercail, les Moudjahidines découvrent un charnier. Pour se venger, les « guerriers saints » se lancent aux trousses des bouchers de l’armée rouge et ne trouvent qu’un char s’étant égaré en chemin…

« Quand, blessé et gisant dans la plaine afghane,
Tu vois bondir la femme afghane coupeuse d’entrailles,
Saisis ton fusil, fais-toi sauter la cervelle,
Et rends-toi à Dieu en soldat. »

Cette citation extraite du poème The Young British Soldier de Rudyard Kipling précède l’ouverture de The Beast of war. Ouverture qui donne le ton et montre la guerre telle qu’elle est : abjecte et barbare. À bord de leurs monstres d’acier, les suppôts de l’URSS bombardent, mitraillent, brûlent tout ce qui bouge, civils comme résistants, femmes comme enfants. La violence aveugle et estomaquante de ces exactions convoque le regard cru et sans concession du Vieux fusil ou de Requiem pour un massacre. Des corps méconnaissables et fumants, du sable mêlé de cendres : les stigmates d’un carnage innommable. Après avoir fait saigner et pleurer le désert, Reynolds se focalise sur l’affrontement entre une poignée de combattants afghans et un blindé coco perdu en plein merdier. La grande Histoire glisse vers la petite, un face-à-face entre l’homme et la machine s’annonce. À l’aide d’un lance-roquette providentiel, David traque Goliath et compte bien lui faire sauter ses chenilles mécaniques. Broyant les chairs et vomissant la mort, la « bête » amène avec elle l’apocalypse, protégée par son armure de toute conscience humaine. Avec une maîtrise digne de John McTiernan, le réalisateur passe aisément de l’intérieur étroit dudit tank aux grands espaces naturels, décor aride et somptueux où l’horizon infini s’apparente à l’au-delà. Souvent cadré en contre-plongée ou avec la caméra posée sur le canon, le char d’assaut possède même l’aura malfaisante du poids lourd de Duel. Avec en plus, le look de tas de ferraille à l’agonie des camions à nitro de Sorcerer. Car, à force de tuer et de rouler, la bête est mise à rude épreuve et laisse des traces d’huile sur son passage…

Si le film prend fait et cause pour les envahis et dénonce sans détour les outrages des envahisseurs, il le fait sans schématisme aucun, en prenant soin de nuancer les deux camps en présence. Les Russes ne se résument donc pas à des brutes sanguinaires. Parmi les recrues du char de combat T-55, on trouve le mitrailleur mariole Kaminski (Don Harvey), le canonnier pleutre Golikov (Stephen Baldwin), l’interprète anxieux – et afghan – Samad (Erick Avari), le pilote intello Koverchenko (Jason Patric) et leur chef à tous, le commandant tyrannique Daskal (George Dzundza). Entre les deux derniers, le torchon brûle, l’humanisme de l’un se frottant à la cruauté de l’autre. Tandis que Koverchenko, fatigué et révolté, remet en cause les décisions iniques prises par son supérieur, celui-ci use de son autorité pour commettre l’irréparable. Officier intraitable et insensible, boule de haine aveuglée par l’uniforme, Daskal est un trompe-la-mort, un homme né pour se battre et qui, à huit ans, jetait des cocktails Molotov sur des panzers lors de la bataille de Stalingrad (la tirade de Dzundza, terrassante comme du Milius, prouve que Reynolds a bien coécrit le script du magnifique L’Aube rouge). « Qui sont les nazis, maintenant ? » finit par demander Koverchenko à Daskal. Autrement dit : comment les héros d’hier peuvent-ils devenir les tortionnaires d’aujourd’hui ? Une fatalité puisque de toute façon : « on ne peut pas être un bon soldat dans une sale guerre ».

Côté Moudjahidines, alors que certains profitent de la situation pour voler, faire du bizness, d’autres se sentent davantage concernés par les événements. C’est le cas de Taj (Steven Bauer), un jeune homme prêt à tout pour faire payer ses crimes à l’agresseur soviet. Engagé dans une lutte inégale contre un engin a priori indestructible, Taj risque non seulement sa vie mais aussi celle des siens en plongeant la tête la première dans les abîmes de la vengeance. Dans cette société afghane profondément patriarcale, une autre injustice se dessine : celle reléguant au second plan des femmes qui, elles aussi, ont perdu un époux, un père, des sœurs, des frères, des enfants. Bannies des champs de bataille, elles n’en sont pas moins courageuses, submergées par la douleur et pleines de fureur; souffrent au même titre que les hommes et plus encore (il existe une arme de guerre qui les vise tout particulièrement : le viol). Dans un geste féministe inattendu, La Bête de guerre fait le choix d’offrir à ces survivantes l’occasion d’exprimer leur colère (le visage sanguinolent et extatique de Sherina, jouée par la saisissante Shoshi Marciano, demeure l’une des images les plus marquantes du film). Mieux encore, leur rôle s’avère d’une importance cruciale et décisive, alors que tout au long du récit elles semblent suivre une trajectoire parallèle, marginale. Les lions du désert ne seraient rien sans leurs lionnes.

Plus qu’un film de guerre, The Beast of war est un film sur la guerre. Si Reynolds exploite toutes les ressources offertes par sa chasse au tank en milieu hostile (dans le genre survival, ça se pose là), le spectacle sert avant tout un propos. Évoquant en filigrane les fantômes du Vietnam, l’auteur des très bons 187 code meurtre et La Vengeance de Monte Cristo montre comment la folie belliciste mène les plus fanatiques à leur perte. Guerroyer jusqu’à l’absurde, exécuter bêtement les ordres, zigouiller son prochain pour une idéologie : quel sens cela peut-il encore avoir lorsque la fin est proche ? Lorsque ceux qui vous envoient servir de chair à canon sont à des milliers de kilomètres ? À l’orgueil d’un Daskal résolu à aller au bout de l’enfer, et ce quoi qu’il en coûte, s’opposent les doutes d’un Koverchenko. La remise en question de tout ce bordel l’amène à reconsidérer son adversaire, à mieux le connaître, voire même à le défendre. C’est grâce au mot « nanawatai » que Koverchenko sauve sa peau lorsqu’il tombe, à mi-parcours, entre les mains des Afghans. La clé réside dans l’échange, le dialogue, la culture. Voilà ce qui relient les êtres humains, au-delà de toute politique, de toute religion, de toute frontière. Deux ans avant le Danse avec les loups dirigé par Kevin Costner (avec l’aide officieuse de Reynolds, soit dit en passant), La Bête de guerre prône la paix entre les peuples et le fait avec intelligence, sans pathos. L’un des nombreux arguments de ce film grandiose, épique et poignant.

The Beast of war. De Kevin Reynolds. États-Unis. 1988. 1h51. Avec : Jason Patric, George Dzundza, Steven Bauer…