CHASSE À L’HOMME : le jeu le plus dangereux

« C’est comme une drogue, hein ? D’abattre un homme. » Lance Henricksen doublé par Bernard Tiphaine, voix qui s’est éteinte le 19 octobre 2021…

La Nouvelle-Orléans. Son tramway nommé Désir. Sa brume électrique. Et ses chasses à l’homme organisées par l’infâme Emil Fouchon (Lance Henriksen) ! Ce psychopathe plein aux as met à la disposition de la jet set du gibier humain, sélectionné parmi les SDF du coin. Le père de Natasha Binder (Yancy Butler) est l’une des victimes de ce divertissement de luxe et de mort. Lorsque sa fille tente de résoudre l’énigme de sa disparition, elle sollicite l’aide d’un ex-soldat d’élite au chomdu : Chance Boudreaux (Jean-Claude Van Damme). Un profil apte à donner du fil à retordre à l’ignoble bizness de Fouchon… J’aurais pu vous causer du Chasse à l’homme de l’ami Fritz (Lang, pas le chat), formidable spy movie antinazi de 1941. Mais l’envie de faire un détour par la Louisiane l’a emporté… 1993. Hard Target (Chasse à l’homme en VF, donc). Premier film américain du chinois John Woo, réinventeur du cinéma d’action, maître du gunfight réglé comme du papier à musique, virtuose du mélo arrosé de plomb. Plus qu’un filmmaker, un chorégraphe, mélange parfait entre Jacques Demy et Sam Peckinpah. Ses titres les plus légendaires ont marqué les spectateurs à vie : Le Syndicat du crime (1986), Le Syndicat du crime 2 (1987), The Killer (1989), Une Balle dans la tête (1990), À toute épreuve (1992). Une révolution « cinémasiatique » aussi définitive que celle impulsée auparavant par Bruce Lee. De quoi faire chialer Hollywood de jalousie…

Le retour de Hong Kong dans le giron autoritaire chinois (le Royaume-Uni rétrocède son ancienne colonie à Pékin le 1er juillet 1997) est une menace incitant John Woo (et bien d’autres : Tsui Hark, Ringo Lam, Kirk Wong…) à céder aux chants des sirènes yankees. Cependant, Universal Pictures, le studio derrière Hard Target, n’est guère rassuré à l’idée d’embaucher un expat ne maîtrisant pas encore l’anglais. Pour apaiser les détenteurs des cordons de la bourse, Sam Raimi est alors chargé de veiller en tant que producteur à la bonne marche de l’entreprise (quitte à remplacer le réalisateur si besoin est). D’ailleurs, le scénariste (Chuck Pfarrer) et le monteur (Bob Murawski) de Chasse à l’homme ont déjà bossé avec le pote de Bruce Campbell. Le premier sur Darkman (1990), le second sur L’Armée des ténèbres (1992). En outre, certaines images évoquent ici la frénésie de la griffe « raimiesque » (gros plan de la pointe d’une flèche propulsée à vive allure vers sa cible, caméra portée traquant une « proie » à la façon des démons possessifs d’Evil Dead). Ce qui ne veut pas dire que Sam le fanboy a foutu son pif dans le travail d’un artiste qu’il admire. Sur le plateau, il regarde John Woo créer et le laisse s’exprimer… Changement d’ambiance en postprod. Fidèles à leurs habitudes, ces fouteurs de merde de la MPAA exigent des coupes (une vingtaine de minutes au total). Résultat des courses, Hard Target écope d’un R (interdiction aux moins de 17 ans non accompagnés d’un adulte).

Signalons que le récent blu-ray d’ESC propose une version d’Hard Target plus longue et moins édulcorée que celle sortie en salle (99 minutes sur support numérique contre 92 sur grand écran). Mieux encore, l’éditeur dévoile en bonus caché une mouture de 116 minutes, présentée à l’époque en projection test. Cette copie de travail (ou « workprint ») permet de découvrir les excès graphiques avant intervention de la censure (le passage du lobe d’oreille charcuté aux ciseaux était beaucoup plus frontal, pour ne pas dire gore, à l’origine). Des séquences entières, parfois dispensables, refont également surface (JCVD chantant « alouette, gentille alouette » avec Wilford Brimley !). Sans oublier moult prises de vues alternatives (dont un ultime face-à-face entre JCVD et Henricksen bien plus court)… Pourtant, malgré tous ces bidouillages, Chasse à l’homme reste bel et bien un film de John Woo. En convoquant sa maestria coutumière, le cinéaste est parvenu à transcender la commande. À défaut d’être intact, le spectacle a su conserver suffisamment de hargne pour convaincre. Au sein du cinoche d’action US des années 90, cet esthète de l’espace et du mouvement nommé Woo se distingue sans peine de la concurrence. Et qui d’autre que lui aurait pu rivaliser avec des contemporains tels que James Cameron (Terminator 2, 1991), Kathryn Bigelow (Point Break, 1991), Tony Scott (Le Dernier Samaritain, 1991), John McTiernan (Last Action Hero, 1993) et Renny Harlin (Cliffhanger, 1993) ?

En 1993, ces débuts aux States avaient de quoi décevoir les fans de la première heure. Nous avions quitté le roi de l’heroic bloodshed avec l’inouï, l’inégalable, l’incroyable À toute épreuve, le voilà de retour avec une péloche cadenassée par le système hollywoodien. Certes, il faudra attendre Volte/Face (1997) pour découvrir le chef-d’œuvre en langue anglaise de John Woo, mais avec du recul, Hard Target squatte sans problème la deuxième place du podium (cela dit, pour vraiment se prononcer, il faudrait voir le director’s cut, paraît-il démentiel, de Windtalkers…). Sans constituer son opus le plus personnel, le réal de La Dernière Chevalerie (formidable hommage à Chang Cheh) réussit à faire de cette série B de luxe le terrain de jeu idéal pour montrer de quoi il est capable. La forme domine le fond avec une jubilation communicative, là où de ternes blockbusters comme Broken Arrow,  M:I-2 et Paycheck étoufferont dans l’œuf la Woo’s touch… En ce qui concerne le script de Pfarrer, il a le bon goût de revisiter Les Chasses du Comte Zaroff (survival séminal de 1932) et La Proie nue (safari sadique de 1965), tout en s’autorisant un soupçon de discours social. Se situant au-dessus des lois et de toute morale, de riches pervers s’amusent à dézinguer des laissés pour compte en pleine rue et dans l’indifférence générale… À l’image du diptyque Hostel d’Eli Roth, ce sous-texte interroge les limites les plus extrêmes du capitalisme. Le meurtre ? Le nouveau sport des rupins.

Originaire du « plat pays », Jean-Claude Van Damme est lui aussi un étranger à Hollywood. Mais lorsqu’il arbore la coupe mulet de Chance Boudreaux, la révélation de Bloodsport (1988) a déjà fait un bout de chemin outre-Atlantique. Grâce au succès d’Universal Soldier (1992), il devient enfin la star qu’il a toujours voulu être. Bien qu’il se soit invité à la table de montage au grand dam de John Woo, l’acteur n’a pourtant pas dénaturé l’œuvre de son metteur en scène. Dans Chasse à l’homme, le style de l’un s’adapte à celui de l’autre, les deux hommes exécutant ainsi une danse harmonieuse. Passages obligés, les célèbres coups de latte des « Muscles de Bruxelles » sont soigneusement cadrés, découpés et shootés au ralenti, bref totalement mis en valeur par l’œil unique du Hongkongais. De son côté, le futur « Timecop » affiche une cool attitude à la Chow Yun-fat et n’hésite pas à faire cracher les berettas façon The Killer. Osant des acrobaties empreintes de folie HK (il faut le voir en équilibre sur une bécane et tirer en même temps sur ses poursuivants !), le bagarreur Van Damme n’est jamais apparu aussi aérien à l’écran. Profitant du génie de Woo, JCVD ne démérite pas en street fighter des bas-fonds, en héros mal rasé qu’on aurait pu croiser dans un western spaghetti. Ses détracteurs se gausseront sans doute de cet intermède borderline dans lequel il frappe et assomme un serpent à sonnette (Schwarzy n’avait-il pas déjà mis KO un pauvre dromadaire dans Conan le Barbare ?), mais peu importe : le Belge défend ici l’un de ses plus beaux efforts cinématographiques.

Jean-Claude Van Damme se ferait presque voler la vedette par ses antagonistes, des bad guys aussi vils que classieux campés par Lance « Bishop » Henriksen et Arnold « Imhotep » Vosloo. Sans en faire des caisses, ces gars-là nous font comprendre qu’ils sont sur Terre uniquement pour tuer. Et qu’ils y prennent du plaisir… Moins bien lotie, Yancy Butler (pro de la chute libre dans Drop Zone) se retrouve à jouer les faire-valoir féminins, même si la dernière bobine lui donne l’occasion de prendre sa revanche (elle vide son chargeur dans les roustons d’un malotru l’ayant traitée de « pute »). Mais, de toute façon, c’est autour de l’astre John Woo que tourne Chasse à l’homme. Comme chez Dario Argento, seul compte la beauté du geste, la sublimation du réel, la poésie du langage visuel (le mec qui se ramasse un pruneau à travers un œilleton fait d’ailleurs penser à l’une des prouesses sanglantes d’Opéra). Le film est constellé de motifs wooiens : des motards s’avancent en première ligne et canardent à tout-va, les coups de feu provoquent une mini-explosion et envoient valdinguer une partie du décor, une pluie d’étincelles s’abat sur les flingueurs, des piafs volent au milieu du chaos… Situé dans un entrepôt stockant des chars et des statues de mardi gras, le climax constitue à cet égard un festival pyrotechnique à la sauvagerie grisante, tour de force opératique inédit dans le paysage du 7ème art occidental du début des 90’s. La fureur hongkongaise commençait alors à s’installer à Hollywood… Sans Hard Target, pas de Matrix.

Hard Target. De John Woo. États-Unis. 1993. 1h39. Avec : Jean-Claude Van Damme, Lance Henriksen, Yancy Butler

CYBORG (Albert Pyun, 1989)

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Dévastée par l’anarchie sociale et la peste, l’Amérique du 21ème siècle est plongée dans un cauchemar barbare. Seul Pearl Prophet, une magnifique mi-humaine/mi-robot, a les connaissances nécessaires pour développer un vaccin. Mais Pearl est capturée par des pirates cannibales qui veulent garder l’antidote pour eux… et dominer la Terre ! Seuls les talents de combattant de Gibson Richenbaker peuvent la sauver. Et, avec elle, le reste de la civilisation. Source : madmovies.com

À la fin des glorieuses 80’s, la Cannon – célèbre machine à séries B qui débourrent – se retrouve sous perfusion. Néanmoins, le succès de Bloodsport (1988) permet au duo Golan/Globus de sortir un peu la tête de l’eau. Jean-Claude Van Damme a aussi de quoi se réjouir : sa carrière est lancée. La firme accompagne alors le Belge dans son rêve américain et lui propose ensuite le rôle principal de Cyborg (un job prévu au départ pour Chuck Norris). Un long-métrage bâtit sur les ruines de Masters of the Universe 2, projet avortée dont les décors et les costumes vont resservir pour l’occasion. Albert Pyun, le réalisateur rattaché à la suite des aventures de Musclor (et d’un Spider-Man qui ne se fera jamais), se console avec ce mal nommé Cyborg. Mal nommé parce que la chose n’a rien d’un Terminator ou d’un RoboCop, même si un androïde – ou plutôt une androïde – se promène bien dans les parages. Dans la peau synthétique de Pearl Prophet, Dayle Haddon se la joue sauveuse de l’humanité et ce malgré sa nature d’automate en acier (elle dévoile même les fils et les câbles qu’elle planque sous son crâne grâce à une animation bien désuète). Ne cherchez pas, l’histoire ne recèle pas d’autres robots de ce type. Pas de quoi provoquer le soulèvement des machines, donc… En revanche, le film ressemble bel et bien à un post-apo et s’inscrit plus particulièrement dans la droite lignée des deux premiers Mad Max, surtout le second. À l’instar de Mad Max 2 : le Défi, le futur atomique selon Pyun semble avoir fait régresser la civilisation jusqu’au Moyen Âge (la peste est ici à l’origine de la fin du monde et le méchant porte fièrement sa cotte de mailles). Dans un même ordre d’idées, impossible de ne pas penser au western, genre dans lequel règne bien souvent la loi du plus fort. Le passage le plus mémorable de Cyborg fait d’ailleurs référence à l’immense Il était une fois dans l’Ouest. Au détour d’un souvenir âpre et douloureux, le cinéaste hawaïen revisite à sa manière ce moment mythique où le jeune Harmonica ne peut empêcher la pendaison de son frère, le tout sous le regard cruel de Fonda. Toujours sous l’influence du classique de Leone, les bribes du traumatisme de Gibson Richenbaker (Van Damme) s’étalent en flashback tout au long du récit et atteignent leur acmé lors d’une explosion libératrice prenant la forme d’une crucifixion spectaculaire. La barbarie du passé donne au protagoniste la rage nécessaire pour péter avec son talon la croix en bois sur laquelle il est attaché. Digne de Ken le Survivant ! Pour le reste, si cette prod Cannon parvient à faire illusion avec ses modestes décors (une usine désaffectée, ça le fait toujours), ses débordements graphiques (frayant souvent de façon maladroite avec le hors-champ, dommage) et les jolis coups de tatane de JCVD (parfois au ralenti et toujours bien cadrés), l’ensemble s’avère tout de même un brin mollasson et vite expédié. Avec 500 000 dollars et 23 jours de tournages, Albert Pyun fait ce qu’il peut et torche même quelques belles images. Mais le spectateur ne peut que rester dubitatif devant l’inanité du sidekick féminin (Deborah Richter, assez transparente mais le scénario ne l’aide pas vraiment), le score cheapos de Kevin Bassinson (bontempi style) et le cabotinage du bad guy campé par un Vincent Point Break Klyn au physique néanmoins impressionnant (ses lentilles de couleur turquoise évoquent celles d’Ivan Rassimov dans Toutes les couleurs du vice). Lors du combat final avec l’ami Jean-Claude, ce dernier menace même de faire tomber le film dans le nanar avec ses hurlements de bœuf sous stéroïdes (au bout de quinze « Beuargh ! », ça commence par devenir embarrassant). Dans ces circonstances, difficile de totalement réhabiliter ce Cyborg, même avec une bonne dose de nostalgie cannonienne. Hier comme aujourd’hui, le post-nuke d’Albert Pyun demeure très sympatoche mais, faute de réelle conviction, n’atteint jamais l’aspect jouissif de certains de ses camarades (pour rester chez nos compères israéliens, on prend quand même davantage son pied en matant les jusqu’au-boutistes Death Wish 3, Invasion USA ou Cobra). Alors en pleine ascension vers la gloire, Van Damme n’est pas à blâmer et semble même croire à son personnage. Ce qui n’est pas toujours le cas quand on se penche sur la filmo du roi du grand écart…

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Cyborg. D’Albert Pyun. États-Unis. 1989. 1h26. Avec : Jean-Claude Van Damme, Deborah Richter et Vincent Klyn. Maté à la téloche le 23/06/18.