Retrouver dans les salles une nouvelle œuvre de Neil Jordan est un événement. Certains grands cinéastes ont beau être toujours en activité, cela ne leur garantit pas obligatoirement une distribution digne de ce nom. Avant Greta, l’Irlandais nous avait offert un poème vampirique d’une rare beauté avec Byzantium (2013). Un chef-d’œuvre irradié par deux comédiennes à se damner (Gemma Arterton et Saoirse Ronan) et qui a dû se contenter chez nous d’une banale sortie technique en dvd/blu-ray. Faut dire que l’échec commercial du film aux States n’a pas non plus aidé. Telle est la loi du pognon. Car l’industrie du 7ème art et les patrons de multiplexes n’ont que faire d’un gars ayant pondu un classique comme La Compagnie des Loups (1984), conte horrifique aux fascinants contours érotico-freudiens. Ils ont déjà oublié The Crying Game (1992), polar passionnant cachant en son sein une love story étonnante. Enterré Entretien avec un vampire (1994), flamboyante adaptation du roman culte d’Anne Rice. À peine considéré À Vif (2007), vigilante flick ambigu et poignant dans lequel la grande Jodie Foster fait montre du brio qui la caractérise. Je râle mais c’est toujours rageant de voir un joyau comme Byzantium être traité par-dessus la jambe…
Visible dans de bien meilleures conditions que son prédécesseur, Greta appartient à la catégorie « thriller domestique ». En vogue de la fin des années 1980 au mitan des années 1990, le genre illustre le cas d’un (ou une) psychopathe s’immisçant dans la vie de gens ordinaires dans l’intention de leur pourrir l’existence. Quelques exemples ? Liaison Fatale (Adrian Lyne, 1987), Les Nuits avec mon ennemi (Joseph Ruben, 1991), Fenêtre sur Pacifique (John Schlesinger, 1991), La Main sur le berceau (Curtis Hanson, 1992) ou encore JF partagerait appartement (Barbet Schroeder, 1992). Si ces films de studio assez balisés ont pu faire illusion à leur sortie, admettons qu’ils ont pris aujourd’hui un sacré coup de vieux… Et qu’en est-il de Greta ? La mode en question étant terminée depuis belle lurette, le film s’apprécie plutôt bien. Pourtant, de la même manière que ses aînés, il lui arrive parfois d’entamer la crédibilité du récit en le cousant de fil blanc (mais seulement lors de la dernière bobine, ce qui limite les dégâts). On pourrait aussi lui reprocher une scène versant dans le grand-guignol (pas forcément une tare puisque le passage en question donne lieu à un plan superbement caustique et très « piquant », celles et ceux qui ont vu le film comprendront…).
Des petites facilités que l’on pardonne aisément au petit dernier de Neil Jordan, notamment grâce à son look soigné (rien à redire en ce qui concerne la direction artistique et la photographie), à sa mise en scène aussi élégante que maîtrisée (ça saute aux yeux dès les premières minutes) et à son convaincant trio d’actrices (j’en recause quelques lignes plus bas). Et maintenant, le pitch. Marquée par la disparition récente de sa mère, Frances (Chloë Grace Moretz) est une jeune serveuse de New York vivant en coloc avec son amie Erica (Maika Monroe). Dans le métro, elle trouve un sac à main abandonné sur une banquette et dégote à l’intérieur l’identité et l’adresse de la propriétaire, une certaine Greta Hideg (Isabelle Huppert). Frances se rend alors chez elle pour lui restituer son bien et fait la connaissance d’une veuve esseulée, grande amatrice de piano (surtout de Liszt et son Liebesträume, « Rêves d’amour »). Pour la première, le cauchemar ne fait que commencer… Greta démarre comme un drame sur la solitude puis dérive insidieusement vers le film à suspense (voire d’épouvante) empreint de comédie noire. À l’instar de Frances, on se surprend à ressentir de l’empathie pour le rôle-titre, avant de découvrir sa part d’ombre et la folie qui l’anime. La terreur n’est jamais aussi déstabilisante que lorsqu’elle revêt un visage humain.
Seule une actrice de la trempe d’Isabelle Huppert peut rendre le mal aussi séduisant. Son regard profond et mélancolique apporte une réelle densité aux ténèbres qui la submergent. À travers sa classe naturelle, la Ella Watson de La Porte du Paradis laisse subtilement deviner la détresse et la malveillance de son personnage. Et quand elle pète les plombs, la Miss Huppert s’amuse comme une folle (!) à tel point que l’effroi le dispute au rire (nerveux). De quoi rendre fière la Kathy Bates de Misery, d’autant plus que Jordan se plaît à donner à sa Greta des allures de boogeyman (elle apparaît souvent dans le champ à la façon d’un tueur de slasher, silhouette insaisissable semblant avoir le don d’ubiquité). Dans les frusques de la victime, Chloë Grace Moretz incarne une jeunesse lumineuse mais fragilisée par des tourments ayant plus d’un point commun avec ceux de son bourreau. Le sentiment d’attraction/répulsion qu’elle éprouve envers sa flippante « mère de substitution » lui permet de montrer encore une fois toute l’étendue de son talent (voir aussi à ce sujet le très beau Come as you are). Et entre les deux, Maika It Follows Monroe tire elle aussi son épingle du jeu et fait merveille en nana cynique et délurée. Trois actrices qui, sous l’œil raffiné de Jordan (dont on retrouve ici l’acteur fétiche, Stephen Rea), font oublier une écriture un brin conventionnelle et parviennent à rendre ce thriller très attrayant.
Greta. De Neil Jordan. États-Unis/Irlande. 2019. 1h38. Avec : Isabelle Huppert, Chloë Grace Moretz, Maika Monroe…