BACCHANALES SEXUELLES : les drôles d’orgies de monsieur Gentil

Début des années 70. Les poèmes de Jean Rollin dédiés aux créatures de la nuit ne rencontrent pas leur public et ne satisfont pas davantage la critique. Et pourtant, Le Viol du vampire (un premier long sorti en plein mai 68), La Vampire nue (1970), Le Frisson des vampires (1971) et Requiem pour un vampire (1972) relèvent de l’avant-garde la plus inspirée et s’approprient avec respect le mythe du suceur de sang. S’il veut à nouveau tourner, le « rêveur égaré » n’a pas d’autre choix que d’accepter des commandes qui correspondent aux modes du moment. Sous le pseudo de Michel Gentil ou de Robert Xavier, il s’essaie alors à la fesse soft via Jeunes filles impudiques (1973) et notre péloche du jour, Bacchanales sexuelles (1974). Dans la foulée, il surfe même sur la vague porno, emballant sans rougir (enfin si, un peu) une dizaine de polissonneries (s)explicites (citons pour le plaisir, l’aventure qui marque en 1977 la première rencontre entre Rollin et Brigitte Lahaie : Vibrations sexuelles). De quoi se refaire une petite santé financière. Cependant, malgré les contraintes commerciales, Monsieur Jean n’a jamais coupé les ponts avec le royaume des ombres. Une certitude : son cœur ne bat qu’aux frontières de l’aube. Dans ses œuvres les plus personnelles, la vie et la mort ne font qu’un, le surréalisme se teinte de romantisme noir, les ténèbres n’empêchent nullement l’amour de se manifester. La beauté éthérée, la puissance fantasmagorique, la mélancolie envoûtante de La Rose de fer (1973), La Nuit des traquées (1980) ou La Morte vivante (1982) ont offert à notre « Baron Vampire » une place unique au sein du fantastique hexagonal.

Écrit par Jean Rollin et sa fidèle collaboratrice Natalie Perrey, le scénario de Bacchanales sexuelles relate la lutte opposant l’exquise Valérie (Joëlle Cœur) à la sadienne Malvina (Brigitte Borghese). La première veut délivrer son amie Sophie (Marie-France Morel, La Grande culbute) des griffes de la seconde, grande prêtresse de la secte des « adorateurs de la chair fraîche » ! Bien loin des contes sépulcraux chers au réalisateur de Fascination (1979), ce bel exemple d’érotisme à la française reste néanmoins habité par l’esprit de son auteur. À la grosse marrade grivoise façon Max Pécas/Philippe Clair/Richard Balducci/Nicole Garcia, Jean Michel Rollin Roth Le Gentil (nom complet) préfère s’amuser avec ses références, son univers. D’ailleurs, Bacchanales sexuelles a été en partie tourné dans son propre appart. L’affiche conçu par Druillet pour Le Frisson des vampires sert d’agrément mural (une déco très tendance chez les amoureux de Sandra Julien), des tonnes de bouquins débordent des étagères (sur lesquelles la belle comme un Cœur prélève le fameux Classiques du cinéma fantastique de Jean-Marie Sabatier) et les pipes de son fumeur de metteur en scène se dévoilent au détour d’un plan, hélas, coupée au montage. Dans ce logement, la place importante occupée par les livres n’est pas anodine. Elle rappelle que le regretté Rollin fut également écrivain et directeur de collection. Mais aussi un expert en littérature populaire à qui l’on doit notamment un essai sur Gaston Leroux publié dans les pages de Midi-Minuit Fantastique. Bref, un homme cultivé, éclairé, le Jeannot. Qui côtoya Bataille dans sa prime jeunesse, travailla avec Duras sur l’inachevé L’Itinéraire marin

Intitulé Tout le monde il en a deux lorsqu’il sort une première fois dans nos cinoches (le 4 août 1974), Bacchanales sexuelles (titre utilisé pour la ressortie du film, le 2 octobre de la même année) témoigne du penchant de Rollin pour l’insolite, l’étrange, le bizarre. Les sœurs jumelles Catherine et Marie-Pierre Castel (inoubliables visages traversant presque toute la filmo rollinienne) agissent comme des souris d’hôtel dont le look (cagoule et combinaison moulante) évoque les « anges du mal » des feuilletons de Feuillade (on songe inévitablement à Musidora, ensorcelante Irma Vep des Vampires de 1915). Pour sa part, l’insatiable dominatrice campée par Brigitte Borghese (Britt Anders au générique) semble s’être échappée des cases d’une sulfureuse BD des éditions Elvifrance (petits formats pour adultes, disponibles en kiosque de 1970 à 1992). Dans son repaire (un manoir apportant à l’ensemble une touche gothique bienvenue), la pauvre Sophie se fait flageller par un bourreau masqué et vêtu de rouge, réincarnation du Mickey Hargitay de Vierges pour le bourreau (aka Il boia scarlatto, le bourreau écarlate, 1965). Le tout sous le regard vicelard d’un couple de larbins surexcités ! Cette ragoûtante pincée de délire SM vient pimenter un spectacle parfois à la limite du hard (nous sommes au mitan des 70’s et la pornographie s’apprête à déferler sur les écrans français). Pour autant, rien ne justifie le futur titre VHS de Tout le monde il en a deux/Bacchanales sexuelles : Des putes oui… mais de Tanzanie !!!

Pour nous entraîner sur la voie du dévergondage, la bande-annonce de Bacchanales sexuelles n’hésite pas à nous promettre « un film dont la sexualité érotique fera monter votre « tension ». Il faut bien avouer que l’hyperventilation nous menace devant un gros plan en contre-plongée d’une Joëlle Cœur léchouillant le téton de son amante. Il faut bien reconnaître que le p’tit déj coquin de la même Jo – elle se badigeonne les mamelons, le nombril et le bas-ventre avec de la confiote – a de quoi couper le souffle des scopophiles. Mais celle qui se pare de l’étoffe de nos désirs ne s’arrête pas en si bon chemin. Elle lance un regard caméra lorsque l’extase la possède, se déhanche sur un air funky en nous envoyant un baiser (autre précieuse scène coupée). Pour Rollin, notre jolie Cœur a également été « jeune fille impudique » et naufrageuse « démoniaque ». Une déesse du Bis au même titre que l’adorable Annie Belle (c’est un mot qu’on dirait inventé pour elle). Sous son véritable nom, Annie Brilland (celui qui vient de dire Dany Brillant est prié de s’immoler sur-le-champ), fait ici ses débuts à l’écran alors qu’elle n’a pas encore dix-huit printemps. Son apparition tardive mais ô combien céleste s’apparente à la naissance de Vénus. Un an plus tard, Annie qui aime les sucettes à l’anis illuminera l’opus le plus poignant de Rollin : Lèvres de sang… La qualité hors-norme du blu-ray griffé par Le Chat qui Fume prouve que ces « bacchanales » méritent leur place dans l’imaginaire du grand Jean Rollin, l’amant des Muses de la plage de Pourville-les-Dieppe.

Bacchanales sexuelles. De Michel Gentil (Jean Rollin). France. 1974. 1h42. Avec : Joëlle Cœur, Brigitte Borghese, Annie Belle

Une actrice, une péloche #1 : ANNY DUPEREY, LA ROSE ÉCORCHÉE

Deuxième long de Claude Mulot, La Rose Écorchée (1970) n’est pas le premier film qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque la grande carrière d’Anny Duperey. D’aucuns citeraient plus volontiers Stavisky (1974), Un Éléphant ça trompe énormément (1976) ou encore Les Compères (1983). L’intéressée elle-même n’a jamais fait grand cas de sa participation à cette « fleur du mal » des cinoches de quartier. Peut-être l’a-t-elle reniée à l’instar de la Mathilda May de Lifeforce, honteuse d’avoir joué les vampires de l’espace pour Tobe Hooper ?

Quoi qu’il en soit, la délicieuse Anny n’a pas à rougir de sa prestation. Dans La Rose Écorchée, elle a déjà tout d’une grande et dépasse allègrement son statut de débutante. Démarré en 1965, son CV compte cinq ans plus tard huit rôles pour le grand écran, cinq pour le petit et trois sur les planches. Pas mal pour une actrice de seulement 22 berges. Si jeune et déjà (entre autres) un Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1967), trois polars (dont Jerk à Istanbul, 1967) et de l’aventure (Sous le signe de Monte-Cristo, 1968) à son actif…

La Rose Écorchée ne constitue même pas sa première incursion dans le domaine du fantastique puisque notre brune faisait déjà partie du casting d’Histoires Extraordinaires (1968). Un film à sketches adapté de Poe et codirigé par Vadim, Malle et Fellini. En 1971, la Miss Duperey renoue avec le genre (à la TV cette fois), dans une sorte d’X-Files à la française : La Brigade des Maléfices (elle incarne une Vénusienne blonde dans l’épisode Voir Vénus et mourir). Sans oublier le plus tardif Le Démon dans l’île de Francis Leroi, primé à Avoriaz en 1983.

Chez Mulot, Anny Duperey s’appelle Anne et vit le grand amour avec un châtelain tourmenté (emploi tenu par l’ex-jeune premier des années 50, Philippe Lemaire). Ce dernier, également peintre, fait poser sa nouvelle muse dans le plus simple appareil (la comédienne a déjà été modèle nu dans Les Femmes, tourné un an plus tôt). Malheureusement, Anne est victime d’un terrible accident qui la laisse défigurée. Seul un chirurgien au passé louche (l’horrible Docteur Howard Vernon) peut lui redonner un profil angélique. Pour cela, de la peau doit être prélevée sur des donneuses pas franchement consentantes…

Ce cruel revirement du destin contraint Anny Duperey à jouer les « yeux sans visage » (l’influence du classique de Franju est ici évidente). Dès lors, sa performance devient essentiellement vocale. Le ton est acrimonieux, la souffrance palpable. À l’image, une vision subjective aux contours flous épouse son regard. Et quand la suppliciée Duperey retrouve son corps, c’est pour apparaître entièrement recouverte et clouée sur un fauteuil roulant. Sa trombine ravagée, dévoilée en fin de bobine, inspire davantage la pitié que la terreur.

Il y a une forme d’ironie dans ce subterfuge qui consiste à nous priver de la grâce juvénile de son actrice principale. Mais rien n’y fait. Impossible d’oublier la splendeur de la future animatrice télé des Malheurs d’Alfred. Aussi foudroyante qu’un éclair de lune, Anny Duperey peut donc s’enorgueillir de sa présence dans La Rose Écorchée. Le temps d’une fulgurance, elle dompte les ténèbres comme une Barbara Steele. C’est dire à quel point la Française porte si bien le masque du démon.

Anne, cette amante maudite aspirée par la nuit, mérite de figurer parmi les rôles les plus marquants de la mère de Sara Giraudeau. Claude Mulot dirige comme il se doit sa dark lady, l’accompagne avec tristesse et élégance jusqu’au tréfonds de l’âme. Appliqué, inspiré, passionné, le cinéaste nous convie au bal des damnés, là où les rêves pleurent des larmes de sang. La Rose Écorchée : sans doute la love story la plus tragique de l’horreur gothique, le conte noir le plus désespéré du Bis hexagonal.

Pour la petite histoire, sachez que le personnage interprété ici par Philippe Lemaire se nomme Frédéric Lansac. Comme le pseudo utilisé par Mulot lorsqu’il bifurque vers le X au milieu des 70’s (La Femme-Objet, c’est lui). Sachez également que La Rose Écorchée est également fréquenté par Élizabeth Teissier (Frustration de Bénazéraf), Michèle Perello (Morgane et ses nymphes de Gantillon), Valérie Boisgel (Sexuellement vôtre de Pécas) et Jacques Seiler (Les Bidasses s’en vont en guerre de Zidi). Plutôt cool, non ?

Pour conclure, petite question à vingt-mille piastres. Quel autre film avec Anny Duperey compte également à son générique l’inquiétant Howard Vernon ? Vous avez trouvé ? Non ? Vous donnez votre langue au chat qui fume ? Très bien. La réponse est De l’enfer à la victoire (aka Contro 4 bandiere, 1979), bande guerrière signée Umberto Lenzi. Avec aussi George Peppard, George Hamilton, Horst Buchholz, Capucine, Sam Wanamaker, Ray Lovelock, Jean-Pierre Cassel et Lambert Wilson. Pas dégueu, hein ?

LE PROFESSIONNEL : mort d’une bête à la peau fragile

Lundi 6 septembre 2021. Une image me trotte dans le tête. Un homme marche lentement en direction d’un hélicoptère quand soudain une rafale de balle le stoppe net. Une musique aussi majestueuse que mélancolique souligne la nature inéluctable de cette mort annoncée. La mélodie vise le cœur de l’auditeur et atteint sa cible en quelques notes. Finalement, seule la caméra prend l’hélico, s’envole dans le ciel tandis que le corps de l’homme reste étendu sur le sol… En réalité, je ne me suis jamais remis de l’épilogue du Professionnel. Il fait partie de mon imaginaire, au même titre que les films de Jean-Paul Belmondo et les bandes originales d’Ennio Morricone. Gamin, je n’en croyais pas mes mirettes : « Quoi, ils ont tué Bébel ?!? ». J’ai vu le film de Georges Lautner un nombre incalculable de fois. Et à chaque visionnage, l’émotion m’étreint, me saisit à la gorge, me serre le bide. Le morceau culte Chi Mai modifie l’espace-temps, semble ne plus vouloir s’arrêter, s’élève, nous domine et finit par caresser la voûte céleste. À travers son art sans égal, Morricone sublime ce qui se joue sous nos yeux. Je ne peux pas non plus oublier la démarche imperturbable de Belmondo, silhouette robuste avançant droit devant elle et narguant cette Faucheuse à la faim insatiable. « Rosen est mort… N’Jala est mort… Quant à moi, ça se décide en ce moment ». Notre professionnel vient d’achever sa mission sur Terre. Avant d’y aller, il lance un dernier sourire à l’assistance… La classe tous risques quoi qu’il advienne. Le panache jusqu’au bout.

Lundi 6 septembre 2021. Je revois Joss Beaumont succomber aux tirs de l’inspecteur auxiliaire Farges. Je n’entends que le vent, le cri. Chi Mai tourne en boucle et alterne avec le générique d’ouverture du Professionnel. Le film vient à peine de commencer que Morricone le raconte déjà. Il scelle le destin du héros et lui offre un thème d’une tristesse qui dit tout de la fragilité et de l’âpreté de l’existence. Une sorte de marche funèbre qui anticipe l’exécution du final, doigt d’honneur au happy end de rigueur. À l’époque du Bébel superstar, des rôles sur mesure et des millions d’entrées, il fallait oser. Cette conclusion tragique demeure pourtant une séquence d’anthologie, l’un des grands moments de l’œuvre belmondienne. Néanmoins, le pessimisme dans lequel baigne Le Professionnel lui donne une saveur particulière. Le portrait qu’il dresse des arcanes de la politique n’invite pas davantage à l’optimisme (et prolonge le regard lucide et désabusé de Mort d’un pourri, déjà du duo Lautner/Audiard). Les dessous peu reluisants de la « Françafrique » révèlent combien les intérêts économiques prévalent sur les valeurs de la République (faire du bizness avec les dictateurs vaut bien la vie d’un homme). Tueur à la solde de l’État, espion trahi par ses commanditaires, Josselin Beaumont sait très bien à qui il se frotte. Il n’est pas dupe de ce qui l’attend (ce n’est pas à un vieux singe en hiver qu’on apprend à faire la grimace). Sa vengeance masque un suicide programmé. Une fois qu’il aura fait plier ceux qui l’ont baisé, il pourra partir en beauté…

Lundi 6 septembre 2021. La Mort a alpagué l’Alpagueur. Et avant lui, le commandant Beaumont. À l’image de l’immense carrière de Belmondo et de Morricone, Le Professionnel ne se résume pas à une seule séquence et à sa seule BO, aussi légendaires soient-elles. Crépusculaire et fataliste, le film du réalisateur de Joyeuses Pâques laisse néanmoins à son acteur principal toute la place pour faire le show. Cool attitude (et veste en cuir pour un look qui en impose), distribution de mandales (à en faire péter le tarin du pauvre Farges, « le croissant, c’est pour mon ami »),  échappées humoristiques (« et un couscous poulet, un ! »), échappées humoristiques avec bourre-pif intégré (« Joss Beaumont, espionnage et châtaigne ! »), course-poursuite automobile (sur le parvis et les escaliers du Trocadéro, le tout réglé au millimètre par l’incontournable Rémy Julienne)… Car c’est aussi pour ça qu’on l’aime, Bébel. Pour son sens du spectacle qui n’appartient qu’à lui. Pour son éclat immuable et sa fière allure. Pour son punch grisant, sa générosité évidente, son humanité manifeste. Pour sa « gueule » lumineuse de boxeur rieur… Il n’y en a d’ailleurs pas que pour celle-ci dans Le Professionnel. Les autres comédiens ont aussi leur importance, à commencer par Robert Hossein. « Le Vampire de Düsseldorf » campe ici un antagoniste glacial, fielleux et intimidant, un sadique qui s’ignore. Pour interroger (pour ne pas dire torturer) les femmes, le commissaire Rosen utilise les « talents » du sergent Gruber : une lesbienne vicelarde qu’on aurait pu croiser dans une bande d’exploitation des 70’s…

Jeudi 9 septembre 2021. Chi Mai retentit dans la cour des Invalides. J’en ai des frissons, la chair de poule. On ne peut rêver meilleur son pour rejoindre l’éternité. Morricone, Belmondo. Inévitablement, je repense aux opus du second dans lesquels le génie musical du premier s’est exprimé. Pas besoin de passer devant une bijouterie pour que Le Casse, l’un des joyaux du polar hexagonal, me revienne à l’esprit. Inutile d’entrer dans « le cercle des luxurieux de l’Hadès » (où siège Minos) pour songer à l’autre Verneuil, le giallesque et génial Peur sur la ville. Prendre le TGV Paris-Marseille reste facultatif pour se souvenir du jouissif autant que brutal Marginal de Jacques Deray… Chez ce dernier, à l’occasion du flamboyant film de gangsters Borsalino, Bébel se fait aussi flinguer (un autre choc, à l’époque) et s’éteint dans les bras de Delon. Dans le passionnant L’Héritier de Philippe Labro, un inconnu lui balance un pruneau dans le ventre. Avoir le goût du risque n’est pas sans conséquence. Surtout lorsqu’on exécute soi-même ses propres cascades. Si les morceaux de bravoure du comédien casse-cou filent le tournis, c’est parce que le spectateur sait que « L’as des as » ne se planque pas derrière une doublure. Quand « l’homme de Rio » joue les funambules entre deux buildings en construction, c’est lui. Quand « l’animal » se fait choper par un tigre vénère, c’est encore lui. Quand le « guignolo » survole Venise en étant suspendu à un hélico, toujours lui. Les exemples ne manquent pas et constituent les plus belles heures du cinoche populaire français…

Bébel, bien qu’il me faille te dire adieu, sache que pour moi, tu n’as jamais été abattu dans le parc du château de Maintenon.

Le Professionnel. De Georges Lautner. France. 1981. 1h48. Avec : Jean-Paul Belmondo, Robert Hossein, Michel Beaune

JEAN-PAUL BELMONDO (1933-2021), À TOUT JAMAIS MAGNIFIQUE

BENEDETTA : Virginie la défroquée

Thriller aussi tortueux que fascinant, faux « rape and revenge » déguisé en vrai satire chabrolienne, exercice de style grinçant dominé par une Huppert impériale, Elle (2016) a magistralement prouvé deux choses. 1/Que Paul Verhoeven n’a rien perdu de sa verve. 2/Qu’il a parfaitement su s’adapter à son nouvel environnement français. En réalité, il l’a carrément secoué, marquant au fer rouge le 7ème art hexagonal (les Pays-Bas et Hollywood se remettront-ils un jour de son passage ?). Aujourd’hui, Benedetta montre à son tour que le mordant, l’acuité et le culot de son auteur sont toujours intacts. Ce projet – 50% religion, 50% sexe, 100% Verhoeven – vient à point nommé pour dynamiter ces temps de politiquement correct, de cancel culture, de wokisme et d'(auto)censure tous azimuts. Car le réalisateur de RoboCop ne prend pas le spectateur pour un gland. Il le force à réfléchir, bouscule ses certitudes, heurte ses convictions. Bref, il le pousse à sortir de sa zone de confort. Dans un texte paru dans Charlie Hebdo (n° 34, 12 juillet 1971), Cavanna définissait l’humour comme « un coup de poing dans la gueule« . Il en va de même pour le cinéma de Paul Verhoeven, ce distributeur de mandales sans égal. Quand il cogne, il ne le fait jamais gratuitement. Choquer le bourgeois ou la Croisette ne l’intéresse pas. Le réduire à un simple provocateur n’a donc aucun sens… À l’instar du journal cité plus haut, l’œil acéré du Batave est plus que salutaire : il est essentiel au monde. Les pisse-vinaigres que cette liberté de ton offense peuvent aller se faire empapaouter au paradis.

Benedetta débute sous les meilleurs auspices. Des soudards échappés de La Chair et le Sang croisent la route de la toute jeune Benedetta Carlini, en partance avec ses parents pour le couvent des Théatines (situé à Pescia, en Toscane). Face aux menaces des malotrus, la gamine invoque la Sainte Vierge quand soudain… l’un des premiers se ramasse une fiente de piaf sur la figure ! D’entrée de jeu, Verhoeven contourne les attentes du public : la violence physique a priori inéluctable est évitée et la prétendue intervention divine ridiculisée. Au-delà du geste sardonique et iconoclaste, Paulo confronte le réel à celles et ceux qui l’interprètent à leur convenance : les croyant(e)s. Dès lors, tout devient une question de point de vue. Point de vue forcément ambigu lorsque seul le doute peut dévoiler les vérités cachées (Qu’est-ce que je vois ? est d’ailleurs le titre français du premier long du Hollandais, Wat zien ik !? aka Business is Business). Pas de certitudes ici, mais des interrogations, des frissons et un éblouissement aussi viscéral que vertigineux. Qui est Benedetta ? Qui est cette nonne du XVIIe siècle affirmant communiquer avec Jésus et s’adonnant aux plaisirs saphiques avec une novice libertine ? Une sainte, une pécheresse, une manipulatrice, une arriviste, une folle, une amoureuse ? Comme avec le cauchemar baroque et symbolique du Quatrième Homme et les « souvenirs à vendre » de Total Recall, Paul Verhoeven ne tranche pas mais aborde son sujet avec toute l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise. Au spectateur de se forger sa propre opinion. C’est ainsi que certains films accèdent à l’éternité.

Si Sœur Benedetta reste insaisissable, c’est pour mieux témoigner de la complexité et de la richesse du personnage. Verhoeven n’a pas besoin de la juger ou d’en égratigner l’énigme pour en faire une nana forte et intelligente. Les contradictions de cette héroïne ambivalente servent surtout à démasquer l’hypocrisie de notre chère Église. Une institution qui condamne la sexualité, honnit le corps féminin quand ses « dignitaires » ne pensent qu’au pouvoir et en usent pour torturer son prochain (le nonce décadent joué par Lambert Wilson aurait eu sa place dans le Beatrice Cenci de Fulci). Benedetta prend alors des allures de Game of Thrones clérical, jeu mené dans l’ombre par une religieuse dont l’ascension va ébranler les fondements d’un ordre patriarcal pourri par le dogme. Dans son rapport au sacré, le film se révèle tout aussi subversif : c’est à travers sa foi que la blessed virgin atteint l’orgasme lesbien. Pour Benedetta, l’extase est une expérience autant mystique que charnelle. Ses visions lui permettent de jouir dans son délire et lui font en même temps prendre son pied ici-bas. Et pour cela, notre Néerlandais préféré n’hésite pas à érotiser le Christ sur sa croix (mais sans le slip rouge moulant de l’éphèbe du Quatrième Homme), à transformer une statuette de Marie en gode (fallait oser !). Dans Benedetta, l’irruption du trivial n’a rien de vulgos : il s’agit plutôt de relier le matériel au sublime, l’autre nom de la sensualité. Graduel et subtil puis explosif et incontrôlable, le désir se consume à la lueur d’une bougie, écho pictural à la peinture flamande (on pense au travail du chef-op’ Jan de Bont sur Katie Tippel ou Flesh + Blood).

Cinéaste organique par excellence, Verhoeven s’intéresse moins à la luxure qu’au corps dans sa globalité. Peu porté sur les mensonges cosmétiques et les simulacres du glam’, il préfère se pencher sur tous ces fluides que les tartuffes ne sauraient voir (« Voilà de quoi nous sommes faits : des tripes, de la merde et du jus gluant » écrivait Bukowski dans ses Contes de la folie ordinaire). Baiser, chier, faire gicler du lait maternel de son nibard : c’est aussi ça la vie, n’en déplaise aux apôtres du « bon goût » et autres bienséants faux-derches. Pour l’homme derrière Starship Troopers, la vérité se dissimule dans ce que le corps expulse. Par conséquent, elle se niche sous la peau (et ce même quand elle disparaît, cf. Hollow Man). Mais aussi sur la peau, lorsque celle-ci se découvre. La nudité de Virginie Efira est conquérante, puissante, intimidante. Telle Elizabeth Berkley dansant sur la scène du « Stardust » dans Showgirls ou Sharon Stone croisant/décroisant ses jambes lors de l’interrogatoire de Basic Instinct, la Sibyl de Justine Triet maîtrise son sex-appeal comme elle maîtrise son destin. Après son rôle de bigote dans Elle, Efira confirme que les obsessions verhoeveniennes lui siéent à merveille. Fiévreuse jusqu’au bout des seins, la belgo-française nous fait succomber à la tentation. Et nous rappelle à sa manière que, pour celles et ceux qui savent reconnaître l’inépuisable beauté de l’art, il n’existe ni péché ni blasphème. La toujours formidable Charlotte Rampling ne le sait que trop bien. Tout comme, bien évidemment, l’auteur de ce film-somme, miracle transgressif et flamboyant où Le Nom de la Rose s’acoquine avec la nunsploitation.

Benedetta. De Paul Verhoeven. France/Pays-Bas. 2021. 2h06. Avec : Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphné Patakia…

LA FEMME-OBJET : (s)ex machina

Trop jeune pour te rendre dans une salle spécialisée en janvier 1981 ? Toujours pas abonné à Canal + le 1er mai 1988 ? Ton magnétoscope a avalé (et digéré) ta VHS René Chateau ? Ton pote Thomas P. s’est barré sur la Station spatiale internationale avec ton DVD Alpha France ? Pas de panique ! Grâce aux gars de chez Pulse Vidéo (en collaboration avec les américains de Vinegar Syndrome), tu vas pouvoir te mater en haute déf le film de culte définitif : La Femme-objet. Disons-le d’emblée, cette galette rutilante constitue la plus affriolante des éditions Blu-ray made in France (ex æquo avec la box Possession du Chat qui Fume). Qu’un éditeur se décarcasse pour mettre en valeur le porno dans ce qu’il a de meilleur est une initiative à applaudir des deux fesses. Surtout lorsqu’il n’hésite pas à offrir l’écrin le plus brillant à l’un de ses plus dignes représentants. Traiter avec toutes les considérations cinéphiles le chef-d’œuvre de Dr. Mulot et Mister Lansac n’est que justice. De par son exigence artistique, La Femme-objet parvient à abattre la cloison qui sépare le hard du cinoche traditionnel. Plus qu’une péloche cochonne, c’est une péloche tout court. Une vraie. Conçue par des pros, tournée en pellicule 35 mm et destinée à la projection en salle. C’était le bon temps ! Celui de l’âge d’or, quand les obstacles dressés par la loi de 1975 et son foutu classement X n’avaient pas encore anéanti un genre tout entier. Quand des cinéastes audacieux persistaient à livrer des bandes créatives, originales, personnelles. Des bandes avec beaucoup de baise mais aussi pas mal de sens.

À l’instar d’un Claude Bernard-Aubert (alias Burd Tranbaree) ou d’un Serge Korber (alias John Thomas), Claude Mulot ne débute pas sa carrière en filmant des « belles foufounes et du jus de roupettes » (pour reprendre l’intitulé d’une rubrique du fanzine Médusa). Son CV de metteur en scène, il l’entame néanmoins sous le signe du Bis. Spectateur des salles de quartier, Mulot donne volontiers dans l’anticonformisme. Dès la fin des sixties, il offre une Rose écorchée à Anny Duperey (une jolie incursion dans l’épouvante gothique), pratique une Saignée aussi thérapeutique qu’une bastos dans le crâne (une incision prenant la forme d’un polar insolite, cruel et habité) et scrute les émotions secrètes d’un jeune homme de bonne famille dans Les Charnelles (parmi celles-ci : la « franquienne » Anne Libert). Au mitan des années 70, Claude Mulot utilise le pseudo de Frédéric Lansac et s’essaye à la pornographie sur grand écran. Loin de constituer une contrainte ou un quelconque renoncement, la luxure pelliculée permet au réalisateur/scénariste de s’épanouir. Son entrée dans le « blue movie » hexagonal n’est que le prolongement « explicite » de son œuvre. Sans vendre son sguègue au diable, il aborde le X sans rien sacrifier à son regard d’auteur. Ses friponneries haut de gamme s’élaborent à partir d’idées fortes, font preuve d’irrévérence et d’à-propos, louvoient entre drame et comédie, entre ombre et lumière. Et tout ça entre deux parties de jambes en l’air !

Produit et distribué par l’incontournable Francis Mischkind (le patron du label Alpha France), La Femme-objet est l’ultime contribution de Mulot/Lansac aux films pour adultes (en tant que réalisateur du moins : ses véritables adieux au genre se font avec le script des Délices du Tossing de Gérard Kikoïne, en 1983). Qu’il soit posté derrière la caméra ou seulement devant sa machine à écrire, on doit à notre homme une dizaine de sarabandes pornos. La première est un classique de renommée mondiale : Le Sexe qui parle (1975). Le reste n’a pas à rougir (sauf de plaisir) surtout lorsque revient à l’esprit la délirante et féroce fin du monde de Shocking! (1976) ou ses deux fructueuses collaborations avec Brigitte Lahaie, « belle d’un soir » dans Suprêmes jouissances (1977) et prof débauchée dans Les Petites écolières (1980). Et comment ne pas évoquer le sublimement morbide Mes nuits avec… Alice, Pénélope, Arnold, Maud et Richard (1976) ? Impossible. Ce choc (écrit par Mulot, shooté par Didier Philippe-Gérard alias Michel Barny) appartient à ces trésors ayant donné ses lettres de noblesse au hardcore. Un club dont fait aussi partie La Femme-objet. Cet éblouissant chant du cygne relate l’histoire de Nicolas (Richard Allan), un écrivain de SF doublé d’un sex addict. Insatiable jusqu’à la dernière goutte de liqueur séminale, il dévore et épuise ses partenaires. À tel point que ses conquêtes féminines finissent toutes par le larguer. Pour ne pas se retrouver seul face à ses besoins sexuels, le queutard fabrique alors sa « bionic woman ». Ce robot, baptisé Kim (Marilyn Jess), est censé accomplir tous ses désirs. À moins qu’une volonté naissante ne vienne enrayer la machine…

Cinéphage invétéré, fantasticophile averti, Claude Mulot profite de La Femme-objet pour rendre hommage aux pouvoirs de l’imaginaire. Tel Frankenstein, Nicolas joue les Prométhée modernes, se prend pour Dieu, défie la logique et les croyances. À la différence près que le romancier n’agit ni pour la science ni pour l’humanité, mais seulement pour assouvir ses pulsions libidinales. Ce qui n’empêche pas ce geste purement égoïste de provoquer la chute de l’apprenti sorcier et de suivre la même trajectoire que le chercheur monomaniaque de Mary Shelley… La « fiancée » de Nicolas, Kim (un clin d’œil à l’actrice Kim Novak), représente pour son inventeur l’idéal féminin, un fantasme de cinéma à l’image de la Raquel Welch de One Million Years B.C. (l’affiche du film traîne dans le décor, comme celle de Tobor the Great). Cette « Frankenhooker » avant l’heure préfigure les cyber-prostituées de la série Westworld (un parc d’attractions où les visiteurs peuvent forniquer avec des gynoïdes dernier cri) et annonce l’émergence de ces poupées sexuelles de plus en plus perfectionnées (nul doute que les technologies du futur parviendront à faire des femmes des automates consentants…). Visionnaire, La Femme-objet devance également la teen comedy Une créature de rêve (John Hughes, 1985), récit d’une drôle d’expérience menée par deux geeks concevant une nana synthétique. Ou encore la BD de Manara, Le Déclic (le premier tome sort en 1984), dans laquelle un émetteur active une puce implantée dans le cerveau d’une bourgeoise afin de la transformer en nympho (c’est aussi une télécommande qui contrôle Kim)… Et pendant ce temps-là, un jouet R2-D2 trône sur le bureau de notre fou de la braguette. Ce qui ne doit rien au hasard…

ATTENTION SPOILER : SI TU N’AS PAS ENCORE REJOINT LA FEMME-OBJET DANS SON PLUMARD, SAUTE CE PARAGRAPHE !

Dans La Femme-objet, la question de l’intelligence artificielle sert à remettre en cause la place de l’homme au sein du couple. En se révoltant contre son créateur, Kim brise les certitudes de ce phallo de Nico, le fait descendre de son piédestal. Ce serial fucker écrase les femmes sous le poids de sa lubricité, les possède comme bon lui semble puis les accuse de ne pas être à la hauteur. Et si c’était l’inverse ? Ce malin de Mulot opère lors de la dernière bobine un retournement de situation aussi osé qu’ironique. Les rôles s’échangent : le dominant prend la place du dominé. Le maître se mue en esclave. Nicolas devient alors l’homme-objet, Kim une femme-sujet. Rabaissé à son tour au rang de vulgaire sex-toy, le premier se soumet à la seconde et se voit enfin tel qu’il est : un toxico du slibard prêt à s’avilir pour avoir sa « dose »… Le pouvoir change donc de camp. Mais cet élan féministe ne peut compenser la froideur des relations dépeinte par l’auteur du Couteau sous la gorge. Chez lui, la gent masculine est condamnée à s’envoyer en l’air avec des gonzesses factices, des machines programmées pour copuler. En acceptant ce simulacre de volupté, les hommes ne valent pas mieux que des pantins réduits à leurs instincts primaires. Un commentaire prophétique sur l’avenir du X ? Sans doute. Pour l’heure, l’amour est encore une fête. Demain, la chair sera triste et s’étalera sur internet jusqu’à la nausée… Nihiliste mais clairvoyant, La Femme-objet ausculte nos pires travers pour mieux décrire ce qui nous attend. Pour un peu, on se croirait dans un épisode de la série d’anticipation Black Mirror !

Suscitant la réflexion grâce à son étonnante progression dramatique, La Femme-objet n’est pas seulement stimulant sur le fond, il l’est aussi sur la forme. La caméra est libre d’aller où elle veut, caresse aussi bien les visages que les parties intimes, cherche les angles les plus aventureux, se glisse même sous les draps lors d’une étreinte entre le légendaire Richard « Queue de béton » Allan et sa compagne d’alors, Nicole Segaud (alias Hélène Shirley). Quant à la lumière, elle peut se montrer douce et tamisée (le temps d’une séquence, un rayon de soleil se faufile dans la pénombre de la chambre à coucher) ou surnaturelle et baroque (des néons bleus plongent le laboratoire du héros dans des ténèbres fluorescentes). Au travail remarquable fourni par le directeur de la photo François About (assisté de Thierry Arbogast, le chef-op’ de Nikita), s’ajoute la fabuleuse musique de Jean-Claude Nachon. Une partition électro-pop qui émoustille les écoutilles ! Si François de Roubaix avait composé la BO d’un boulard, elle ressemblerait à cette merveille… Précisons également qu’un certain Pitof s’occupe ici du montage. Oui, il s’agit bien du futur réal de Vidocq et Catwoman ! Mais l’épicentre de ce tremblement de chair n’est autre que l’orgasmique, l’aphrodisiaque, l’explosive Marilyn Jess (de son vrai nom Dominique Troyes). Sa « Stepford wife » en cuissardes a l’air si réelle, si chaude, si vivante qu’elle en devient fascinante. Seule une comédienne de talent peut réussir à incarner une telle chimère. Icône d’une époque révolue, mais à tout jamais dans nos cœurs, celle que l’on surnomme « Patinette » n’a pas fini de nous rendre pornostalgiques…

La Femme-objet. De Frédéric Lansac. France. 1981. 1h26. Avec : Marilyn Jess, Richard Allan, Hélène Shirley

LA ROUTE DE SALINA : summer of death

Quelque part au Mexique. Un vagabond prénommé Jonas (Robert Walker Jr.) use ses pompes sur la route de Salina. Cerné par un désert de caillasses, il ne demande qu’à se mettre à l’abri de ce soleil qui cogne et enchaîne les rounds. Son vœu est exaucé lorsqu’il aperçoit une maison isolée, refuge inespéré bordant l’asphalte. À peine a-t-il le temps de demander l’hospitalité que la propriétaire des lieux, Mara (Rita Hayworth), l’accueille à bras ouverts. Et pour cause : elle le prend pour Rocky, son fils disparu. Beaucoup trop vanné pour contredire son interlocutrice, Jonas se prête au jeu et file se pieuter à l’ombre. Mais la fougueuse et ô combien charmante Billie (Mimsy Farmer), la fille de Mara, va lui faire passer l’envie de reprendre son chemin… Le vingt-deuxième titre de la collection « Make My Day ! » de Jean-Baptiste Thoret nous rappelle que Georges Lautner n’est pas l’homme d’un seul film, d’un seul genre, d’un seul style. Si ses incontournables Tontons Flingueurs (1963) ont fait de lui la référence du polar ironique, la carrière de cet auteur populaire ne se résume ni aux répliques immortelles d’Audiard ni aux silencieux qui sifflent comme dans un cartoon. Chez lui, la comédie fricote avec le drame, le Monocle marche ou crève, le septième juré bouffe des pissenlits par la racine. Lautner n’a jamais eu peur de la nuit. Souvenons-nous des Seins de glace (1974), suspense sépulcral adapté de Richard Matheson; de Mort d’un pourri (1977), thriller politique désabusé jusqu’à la moelle.

Faire de Lautner un simple artisan, un bon technicien, serait tout aussi réducteur. Le ranger du côté de l’académisme, de la tradition, serait carrément une erreur. Le réalisateur du Professionnel n’est pas Gilles Grangier ou Denys de La Patellière. Quand Gabin veut lui imposer son propre staff sur Les Tontons Flingueurs, il l’envoie bouler. Faudrait pas prendre le jeunot pour un cave. Visiblement, le boss du clan des Siciliens n’en veut pas trop au petit effronté puisqu’ils tournent ensemble un policier résolument moderne, Le Pacha. Lautner plonge alors Gabin dans un monde qui le dépasse, celui de Mai 68 et du Requiem pour un con de Gainsbourg. Cette France qui bouge attire un Georges Lautner curieux et attentif à l’air du temps. Après avoir abordé le thème de la révolution sexuelle dans Galia (1966), le cinéaste souhaite approcher la contre-culture hippie en transposant à l’écran un bouquin de Maurice Cury, Sur la route de Salina. Avec une équipe aussi française que lui (et des dépenses budgétaires partagées avec l’Italie), le fils de Renée Saint-Cyr part alors aux Canaries pour shooter en anglais ce qui s’intitule La Route Salina. Censé se dérouler au pays d’Alfredo Garcia avec des gringos en guise de protagonistes, cette production internationale nécessite une distribution essentiellement américaine. Flashforward. Notre film sort dans l’Hexagone le 10 novembre 1970. Le public n’adhère pas, les critiques sont mitigées. Lautner tourne la page et embraye sur Laisse aller… c’est une valse ! Pas de bol : La Route de Salina débouche sur l’impasse des joyaux maudits.

À première vue, si Mimsy Farmer se retrouve sur la route de Salina, c’est grâce à sa participation au film culte qui l’a révélée : More (1969). Impossible : cette œuvre phare du mouvement hippie débarque dans les salles pendant le tournage du Lautner. Par conséquent, ce dernier n’a pas pu choisir sa comédienne en fonction du Barbet Schroeder. Pourtant, outre la présence de la fantastique Mimsy, les deux longs-métrages se rejoignent dans leur volonté de capter les soubresauts d’une époque, de se glisser dans la « parenthèse enchantée ». Avec, au bout de l’expérience, le même constat : tous les rêves se brisent au réveil. Au final, les utopies (comme les psychotropes) ne servent qu’à s’enfermer dans une illusion et parviennent rarement à changer le monde… La liberté de vivre pour jouir ne dure qu’au présent, instant fugace où la jeunesse ne s’embarrasse ni du passé ni de l’avenir. Dans La Route de Salina, la mer s’agite comme les corps amoureux de Billie et Jonas. Le soleil n’est qu’un astre polaire en comparaison de ces amants caniculaires s’abandonnant à oilpé sur une plage abandonnée. Du sable noir se colle sur leur peau moite, la marée monte sans pouvoir éteindre leur flamme… Mais avant l’acte, il y a ce moment où le désir devient incontrôlable, où le fantasme déborde sur le réel. Les cheveux encore mouillés par la douche qu’elle vient de prendre, Billie laisse choir sa serviette de bain et se dirige sans dire un mot dans le lit de Jonas. La nudité de Mimsy – naturelle et éclatante – justifie à elle seule l’existence du cinématographe.

Chez Lautner, ce « summer of love » se manifestera sous un angle beaucoup plus fendard dans Quelques messieurs trop tranquilles (1973), récit d’une rivalité opposant des babas cools à des villageois récalcitrants. Rien à voir donc avec La Route de Salina, tragédie précipitant ses personnages dans un gouffre passionnel au fond duquel les sentiments relèvent tous du pathologique. Malgré l’éclosion du « flower power », les idéaux ne résistent pas à la misère mentale et affective. Mieux vaut s’éprendre d’une chimère que de se retrouver seul(e) dans un tombeau à ciel ouvert… Si l’amour des feintes alimente ce simulacre mortifère, c’est pour dissimuler un secret des plus malsains (le giallo n’est pas loin). Les codes du film noir (la voix off du héros relate en flashback ce qui lui est arrivé) entretiennent le mystère jusqu’au dénouement, un twist en forme de retour cruel à la réalité… Celle-ci se manifeste aussi à travers l’immensité aride des décors (mais s’éloigne lors de brèves respirations balnéaires) que le chef op Maurice Fellous dépeint avec goût, c’est-à-dire en écran large (spaghetti western style). De son côté, Lautner s’autorise quelques images oniriques s’inscrivant dans la lignée hallucinogène de Zabriskie Point (1970). Ce classique « sex, drugs and rock’n’roll » se distingue, entre autres, par sa bande-son mythique (avec les Pink Floyd en tête). La Route de Salina n’a pas à rougir de la comparaison, tant la BO du groupe Clinic, de l’orchestrateur Bernard Gérard et du regretté Christophe (alors en pleine mutation musicale) s’impose comme un chef-d’œuvre de rock psyché. Ni plus ni moins.

À l’heure où les jeunes rejettent le mode de vie de leurs parents, le casting de La Route de Salina confronte à sa façon la nouvelle génération à l’ancienne. Cette dernière est représentée par deux vétérans du cinéma américain : Rita Hayworth et Ed Begley. La carrière de l’icône glamour de Gilda (1946) bat de l’aile lorsqu’elle prête ses traits à Mara. Depuis de nombreuses années, la « Dame de Shanghai » lutte contre la maladie d’Alzheimer et son addiction à l’alcool. Ce qui ne l’empêche pas, devant l’objectif de Lautner, de se montrer bouleversante en mère rongée par la solitude et la folie. Petite précision : Lovely Rita tient là son antépénultième rôle. Elle prendra sa retraite deux ans plus tard… Quant à Ed Begley, il tourne ici le dos à son emploi habituel de bad guy carnassier (cf. Pendez-les haut et court, 1968). Et joue un vieil homme dont la dureté s’est muée en tendresse avec le temps. Une prestation touchante, la dernière de son interprète qui disparaît le 28 avril 1970… Face à cet âge d’or d’Hollywood qui s’achève, Robert Walker Jr. (déjà membre de la communauté hippie dans Easy Rider) campe avec justesse un loser thompsonien piégé dans un nid de crotales. Comme lui, nous sommes totalement sous l’emprise de la troublante Mimsy Farmer. À la fois solaire et ténébreuse, la Nina de Quatre mouches de velours gris incarne la plus attirante des ambivalences. Son sourire mutin est un leurre, sa blondeur rayonnante un appât, mais peu importe : les névroses ne sont jamais aussi sublimes que lorsqu’elles s’emparent de cette excellente comédienne. Grâce à elle, La Route de Salina n’est pas seulement poisseux, déchirant et crépusculaire, il est aussi d’une sensualité à faire fondre le bitume.

La Route de Salina. De Georges Lautner. France/Italie. 1970. 1h36. Avec : Mimsy Farmer, Robert Walker Jr, Rita Hayworth

LA PETITE VOLEUSE : Charlotte for ever

En 1989, La Petite Voleuse recevait le César de la meilleure affiche. Le splendide visuel situé juste au-dessus méritait bien son parpaing compressé, non ? Le film y est résumé en une seule image, en un seul geste : la frêle paluche d’une jeune nana chausse délicatement l’un de ses talons hauts. La douceur de cette peau offerte et l’éclat du cuir reflétant le jour traduisent une métamorphose à la fois sensuelle et émouvante, un désir d’émancipation, un besoin d’ailleurs. En abandonnant sur les pavés les godasses usées de l’enfance, Janine Castang (Charlotte Gainsbourg) ne veut plus être vue comme une ado de seize berges vivant dans un bled du centre de la France, en 1950. Elle veut être regardée comme une adulte, être embrassée comme une adulte. Cette exquise esquisse d’une femme en devenir n’a jamais connu son géniteur et sa mère s’est barrée sans laisser de traces. La vie avec sa tante et son oncle est plutôt morose. Alors la petite voleuse vole pour tromper le réel, berner l’ennui : du fric, des clopes, de la lingerie fine… Un butin qui lui permet de se faire belle et de se rendre au cinoche afin de capturer ses rêves sur la toile enchantée… Lorsque Janine rencontre Michel (Didier Bezace), un intello plus âgé qu’elle, et Raoul (Simon de La Brosse), un jeune gouailleur lui aussi adepte de la fauche, elle ne sait pas encore quel chemin prendra son existence…

Si j’en crois mon vieux Première (n°142, janvier 1989), la p’tite Janine devait à l’origine effectuer les Quatre Cents Coups avec Antoine Doinel. Si la jeune chapardeuse ne survit pas à l’ultime version du script, François Truffaut la fait renaître bien des années plus tard dans un projet rien qu’à elle : La Petite Voleuse. Nous sommes en 1983 et le cinéaste compte bien transposer à l’écran cette histoire co-écrite avec Claude de Givray. Mais la maladie l’empêche d’aller au bout de son processus créatif et finit par l’emporter le 21 octobre 1984… Après avoir transité par Claude Berri, le scénario de La Petite Voleuse se retrouve entre les pognes de Claude Miller. Logique puisque ce dernier a été, de 1969 à 1975, le directeur de production de Truffaut. Grand admirateur de l’auteur du fiévreux jusqu’au sublime L’Histoire d’Adèle H., Miller s’empare alors de l’œuvre inachevée et la personnalise avec l’aide de ses scénaristes Annie Miller (son épouse) et Luc Béraud. Surtout, celui qui nous a déjà offert un diptyque remarquable (les polars Garde à vue et Mortelle Randonnée), s’apprête à en former un autre. Trois ans après L’Effrontée (un classique de la chronique ado, au même titre que La Gifle et Diabolo Menthe), Miller réitère le même exploit avec La Petite Voleuse. La présence dans les deux opus de la perle Charlotte Gainsbourg n’y est pas pour rien…

Outre la justesse de ton propre à Claude Miller, le trait d’union constitué par son actrice principale permet de renouer avec la sensibilité fougueuse et la tendresse rugueuse de L’Effrontée. Le premier plan de La Petite Voleuse (hors générique d’ouverture) remplit le cadre avec le visage de Charlotte. Un choix qui ne doit rien au hasard : la jeune femme dévore le film du début jusqu’à la fin. Cette façon si singulière d’être au monde n’a pas besoin d’en faire trop : elle se canalise toute seule et éclot comme une fleur. Là réside tout le talent précoce de la fille de Jane et Serge, dans son naturel désarmant, son charme insolent. Peu importe l’expérience de la caméra quand on est capable de faire briller le soleil même la nuit. Avec la Miss Gainsbourg, les ténèbres ne sont que la promesse d’une aube… Mêlant la robustesse à la fragilité, s’exprimant avec la grâce d’un murmure ou la hardiesse d’une injure, Janine doit énormément à son interprète. De ce personnage tout en « contraste », c’est encore l’excellent Didier Bezace (quatre ans avant L.627) qui en parle le mieux. « Vous êtes audacieuse et timide, candide, imprévisible… Vous êtes assez désinvolte… Je crois que vous êtes passionnée » lui confesse-t-il au détour d’un rendez-vous. Pour résumer : Charlotte Gainsbourg est absolument irrésistible. Et dire qu’à l’époque, elle hésitait encore à se lancer dans une carrière de comédienne…

Derrière l’objectif, Claude Miller illustre ce récit initiatique sans pathos ni fioriture, dépeint avec acuité et pudeur les élans du cœur de son héroïne. Héroïne qui se cherche autant que cette France d’après-guerre, peine à se construire dans un pays à reconstruire. Miller ne la juge pas et l’aide plutôt à se relever, à mettre un pied devant l’autre, à garder la tête haute. La « meilleure façon de marcher » de Janine Castang, c’est encore la sienne, ce tempo que donnent ses talons lorsqu’ils dansent sur le macadam… Plutôt que de verser dans l’idéalisme et la nostalgie, le réalisateur de L’Accompagnatrice préfère souligner toute la dureté d’une société peu encline à faire de cadeaux à sa jeunesse désorientée et en quête d’amour. La parenthèse brutale de la maison de correction nous renvoie cette réalité en pleine face (l’occasion de croiser la chanteuse Nathalie Cardone que l’on retrouvera en 1994 dans Le Sourire du même Miller). Plus généralement, il est aussi question de condition féminine. Condition pas franchement à la noce en ces temps difficiles (tandis que des images d’archives exhibent les « tondues » de la libération, une « faiseuse d’anges » pratique clandestinement l’avortement dans son arrière-boutique)…

Et puis, La Petite Voleuse ne manque pas de répliques magnifiques. La preuve avec cet extrait dans lequel le regretté Bezace (encore lui) parle de musique : « Je crois que la musique, c’est un petit peu comme la peinture ou comme la poésie. Vous savez, dans la vie, toutes les choses finissent par disparaître. Elles vieillissent, elles meurent. C’est triste vous ne trouvez pas ? Alors justement, je crois que la musique, c’est une tentative pour essayer de conserver ces moments dans la mémoire, pour essayer de se souvenir de toutes ces choses qui disparaissent, qui ne reviendront jamais plus… » Ne pourrait-on pas en dire autant du cinéma ?

La Petite Voleuse. De Claude Miller. France. 1988. 1h45. Avec : Charlotte Gainsbourg, Didier Bezace, Simon de La Brosse

SANS MOBILE APPARENT : meurtres au soleil

« Notre histoire est l’aventure d’un homme à la recherche d’une vérité cachée… Et ce ne serait pas une aventure si elle n’arrivait pas à un homme fait pour l’aventure. » Raymond Chandler

Le multi-casquettes Philippe Labro (journaliste, romancier, parolier, animateur radio, patron de presse) n’a réalisé que sept longs-métrages pour le cinéma. Fait notable : au moins trois d’entre eux s’inscrivent dans la grande histoire du polar à la française. Replongez-vous dans vos souvenirs d’enfance et alpaguez L’Alpagueur (1976). Dans ce western urbain et musclé, Labro contribue à forger la légende Belmondo en le confrontant à un psychopathe aussi magnétique que Lucifer (Bruno Cremer et son fameux « À la tienne, coco ! »). Lorsque notre Bébel national enfile le costard de L’Héritier (1973), le même cinéaste accouche d’une autre pièce de choix. Ce thriller au mécanisme implacable narre le destin tragique d’un homme pris dans la tourmente d’un complot politico-financier. Pour compléter le trio magique, il ne me reste plus qu’à vous causer de Sans mobile apparent (1971). Une adaptation de Dix plus un, série noire made in USA signée Ed McBain et parue en 1963. En passant du livre à l’écran, l’action ne se situe plus en Californie mais à Nice. C’est donc sur la Riviera qu’un sniper sème la terreur en logeant une bastos entre les deux yeux d’un businessman et d’un playboy en maillot de bain. Chargé de l’enquête, l’inspecteur Carella (Jean-Louis Trintignant) essaie d’abord de comprendre ce qui peut bien relier les deux victimes. Et le temps presse puisque d’autres corps perforés ne vont pas tarder à s’effondrer en pleine rue…

Durant la conception de Sans mobile apparent, Philippe Labro reçoit les conseils précieux d’un grand maître : Jean-Pierre Melville. La passion des deux hommes pour le cinéma américain ne fait ici aucun doute. Avec l’efficacité des productions hollywoodiennes, ce film noir cramé par le soleil de la Côte d’Azur nous plonge rapidement au cœur de l’action. Un gus vient à peine de se faire trouer le front qu’un deuxième subit aussitôt le même sort. Entretemps, les investigations de Carella démarrent et la panique s’installe dans la ville… Dans Sans mobile apparent, le rythme a son importance. L’utilisation savante du montage alterné permet à deux évènements d’évoluer en parallèle. Tandis que la police tente d’y voir plus clair, un autre homicide se prépare… Ce tempo particulier donne au spectateur l’impression de se trouver simultanément dans deux endroits différents. En réalité, le point de vue du flic et du tueur se relaie sans cesse, et la narration se fait plus linéaire au fur et à mesure que le héros s’approche de la vérité. Ce procédé, soutenu par des indicateurs temporels précis (le décompte de chaque jour s’affiche à l’écran), crédibilise l’intrigue autant qu’il décuple le suspense. Puisque chaque minute compte, Trintignant se tape même un sprint autour du port afin de choper un assassin aussi insaisissable que le temps. Car il n’y a pas que les heures qui s’égrènent, il y a aussi les morts…

Quelques mois avant que ne sorte L’Inspecteur Harry, Philippe Labro dépeint déjà cette paranoïa urbaine si chère aux seventies. Chaque quidam est un suspect potentiel, chaque coin de rue un cercueil en puissance… Le contexte social n’arrange pas non plus les choses. Ainsi, les troubles politiques et les conflits intergénérationnels achèvent de faire de la cité une poudrière prête à exploser (protestant contre toute forme de violence et d’autorité, un jeune tague le symbole de la paix sur la bagnole de Carella). Mais la face la plus anxiogène et délétère de la société se cache à l’abri des regards. Et concerne une bourgeoisie immorale liée par le plus infâme des secrets… Les vices cachés d’un microcosme aux mœurs dévoyées rapprochent Sans mobile apparent du thriller transalpin, plus communément appelé « giallo ». L’énigme en forme de whodunit, le mystère autour de l’identité du tireur d’élite, les meurtres ritualisés et les notes inquiétantes de Morricone renforcent cette parenté. Après tout, le film n’est-il pas coproduit avec l’Italie ? Pour le représenter, le pays de Dario Argento peut également compter sur le soutien de formidables comédiennes telles que Carla Gravina (la possédée de L’Antéchrist) et Laura Antonelli (le péché véniel du cul-tissime Malicia). À leurs côtés se distinguent une ambivalente Dominique Sanda (la partenaire de Bronson dans Cabo Blanco), une affolante Stéphane Audran (plus sexy, tu meurs), un inattendu Jean-Pierre Marielle (présent la même année dans Quatre mouches de velours gris). Et un Trintignant magistral en flic aussi glacial qu’obstiné. Le casting constitue à coup sûr l’un des attraits de Sans mobile apparent, solide péloche de genre à l’européenne n’ayant rien à envier à ses modèles états-uniens.

Sans mobile apparent. De Philippe Labro. France/Italie. 1971. 1h38. Avec : Jean-Louis Trintignant, Dominique Sanda, Carla Gravina

LES WEEK-ENDS MALÉFIQUES DU COMTE ZAROFF : belles, blondes et clamsées

Businessman roulant en Peugeot 404 Coupé, le Comte Boris Zaroff (Michel Lemoine) ne se contente pas de potasser ses dossiers, de les signer et de les refiler à sa secrétaire. Tous les week-ends, il part rejoindre son château pour satisfaire ses penchants sadiens. Avec la complicité de son majordome Karl (Howard Vernon), ce vicelard de Zaroff se repaît de sexe et de sang, perpétuant ainsi une longue tradition familiale. Mais lorsque le fantôme d’Anne de Boisreyvault (Joëlle Cœur) se met à le tourmenter, le prédateur de ces dames commence sérieusement à perdre la boule… Les Week-ends maléfiques du Comte Zaroff vu, à l’époque, par ces faux-culs de la commission de censure : « Ce film présente, sous couvert d’un appel à l’étrange et au surréel, une panoplie complète de moments de sadisme, de cruauté, d’érotisme voire de nécrophilie qui ne sont tempérés ni par la moindre poésie, ni par l’humour. Il ne saurait être vu que par des adultes ». Des propos rances qui laissent deviner le sort réservé à l’œuvre de Lemoine sur notre territoire. Je vous le donne en mille ? Classement X et interdiction de séjour dans les salles… Plus clairvoyante, l’Espagne lui décerne en 1977 sa médaille d’or au festoche de Sitges. Dans notre beau pays, il faut attendre la décennie suivante et l’avènement de la VHS pour enfin découvrir ces week-ends licencieux sous le titre de Sept femmes pour un sadique

Après avoir traîné sa bobine de jeune premier devant les caméras de Guitry (Le Diable boiteux, 1948), Duvivier (La Fête à Henriette, 1952) ou Le Chanois (Le Village magique, 1955), Michel Lemoine (1922-2013) bifurque vers le Bis à l’orée des sixties. Il accomplit ainsi La Vengeance du Masque de Fer (Francesco De Feo, 1961), devient Le Monstre aux yeux verts (Romano Ferrara, 1962), assiste au choc Hercule contre Moloch (Giorgio Ferroni, 1963)… Jouer pour José Bénazéraf (L’Éternité pour nous, 1963), Mario Bava (Arizona Bill, 1964) et Jess Franco (Necronomicon, 1968) lui donne bientôt des envies de mise en scène. En tant que cinéaste, il se spécialise dans l’érotisme gaulois et dévoile les charmes de son épouse Janine Reynaud. Des titres ? Les Désaxées (1972), Les Chiennes (1973), Les Confidences érotiques d’un lit trop accueillant (1973) et Les petites saintes y touchent (1974). Mais il n’y a pas que la fesse dans la vie. Il y a aussi le fantastique. Midi-minuiste convaincu, féru de cinoche de quartier, défenseur de la série B, Lemoine écrit, réalise et interprète Les Week-ends maléfiques du Comte Zaroff. Un cauchemar « gothiconcupiscent » qui trahit l’amour de son auteur pour l’horreur (Boris Zaroff ne sonne-t-il pas comme Boris Karloff ?) et s’offre même le luxe d’une descendance que les cinéphages connaissent bien (Les Chasses du Comte Zaroff, 1932). Et hier comme aujourd’hui, ce type de proposition détonne au sein d’un 7ème art hexagonal peu porté sur l’imaginaire transgressif…

Si les poèmes de Jean Rollin vous touchent, si les contes immoraux de Jess Franco vous chatouillent les sens, alors vous serez ici comme à la maison. Avec le premier, Michel Lemoine partage un goût prononcé pour les répliques littéraires (les mots résonnent comme un écho lointain, sans se soucier du moindre réalisme) et les cimetières délabrés (le monde des morts est une prison attirant dans ses murs les vivants). À l’instar du second, il revisite le mythe zaroffien (cf. les chefs-d’œuvre de l’Espagnol fou : La Comtesse perverse et son « remake » Tender Flesh) et emploie l’exquis Howard Vernon (en serviteur du Comte Boris, il fait preuve d’une duplicité qui confine au sublime). Lemoine sait aussi tirer parti de ses décors naturels (verte prairie, lac de brume), tout en mettant en valeur les ressources extérieures et intérieures de son château (voir cette chambre aux miroirs, source de plaisirs insoupçonnés…). Le soin apporté au cadrage (les leçons du maestro Bava ont bien été retenues) et à la photo (Philippe Théaudière n’est pas un manchot) montre que tourner un long en deux ou trois semaines n’accouche pas forcément d’un résultat mal branlé. Malgré son budget riquiqui, Les Week-ends maléfiques du Comte Zaroff n’a (pratiquement) jamais l’air fauché. Lemoine pose un véritable regard de cinéaste sur ce qu’il shoote, bichonne son atmosphère de cauchemar baroque et sexy, expérimente sans jamais tomber dans l’essai arty. Bien que son scénar soit aussi dépouillé que celui d’un slasher, le Michel compense en donnant de la chair à la forme.

Plutôt doué pour mettre le meurtre dans le lit de la luxure, celui qui a dirigé la brûlante Olinka dans une poignée de pornos (dans les 80’s et sous le pseudo de Michel Leblanc) se démarque de l’exploitation lambda à travers quelques séquences à l’émoustillante créativité. Sylphide habituée aux bandes coquines des seventies (celles de Lemoine mais aussi de Pallardy, Davy et Bénazéraf), la peu frileuse Martine Azencot se tord d’extase au contact d’un boa en plumes bleues et se déchaîne lors d’une danse tribale provoquant la transformation d’une statue en homme (le culturiste Manu Pluton). Des instants insolites et affriolants qui voisinent avec des fulgurances empreintes d’un romantisme à la Edgar Allan Poe. Fantôme d’amour en robe blanche, la magnifique Joëlle Cœur (dans un rôle pour lequel a postulé Sylvia Kristel) resplendit d’une grâce intemporelle, use de ses reflets ténébreux pour nous offrir une dernière valse, fait de l’au-delà un éden. Belle comme un cœur (révélateur), l’impudique et démoniaque Joëlle nous fend encore plus le palpitant en désertant les écrans en 1976… Plus étonnant encore, ces week-ends maléfiques frayent aussi avec l’humour noir. Voulant visiter la chambre des tortures du père Zaroff, le couple Nathalie Zeiger/Robert de Laroche paye sa curiosité au prix fort (les pauvres petits finissent en sandwich gore…). Ballotté entre fantasme et réalité, le film joue habilement avec les ruptures de ton et immortalise l’étrange faciès d’un Lemoine esclave de ses pulsions et lentement dévoré par sa part de monstruosité. Dommage que celui-ci n’ait pondu qu’une seule péloche fantastique…

Les Week-ends maléfiques du Comte Zaroff. De Michel Lemoine. France. 1974. 1h25. Avec : Michel Lemoine, Howard Vernon, Joëlle Cœur…

MORTELLE RANDONNÉE : le cri du corps mourant

« Elle a tué deux hommes, mange des poires et lit Shakespeare. Active, gourmande et cultivée. »

Mortelle Randonnée. Derrière ce titre qui claque comme un survival se cache l’un des polars les plus fascinants du cinoche hexagonal. L’un des plus désespérés aussi. Et forcément l’un des plus beaux… Cette excursion périlleuse commence avec le bouquin Eye of the Beholder (1980) de l’Américain Marc Behm. Un spécialiste de la série noire, mais pas seulement. En tant que scénariste, il a fait croire à Charles Bronson qu’il y avait Quelqu’un derrière la porte, adapté L’Amant de Lady Chatterley pour Just Jaeckin et le Nana de Zola pour la Cannon (petite précision : le rôle-titre n’est pas tenu par Chuck Norris). Écrire pour le septième art n’est pas un hasard pour Behm : au départ (c’est-à-dire à la fin des 70’s), l’histoire de Eye of the Beholder devait accoucher d’un long-métrage. Mais Hollywood fait capoter le projet et l’auteur décide d’en faire un roman. Roman qui deviendra enfin un film lorsque Michel Audiard en tombe raide dingue et en achète les droits. Avec son fils Jacques, il en tire alors un script et, pour le mettre en scène, pense à Claude Miller. Soit le réalisateur de Garde à vue (1981), leçon de cinéma bénéficiant justement des dialogues du père Audiard et de la présence de Michel Serrault. On ne s’étonnera donc pas de croiser le notaire Martinaud dans ce Mortelle Randonnée que fréquente également la « possédée » de Zulawski…

Sa gamine n’est plus. Pourtant, il s’accroche à l’idée de la retrouver. Dans cette vie-là ou dans l’autre… Le détective Louis Beauvoir dit « l’Œil » (Michel Serrault) ressemble à une épave échouée sur les rives du Styx. Mais lorsque sa nouvelle enquête le conduit sur les traces de la mystérieuse Catherine Leiris (Isabelle Adjani), le limier croit reconnaître en elle sa défunte fille. Dès lors, il ne va plus quitter la jeune femme, la suit aux quatre coins de l’Europe, la protège à son insu et devient même le complice de ses crimes. Car la demoiselle en question ne baise pas seulement en chantant « La Paloma » : elle assassine ses partenaires, les déleste de quelques richesses et change aussitôt d’identité… Récit construit comme une longue filature et donc constamment en mouvement, Mortelle Randonnée se dirige inéluctablement vers le grand nulle part. Là où la fuite en avant ne peut plus continuer. Là où les rêveurs font le grand saut. Là où le voyage rejoint enfin le bout de la nuit. Michel Audiard a d’ailleurs toujours voulu adapter le roman de Céline. Avec ce périple meurtrier d’une tristesse insondable, cette quête chimérique de deux êtres captifs de leurs songes, le « mélodiste en sous-sol » y est peut-être parvenu.

Pour Audiard et Serrault, Mortelle Randonnée résonne d’une manière intime et particulièrement éprouvante. Le premier a perdu un fils en 1975, le second une fille en 1977 (les deux jeunes adultes ont été fauchés lors d’un accident de la route). Ce deuil impossible, cette sensation de perte imprègne tout le film. Et écrase ses protagonistes, au point de murer leur souffrance dans la folie. De combler un vide abyssal par tous les moyens, quitte à s’enfoncer de plus en plus profondément dans les ténèbres… Comme l’avait déjà prouvé Garde à vue deux ans plus tôt, l’alchimie verbale d’Audiard ne peut se réduire aux comédies gouailleuses des 60’s (n’oublions pas non plus ses contributions à Mort d’un pourri, Le Professionnel ou Espion, lève-toi, des œuvres à la tonalité pessimiste et désabusée). Le quatrième long de Miller donne encore une fois l’occasion à l’orfèvre d’exprimer sa part d’ombre, de jeter un regard cinglant sur la nature humaine et de livrer des mots incisifs, lucides et caustiques. Magistral, surtout lorsque le privé Serrault soliloque, observe le monde à voix haute (« Je mourrai dans mon lit de chagrin, comme tous les pères »). Dans le film testament d’Audiard, On ne meurt que deux fois (1985), le comédien cherche à nouveau la femme et s’interroge sur son existence : « Le drame, avec la vie, c’est qu’on n’en sort pas vivant. Alors la vraie question, la seule, c’est de savoir comment on va mourir. »

Depuis son duel à « pile ou face » avec Philippe Noiret et sa « garde à vue » avec Lino Ventura, Michel Serrault a changé. Zaza Napoli est hantée par les « fantômes du chapelier », le « roi du gag » revêt aussi la panoplie du clown triste. Dans Mortelle Randonnée, le chasseur d’arbitre de M le Mocky s’approprie les tourments d’un type consumé par son obsession. Grâce à de nombreux traits d’esprit où le cynisme se mêle à la mélancolie, le moustachu parvient à nimber le crépuscule d’une discrète flamboyance. Représenter « le dernier des hommes » n’est pas rien (des téléviseurs diffusent des extraits du classique de Murnau dans la vitrine d’une boutique), autant le faire avec un brin de panache. Un panache illuminé de blêmes éclats dans lesquels se reflète un diamant noir nommé Adjani. Elle incarne LA beauté fatale par excellence : insaisissable, complexe, déchirante. La reine Isabelle séduit autant qu’elle fait flipper, arbore plusieurs visages dont celui de l’innocence dévastée et de l’enfance brisée (comme une réminiscence de l’âge tendre, elle porte le masque de Blanche-Neige lors d’un hold-up qui part en couille). Et dire que la même année, notre « dolce assassina » nous a également fait vivre le plus machiavélique, le plus érotique et le plus cruel des « étés meurtriers ». Un double exploit pour un monstre sacré du cinéma français.

Sublimé par le duo Serrault/Adjani, le gouffre psychotique dans lequel nous plonge Mortelle Randonnée provoque le vertige. Laissant ses illusions le dévorer, sa monomanie le manipuler, « l’Œil » navigue entre réalité et fiction, entre la vie et la mort. Ce père inconsolable n’attend qu’une chose : franchir la porte de l’au-delà, seul endroit où il pourra enfin serrer sa fille dans ses bras… Cette attraction morbide aux frontières du fantastique (en adoptant le point de vue de « l’Œil », Miller laisse subtilement planer le doute sur ce que l’on « voit ») est également partagée par Catherine Leiris, celle-ci projetant sur l’enquêteur les souvenirs de son propre géniteur. Le transfert s’opère donc de façon réciproque (en cela, le film va plus loin que Sueurs Froides, classique imparable auquel on ne peut s’empêcher de penser). Si le fantasme de l’un s’imbrique dans celui de l’autre, la connexion entre ces deux inconnus (qui, d’une certaine manière, se connaissent) mène inévitablement à une impasse tragique… Une voie sans issue également squattée par des individus à la morale poisseuse et à l’existence pathétique, des modèles de déliquescence et de cupidité. Des rebuts de l’humanité en somme, savoureusement incarnés par Guy Marchand (un autre transfuge de Garde à vue) et Stéphane Audran (enlaidie jusqu’au grotesque). Ces deux-là forment un couple de maîtres-chanteurs qui n’aurait pas dépareillé dans un roman de Jim Thompson.

Concourant lui aussi à la puissance émotionnelle et au magnétisme fantasmagorique de Mortelle Randonnée, Claude Miller soigne la forme de son œuvre, avec à ses côtés le grand chef op Pierre Lhomme (L’Armée des ombres, Tout feu, tout flamme) et le décorateur de renom Jean-Pierre Kohut-Svelko (qui ne quittera plus le réal de L’Effrontée). Le premier s’autorise quelques délices graphiques, surtout ceux inspirés par le film de genre (Adjani manie le fusil à pompe comme Sarah Connor et le rasoir comme chez Argento). Le deuxième fait jaillir de la nuit des reflets chatoyants et sépulcraux (de quoi donner au réel des teintes surnaturelles). Le troisième a su dénicher des extérieurs aussi nombreux que variés (à Paris, Bruxelles, Rome, Baden-Baden, Biarritz), ce qui – à l’écran – nous fait passer des hôtels les plus luxueux aux banlieues les plus sinistres (parcours retraçant l’inexorable déchéance de Catherine et de son poursuivant)… Ambitieux, stylisé et prodigieux à tous les niveaux, Mortelle Randonnée a pourtant connu une gestation douloureuse (retard sur le planning de tournage, dépassement budgétaire) et une carrière difficile (sortie en salle entachée par un échec public et critique, montage tronqué pour sa première diffusion télé). Mais depuis, du sang et des larmes ont coulé sous les ponts. Aujourd’hui, ce chef-d’œuvre baroque marque encore les esprits et réduit toujours le cœur en cendres.

Mortelle Randonnée. De Claude Miller. France. 1983. 2h00. Avec : Michel Serrault, Isabelle Adjani, Stéphane Audran