Allemagne, 1901. Une nuit dans un village de pêcheurs. La petite Laurin (Dóra Szinetár) aperçoit à sa fenêtre un môme en train de se faire enlever. Sur un pont, Flora Andersen (Brigitte Karner) – la mère de la gamine – fait une mauvaise rencontre : le kidnappeur avec, à ses pieds, le corps inerte dudit môme… Le lendemain, la dépouille de Flora gît au bord de l’eau. Son marin de père parti pour un long voyage, Laurin ne vit désormais plus qu’avec sa grand-mère. Bientôt, c’est un autre gosse qui disparaît sans laisser de traces… Et si la fillette était la prochaine sur la liste de ce tueur d’enfants ?
Premier long-métrage de Robert Sigl, Laurin constitue également son unique offrande destinée au grand écran (du moins pour le moment). Pourtant, le CV du bonhomme n’a rien de rachitique. Des péloches super 8 au lycée (le format idéal pour se faire la main, demandez à Spielberg), deux courts à l’école de cinéma de Munich (Die Hütte et Der Weihnachtsbaum, 1981/1983), plusieurs épisodes de série TV (pour le space opera Lexx, notamment), deux slashers (les School’s Out, 1999/2001) et de l’horreur occulte (The Village, 2010) pour la petite lucarne… Mais un seul effort a suffi à Sigl pour mériter notre respect éternel : Laurin. En toute logique, une telle réussite aurait dû faire de son auteur un maître du fantastique européen de la fin des 80’s (à l’instar d’un Michele Soavi en Italie). Malheureusement, et malgré une récompense au Bavarian Film Awards, l’œuvre du Teuton a été très mal distribuée, voire carrément ignorée par des exploitants que l’imaginaire révulse. À tel point qu’elle finit par échouer avec son réalisateur dans les limbes du cinématographe… En 2017, l’éditeur allemand Bildstörung déterre le trésor caché de Sigl et le ressuscite via un blu-ray à la hauteur de l’événement. Chez nous, Le Chat qui Fume s’est récemment chargé d’offrir plus de visibilité à ce petit miracle pelliculé, faisant ainsi miauler de plaisir les cinéphages français avides de (belles) découvertes…
À seulement vingt-cinq berges, Robert Sigl part avec quelques deutschemarks en poche pour tourner Laurin en Hongrie (et faire ainsi des économies). Sur place, il recrute des acteurs locaux et les fait jouer en anglais (pour faciliter l’exportation du film). Ces contraintes commerciales, le cinéaste va les transformer en atouts. Les Magyars lui offrent le plus évocateur des cadres gothiques à travers des décors naturels saisissants (un château en ruine jouxtant un vieux cimetière au-dessus duquel semble flotter l’âme des défunts). Le ciel, la mer et la forêt – écrasantes et infinies – n’offrent qu’un horizon chimérique aux individus, panoramas tumultueux et mélancoliques échappés des toiles de John Constable et Caspar David Friedrich… Dévoués et professionnels, les comédiens du cru apportent eux aussi une authenticité supplémentaire, à commencer par la très douée Dóra Szinetár (son regard laisse deviner ce qu’il faut d’ambivalence pour trahir son attirance pour les ombres).
La contribution du directeur de la photographie Nyika Jancsó (fils du réalisateur Miklós Jancsó) contribue également à stimuler la créativité de Sigl. Le chef opérateur éclaire Laurin comme un peintre baroque du siècle d’or néerlandais (comme avant lui Jan de Bont sur le magnifique Katie Tippel de Verhoeven), sans toutefois s’interdire l’emploi de couleurs plus agressives et contrastées (impossible de ne pas penser à Mario Bava et Dario Argento, même si Robert Sigl nie avoir été influencé par les maestros). Cette esthétique se montre par ailleurs attentive aux aspérités les plus étranges et poétiques. La preuve avec cette brume sépulcrale et cafardeuse qui nimbe en permanence le bled germanique au centre du récit. Une vue qui, à elle seule, fait basculer l’ensemble dans un cauchemar aussi envoûtant que les yeux d’Isabelle Adjani dans le Nosferatu d’Herzog…
Film d’atmosphère aux images somptueuses, Laurin dispense sa virtuosité de manière discrète. Suivant les pas du Jack Clayton des Innocents et du Charles Laughton de La Nuit du chasseur, Sigl adopte un classicisme maîtrisé et privilégie la suggestion contrôlée. Diffuser son génie sans avoir besoin d’en faire des tonnes s’avère autant une preuve de talent que de maturité. Et c’est encore plus vrai lorsque l’inspiration ne provient pas seulement des références cinéphiliques mais aussi des souvenirs plus persos. Une enfance marquée par le deuil (le réalisateur a été traumatisé par le décès de sa grand-mère et de sa tante) et une vision obsédante (une jeune femme enceinte traversant un cimetière par une nuit de tempête) ont également nourri l’univers tourmenté de Laurin.
Une part intime qui, à l’écran, prend la forme d’un conte sans fées mais avec un grand méchant loup (un assassin s’attaquant aux marmots) et une enfant en danger, orpheline de mère (celle-ci avait pour nom de famille Andersen et portait une cape de grand chaperon noir), abandonnée par son père et confiée à sa mère-grand (ça ne vous rappelle rien ?). Bien avant Guillermo del Toro, Robert Sigl injecte du merveilleux dans l’horreur, confronte son héroïne prépubère à la mort et lui arrache toute innocence. Âpre et romantique, ce récit initiatique incite Laurin à plonger dans les ténèbres. Ou plus précisément, à satisfaire sa curiosité en menant sa propre enquête, quitte à risquer sa peau. Témoin malgré elle d’un meurtre et en proie à d’effrayantes hallucinations, la petite se rapproche inexorablement d’un psycho killer à l’identité secrète et au passé violent. Un canevas giallesque pour un film qui partage aussi avec le genre sa propension à dépeindre un microcosme vicié jusqu’à l’asphyxie, repaire de fanatiques et de bourreaux en puissance (confier l’éducation de nos chères têtes blondes à des tortionnaires bigots ne donne jamais de bons résultats…).
Jadis englouti dans les tréfonds de l’oubli, Laurin remonte aujourd’hui à la surface. À nous maintenant de célébrer la réapparition de cet Atlantide du 7ème art made in Germany.
Laurin. De Robert Sigl. Allemagne/Hongrie. 1989. 1h24. Avec : Dóra Szinetár, Brigitte Karner, Károly Eperjes…