« Le ballet Les Chaussons Rouges est inspiré d’un conte de fée d’Andersen. C’est l’histoire d’une jeune fille qui est dévorée par l’envie d’aller au bal avec une paire de souliers rouges. Son désir se réalise. Elle se rend au bal et y prend un grand plaisir. Au milieu de la nuit, se sentant fatiguée, elle décide de rentrer chez elle. Mais les souliers rouges ne sont pas fatigués. En fait, les souliers rouges sont infatigables. Ils obligent la jeune fille à danser dans la rue, ils la contraignent à danser à travers monts et vallées, à travers champs et forêts, au long des jours et des nuits… Le temps poursuit sa marche. L’amour passe. La vie, elle aussi, passe… Mais les souliers rouges dansent toujours. » Voilà comment Boris Lermontov (Anton Walbrook), l’influent directeur de la troupe de Covent Garden, présente son nouveau projet à Julian Craster (Marius Goring), un aspirant compositeur. Dans les coulisses, la jeune et ambitieuse Victoria Page (Moira Shearer) s’apprête à enfiler les fameux chaussons rouges et à devenir une danseuse étoile d’exception. Pour le meilleur mais aussi pour le pire, puisque l’amour viendra contrarier cette success story…
Boris Lermontov : « Pourquoi voulez-vous danser ? »
Victoria Page : « Pourquoi voulez-vous vivre ? »
« Le plus beau film en Technicolor. Une vision jamais égalée » selon Martin Scorsese. « Le film parfait » d’après Brian De Palma. Pour Francis Ford Coppola, c’est « le seul film à voir avant de mourir ». Impossible de leur donner tort tant Les Chaussons Rouges continue – plus de soixante-dix ans après sa sortie – de plonger les spectateurs dans un état d’émerveillement indescriptible. (Re)voir en 2020 ce chef-d’œuvre de 1948 montre à quel point son avant-gardisme l’a rendu intemporel. Ce spectacle céleste se regarde (et se vit) avec les mirettes en transe, les sens en effervescence, l’esprit en flamme. Et dire que ce coup de maître déjà définitif ne constitue même pas le seul monument érigé par les réalisateurs, scénaristes et producteurs Michael Powell et Emeric Pressburger…
En 1947, les British ont mis au monde l’impressionnant Black Narcissus, un tour de force fichtrement audacieux (pulsions sexuelles chez des nonnes en mission aux confins du Népal). Et ce n’est pas tout. L’humanité leur doit aussi d’autres classiques novateurs tels que Le Voleur de Bagdad (1940), Colonel Blimp (1943), Une Question de vie ou de mort (1946) ou encore Les Contes d’Hoffmann (1951). À l’orée des sixties, Powell (en solo) a même planté les graines du giallo et du slasher avec le séminal Le Voyeur (et anticipé par la même occasion l’avènement de l’horreur moderne, aux côtés du Psychose d’Hitchcock). Sans la contribution capitale de ces gars-là, le 7ème art ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Pour vous le prouver, inutile de faire un inventaire. Un titre suffit : Les Chaussons Rouges. Mieux que ça, ne perdez pas votre temps à me lire et foncez sur le replay d’Arte pour en mater la version restaurée. Ou alors ressortez votre galette éditée par Carlotta.
Vous êtes toujours là ? Reprenons. Pour dire combien The Red Shoes est unique, on pourrait, dans un premier temps, se contenter d’évoquer la forme. Le procédé Technicolor semble avoir été inventé pour ce film. Les couleurs forment une constellation chromatique où chaque teinte s’embrase pour définir le mot « flamboyance » (les rouges, les bleus, les jaunes, les noirs vibrent comme jamais). La photographie de Jack Cardiff (un grand monsieur déjà à l’œuvre sur Le Narcisse Noir et sur tant d’autres merveilles) enrobe les images d’une chair éclatante, leur donne une épaisseur comme seule l’argentique peut le faire. Ces aspects techniques complètement baroques s’intègrent à l’ensemble de manière naturelle et offrent au réalisme son indispensable part de magie. Chaque plan s’impose comme une évidence et recèle en même temps la plus irrésistible des féeries (Victoria sort de sa nuit bleutée, ouvre la porte de sa chambre et découvre Julian sur son piano, enlacé par des lumières mordorées…). Chaque cadre trahit un soin maniaque et stupéfie par ce qu’il exprime (les gros plans – puissants, inattendus, poignants – traduisent en quelques secondes le feu consumant les protagonistes et nous terrassent littéralement). Les prises de vues tournées en intérieur (dans les fameux studios anglais de Pinewood) comme en extérieur (Londres, Paris, Monaco) témoignent d’une direction artistique foisonnante. Les talents conjugués de toute une équipe (les meilleurs sont responsables des décors, costumes et accessoires, et ça se voit) et la maestria des deux cinéastes permettent également de capter au mieux le fourmillement créatif agitant la compagnie Lermontov (sans rien rater non plus de la guerre des égos propre à ce milieu ou de la mainmise du fric sur l’art…).
Fricotant sans cesse avec divers sortilèges graphiques, Les Chaussons Rouges finit à mi-parcours par s’abandonner à ses penchants fantasmagoriques. Le temps d’une parenthèse enchantée de près d’un quart d’heure, le ballet du titre est enfin représenté sur scène. Et là, mesdames et messieurs, préparez-vous à avoir le souffle coupé, à rester bouche bée, à frissonner de l’échine. Votre existence de cinéphage ne peut avoir de sens si vous n’avez jamais vu ÇA ! Sans crier gare, Powell et Pressburger s’autorisent une envolée extradiégétique et s’affranchissent de la réalité pour mieux capturer la transcendance de leur héroïne. Victoria Page semble possédée par ses souliers rouges, se confond avec le conte d’Andersen au point d’oublier qui elle est. La danseuse s’immerge dans un autre monde et en pénètre d’autres, change de décor en abolissant toutes les frontières. Poussée par une frénésie tourbillonnante, elle virevolte comme si sa vie en dépendait, se laisse emporter par ses pirouettes. Il faut la voir défier la pesanteur à force d’entrechats aériens, échanger quelques bonds avec un homme en papier journal, échapper aux griffes d’une ombre expressionniste… Les trouvailles s’enchaînent pour créer des illusions toutes plus extraordinaires les unes que les autres, que ce soit ces murs peints illuminant l’arrière-plan (un job bluffant signé Hein Heckroth), ces trucages optiques dignes d’un tour de prestidigitation (surimpression, transparence), ces costumes sortant du plus envoûtant des cauchemars (cf. les simili-momies qui fondent sur Victoria)… Un feu d’artifice – totalement délirant, proprement sidérant, absolument étourdissant – chorégraphié par deux authentiques danseurs (et acteurs du film) : Robert Helpmann et Léonide Massine.
Dans Les Chaussons Rouges, les fulgurances visuelles ne sont pas les seules à exploser de toute part. Il y a aussi les émotions et les pensées qui, par leur radicalité, détruisent tout sur leur passage. Car pour le tyrannique Lermontov, l’art exige tous les sacrifices, n’autorise aucune concession et requiert un engagement sans limite. Il faut tout lui donner, ne faire qu’un avec lui. C’est seulement à cette condition que l’on peut atteindre la perfection. Refoulant ses sentiments pour Victoria, Boris Lermontov applique d’abord ses principes à lui-même et ne peut tolérer que ses danseuses gâchent leur talent dans une relation conjugale (le mariage ne précipite-t-il pas la fin de leur carrière ?). L’art est tout, on ne peut le partager avec la banalité du quotidien, on ne peut avoir deux vies. Tel est le cruel dilemme qui ébranle la miss Page et achève d’assombrir le triangle amoureux complété par Craster (doué dans sa discipline mais aveuglé par la réussite) et Lermontov (complexe et inébranlable cœur solitaire). À ce titre, le grand final concocté par les auteurs de La Renarde nous laisse carrément sous le choc et résonne tragiquement avec le récit imaginé par Hans Christian Andersen. Pas de happy end ici mais un dénouement osé jusqu’au sublime. Liberté, inventivité, somptuosité : la marque de fabrique de Michael Powell et Emeric Pressburger…
À l’instar de la mise en scène et de l’écriture, les performances du casting relèvent du travail d’orfèvre. L’écrasant Anton Walbrook (le roi Louis Ier de Bavière dans Lola Montès de Max Ophuls) campe avec autorité et subtilité un personnage insaisissable et obsessionnel. Et que dire de la candide et habitée Moira Shearer, si ce n’est que sa rousseur resplendissante demeure la plus belle couleur du film ? Danseuse classique à la ville comme à l’écran, cette Écossaise au teint de porcelaine provoque aussi bien l’éblouissement que l’évanouissement. Tout comme dans Les Contes d’Hoffmann (une autre danse qui ne se refuse pas), la grâce de cette Vénus en tutu dépasse l’entendement. C’est bien simple, elle n’a plus rien de terrestre et vient certainement d’ailleurs : elle est cosmique.
Joignant l’imaginaire au réel, l’ombre à la lumière, la passion à la destruction, l’amour à la mort, Les Chaussons Rouges poursuit inlassablement son entreprise de fascination, génération après génération; et n’est pas prêt de quitter la voie lactée dans laquelle l’a propulsé le génie stratosphérique du duo Powell/Pressburger. Depuis, seul Dario Argento est parvenu à faire aussi fou avec Suspiria, une autre expérience esthétique et sensitive foudroyante, une autre histoire de danse qui renoua d’ailleurs en son temps avec les fastes du Technicolor…
The Red Shoes. De Michael Powell et Emeric Pressburger. Royaume-Uni. 1948. 2h10. Avec : Moira Shearer, Anton Walbrook, Marius Goring…
« I’m gonna dance the dream
And make the dream come true
She gotta dance, she gotta dance
And she can’t stop ’till them shoes come off
These shoes do, a kind of voodoo
They’re gonna make her dance ’till her legs fall off »
Kate Bush, extrait de The Red Shoes (1993)