LES ANGES DE LA NUIT : once upon a time in New York

Les vieux cinéphages qui ont découvert le film sur Canal + ou en location VHS (un temps que les moins de vingt ans…) se souviennent encore du grand final de State of Grace aka Les Anges de la nuit. Au tout début des 90’s, l’influence du polar hongkongais – et plus particulièrement celle du maître de l’heroic bloodshed, John Woo – commence à se faire sentir à Hollywood. Dans 58 minutes pour vivre (1990), Bruce Willis flingue un terroriste perché sur l’échafaudage du mythique The Killer. Dans L’Arme fatale 3 (1992) et The Crow (1994), Mel Gibson et Brandon Lee se prennent pour Chow Yun-Fat et règlent leurs comptes avec un revolver dans chaque pogne. Dans Drop Zone (1994), Wesley Snipes et Gary Busey connaissent aussi leurs classiques et se tiennent en joue, l’un en face de l’autre. Autre figure de style « wooienne » : le « mexican standoff » (trois individus, voire plus, se menacent simultanément avec une arme). En 1992, Tarantino s’approprie cette posture pour les besoins de son saignant Reservoir Dogs (qui, plus généralement, reste le remake « pirate » d’une tuerie made in HK, non pas de John Woo, mais de Ringo Lam : City on Fire, 1987). Pour finir ce petit tour d’horizon, signalons la fusillade homérique de Au-dessus de la loi (1993) où un Dolph Lundgren « à toute épreuve » canarde une flopée de figurants dans un garage. Et pour vraiment conclure, souvenons-nous également des déflagrations apocalyptiques du climax de True Romance (1993)…

Bien entendu, ni l’œuvre du réalisateur de Volte/Face ni Les Anges de la nuit ne peuvent se résumer à leurs fulgurances pétaradantes, aussi virtuoses soient-elles. Seulement voilà, le gunfight par lequel s’achève le second constitue une véritable apothéose. Les spectateurs de l’époque n’étaient pas encore habitués à voir ce genre de « shootout scene » dans un film américain. Si, à la base, le ralenti et les geysers de sang doivent quasiment tout à Peckinpah (n’oublions pas que l’auteur de La Horde sauvage demeure l’une des références majeures de Woo), la puissance de feu déployée par Phil Joanou a ce petit quelque chose de lyrique qui fait toute la différence. Durant près de sept minutes, les dernières de State of Grace, le temps suspend son vol et capture le destin de Sean Penn. À la manière d’un western moderne, le « bad boy » de Rick Rosenthal débarque dans un bar miteux avec ses deux calibres. Mais il le fait calmement, comme si les dés étaient déjà jetés. En face de lui, ses antagonistes restent sur le cul. Et pour cause : le gunman en costard est venu seul pour faire parler la poudre. Passé l’étonnement, la première balle siffle. Dehors, la fête de la Saint-Patrick bat son plein. Ce qui suit s’appelle l’enfer… Pénombre trouée par un faisceau lumineux, air asphyxié par la fumée des coups de feu, pieds de tabouret pulvérisés, bris de verre en apesanteur, salves fatales sur des corps en mouvement… L’esthétique du chaos au service d’une chorégraphie qui confine au sublime.

Cette explosion de bruit et de fureur ne serait rien sans une bonne histoire, sans la tragédie qui se noue autour de Terry Noonan (Sean Penn). Après plusieurs années d’absence, ce rejeton de Hell’s Kitchen est enfin de retour à New York. À la « taverne de l’enfer », là où les Irishmen cuvent et se bastonnent, il retrouve son vieux pote Jackie Flannery (Gary Oldman) et la sœur de celui-ci, Kathleen (Robin Wright), la seule femme qu’il ait jamais aimée. L’aîné de la fratrie, Frankie Flannery (Ed Harris), une figure du grand banditisme local, offre à Terry l’opportunité de bosser pour la « famille ». Mais il ne se doute pas encore que cette nouvelle recrue est en réalité un flic infiltré… Il espérait pouvoir rattraper le temps perdu et connaître l’état de grâce. Il pensait redevenir un gamin insouciant et refaire les mêmes conneries. Il se croyait capable de trahir ses amis et d’oublier son passé, son quartier, son amour d’enfance. Tiraillé entre son devoir et ses racines, entre ce qu’il a été et ce qu’il ne sera plus, Terry Noonan s’est lui aussi « couché de bonne heure », à l’instar du héros proustien d’Il était une fois en Amérique. Le jeune paumé de la « cuisine du diable » et le truand vieillissant hanté par ses souvenirs ont fait le même rêve : rester des mômes pour tromper la mort. Voler tel un ange de la nuit ou lâcher un sourire dans une fumerie d’opium ne protègent ni des réveils qui tourmentent ni des crépuscules qui flétrissent…

La parenté entre l’œuvre de Joanou et celle de Leone n’est pas seulement thématique, elle est aussi musicale. Sur des notes de nostalgie désabusée, l’inimitable Ennio Morricone réussit encore une fois à nous étreindre le palpitant et à stimuler nos écoutilles. La colonna sonora du maestro invite à déceler la beauté qui s’immisce parmi les aspérités d’une ville en pleine mutation. Quelques années avant que le maire Giuliani n’applique sa fameuse tolérance zéro, State of Grace évoque déjà le cas de ces ghettos new-yorkais vidés de toute misère et appelés à devenir des lieux branchés. Une fois décapée, dégraissée, décrottée, la « zone » peut enfin accueillir une population plus « acceptable » aux yeux des touristes. La gentrification est en marche et les injustices sociales qui vont avec. Le monde dans lequel Terry et Jackie ont fait les quatre cents coups a changé. Celui qui vient ne leur laisse plus aucune place. La cuisine de l’enfer ne sera bientôt plus qu’une table au paradis, nouveau Disneyland colonisé par les restos gastronomiques et les lounge-bars pour bobos. Les plus démunis seront alors ensevelis sous les gravats, triste sort qui attend certainement ce vieillard rongé par la solitude et convoité par la faucheuse (un rôle tenu le temps d’une séquence par Burgess Meredith, la même année que son émouvante contribution à Rocky 5). La photo majestueuse de Jordan Cronenweth (Blade Runner, tout s’explique) donne parfois à ces ténèbres urbaines des allures de film noir expressionniste. C’est beau une ville la nuit.

Portrait d’une cité sauvagement liftée et d’une génération piégée à l’intérieur, Les Anges de la nuit demeure encore à ce jour le magnum opus de Phil Joanou. À même pas trente berges, le jeune cinéaste se montre particulièrement inspiré par ce polar empreint de fatalisme et de mélancolie. Le classicisme (pour ne pas dire le soin ou l’élégance) de la mise en scène trahit même chez lui une forme de maturité, alors qu’il s’agit seulement de son deuxième film (après sa teen comedy à (re)découvrir Trois heures, l’heure du crime, 1987). Les cinq autres longs de sa discrète filmo n’ont malheureusement pas le même éclat (notons que, durant sa carrière, le bonhomme en a aussi profité pour emballer plusieurs épisodes de série TV, des courts, des clips et même un doc sur U2). Passe encore son thriller psychanalytique avec la fantasmatique Kim Basinger (Sang chaud pour meurtre de sang-froid, 1992), son adaptation de James Lee Burke avec Alec Baldwin en Dave Robicheaux (Vengeance Froide, 1996) ou encore son incursion dans le cinoche indé aux côtés de Stephen Dorff et Judith Godrèche (Entropy, 1999). Mais difficile, en revanche, de débusquer le moindre style, de dénicher une once point de vue dans des panouilles telles que Rédemption (2006, un véhicule à la gloire de The Rock) et The Veil (2016, une production Blumhouse avec Jessica Alba). Aujourd’hui, le réalisateur semble avoir baissé les bras, faute d’étincelles au box-office. Pas assez rentable pour Hollywood. En son temps, même Les Anges de la nuit n’est pas parvenu à attirer les foules. Le talent ne paie pas toujours. Faut dire que le film a été distribué n’importe comment par une Orion Pictures au bord de la faillite. Et que d’autres magnifiques « gangster movies » lui ont fait de l’ombre en cette année 1990 : Les Affranchis, The King of New York, Miller’s Crossing, Le Parrain 3. Pas de bol. Pourtant, State of Grace est de la même trempe.

La preuve : seuls les grands films s’enorgueillissent d’un tel casting. Après s’être comporté comme un chien enragé face à Christopher Walken, avoir défendu les couleurs agressives et brûlantes de Dennis Hopper, commis les pires outrages pour Brian De Palma, Sean Penn est en pleine ascension lorsqu’il endosse le rôle de Terry Noonan. Jamais effrayé à l’idée de se retrouver dans une impasse, de gravir la dernière marche ou de traverser la rivière mystique, l’acteur n’a pas son pareil pour habiter des personnages torturés, fiévreux, sur le fil du rasoir. Idem pour Gary Oldman, chien fou imprévisible et fripouille attachante. Avant Les Anges de la nuit, il a été Sid Vicious. Après, il sera Lee Harvey Oswald (chez Oliver Stone), Dracula (pour les lèvres rouges de Winona), Beethoven (pas le Saint-Bernard, le compositeur) et un Roméo hémorragique malmené par une foudroyante Lena Olin (le veinard). Jojo n’y est probablement pas pour rien… En 1990, Ed Harris a déjà l’étoffe d’un héros. Même les abysses cameronniens ne lui ont pas fait boire la tasse. Ce qui ne l’a pas tué, l’a rendu plus fort. Ici, le futur Shérif Jackson en impose un max, manie la duplicité de Frankie Flannery avec une habileté méphistophélique. Un seul de ses regards ferait chier dans son froc « La Montagne » de Game of Thrones. C’est dire. Quant à Robin Wright, la so lovely Princess Bride rescapée de Santa Barbara, elle débute là une carrière incassable. Devant la caméra de Phil Joanou, la blonde céleste incarne ce mirage que ne peuvent enlacer ceux qui ont fait le choix des armes. Certains anges ne montent jamais au ciel.

State of Grace. De Phil Joanou. États-Unis/Royaume-Uni. 1990. 2h14. Avec : Sean Penn, Ed Harris, Gary Oldman…

KNIGHTRIDERS (George A. Romero, 1981)

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Pour gagner leur vie, des troubadours anarchistes organisent des joutes médiévales, remplaçant les chevaux par des motos. Billy, le chef de ces chevaliers sur deux roues, se voit en roi Arthur des temps modernes. Mais Morgan, l’un d’entre eux, remet en question sa manière de gérer la troupe. Source : dvdfr.com

Derrière ce superbe visuel signé Boris Vallejo, se cache l’une des œuvres les plus personnelles et atypiques de George A. Romero. Sorti en 1981 dans l’indifférence quasi générale, Knightriders est pourtant la preuve éclatante que son auteur ne peut être réduit à ses films de zombies. Pas l’avis du métier ni du public qui, à l’époque, n’attendent de lui qu’un nouvel opus de la saga des morts-vivants. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un deal incluant la réalisation de ce qui deviendra Day of the dead, que le producteur exécutif Salah M. Hassanein offre à Big George son septième long-métrage. Soit un biker movie à la sauce arthurienne. Original et intrigant. À la base, Romero souhaite pourtant que ses héros posent leur cul sur un canasson et non sur une bécane. Samuel Z. Arkoff, l’un des producteurs potentiels du projet, lui suggère l’inverse. Une bonne idée, assez bis dans l’esprit, qui accentue encore un peu plus l’effet de décalage voulu par le sujet. Les cinglé·e·s du deux-roues portent ici un heaume au lieu du casque de rigueur et vivent selon les préceptes de la chevalerie du Moyen Âge. Cultiver le mythe de Camelot au début des années 1980 est en soi une forme de rébellion n’ayant rien à envier au soulèvement rock’n’roll des blousons noirs de L’Équipée sauvage. À la différence près que, pour Romero, la table ronde représente un idéal de démocratie où le pacifisme et l’humanisme ont leur place. La bande de saltimbanques motorisés de Knightriders forme une société hétérogène et plurielle au sein de laquelle personne n’est exclu. Ni les femmes, ni les noirs, ni les homosexuels. Les premières sont mécanos ou chevaleresses, les deuxièmes druides ou forgerons et les troisièmes maîtres de cérémonie ou jouteurs. La vision progressiste du réalisateur de Monkey Shines s’exprime à travers ce système éthique, tolérant et solidaire. Système ne pouvant s’épanouir qu’en dehors de la norme puisque les valeurs qu’il défend sont en train d’être englouties par l’Amérique de Reagan. Le retour en force de l’individualisme, du conservatisme et du capitalisme enterre une bonne fois pour toutes l’utopie rêvée par les hippies des sixties. Malheureusement, le flower power n’est pas parvenu à changer les choses. Tel est le constat que dresse le film en filigrane. Mais si la désillusion semble inévitable au regard de ce qui se profile à l’horizon, nos cavaliers électriques croient encore à leurs idéaux et continuent leur route vaille que vaille. Le grand final – romantique mais lucide, tragique mais porteur d’espoir – ne dit pas autre chose. Car les tentations du monde moderne menacent immanquablement de détruire le groupe. Les multinationales du spectacle ne sont jamais bien loin lorsqu’il s’agit de s’enrichir sur le travail d’autrui. Conçu dans une totale indépendance, Knightriders traite aussi du rapport conflictuel entre Hollywood et George A. Romero, artiste intègre n’ayant jamais bradé sa liberté. Il y a donc beaucoup de ce dernier dans le personnage du roi William (le toujours impeccable Ed Harris), doux dingue littéralement habité par son personnage au point de ne faire qu’un avec lui. Pas du genre à vendre son âme au diable. Son seul problème : être né trop tard dans un monde qui avance trop vite et sans lui. Le même fardeau que le Bronco Billy McCoy de Clint Eastwood, cowboy itinérant essayant lui aussi de faire revivre la magie d’un passé idéalisé. Les temps ont changé. L’heure n’est plus à la noblesse mais au rigorisme, à l’ordre qu’incarne ici un shérif véreux et violent. Dehors les baladins, les marginaux, les poètes. Prôner un mode de vie alternatif au pays de l’oncle Sam n’est pas une sinécure. En 1969, les easy riders de Dennis Hopper subissaient déjà un rejet similaire. Mais dans les glorieuses 80’s, les spectateurs ne sont pas davantage enclins à se déplacer dans les salles pour mater une péloche singulière comme Knightriders. Les badauds assistant au show de nos fous du guidon sont là pour les sensations fortes et non pour la beauté du discours (dans la foule : un amusant caméo de Stephen et Tabitha King). Les cascades sont, il est vrai, admirablement coordonnées. Et ce n’est pas tous les jours que l’on peut voir des motards en armure se friter à coups d’épées ou s’adonner à la joute équestre… Parmi les comédien·ne·s, on peut également s’amuser à reconnaître les habitué·e·s du cinoche de Romero : Tom Savini, Patricia Tallman, Ken Foree, Christine Forrest, Scott H.Reiniger et bien d’autres. Juste après Martin, cet indispensable Knightriders était le film dont le maître de Pittsburgh était le plus fier. Franchement, il y a de quoi.

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Knightriders. De George A. Romero. États-Unis. 1981. 2h23. Avec : Ed Harris, Tom Savini et Patricia Tallman. Maté en dvd le 07/04/18.