AVOIR VINGT ANS : conte cruel de la jeunesse

« J’avais vingt ans Je ne permettrai à personne de dire qu’il s’agit du plus belle âge de la vie. »  Paul Nizan, Aden Arabie

La blonde Lia (Gloria Guida) et la brune Tina (Lilli Carati) sont deux jeunes femmes éprises de liberté. Elles veulent vivre sans temps mort, jouir sans entraves et, dans ce but, rejoignent une communauté hippie dirigée par le « Nazôréen » (Vittorio Caprioli). Les filles ont bien raison d’en profiter car impitoyable est le sort que leur réserve le monde… Comme de coutume, Artus Films a encore une fois déchaîné l’enthousiasme en rendant l’invisible enfin visible, l’amputé à nouveau valide. Car Avere vent’anni (Avoir vingt ans en VF) a subi les affres de la censure. Sans notre plantigrade préféré, la mandale sulfureuse de Fernando Di Leo ne pourrait se présenter au peuple français dans sa version intégrale. En guise de comparaison et de bonus, l’éditeur au long museau et au pelage dense propose également une version remontée d’Avere vent’anni. Un bidouillage commis à l’origine pour une sortie VHS et censé faire oublier l’échec cinglant du film dans les salles italiennes. Édulcoré, dénaturé et méchamment tronqué, le brûlot du réalisateur de La Clinique sanglante perd ainsi son épilogue traumatisant, se fait sucrer son étreinte saphique, voit toute sa narration chamboulée, sa BO saccagée… Seul intérêt de ce massacre à la tronçonneuse rouillée : une séquence inédite relatant la toute première rencontre entre Guida, Carati et Caprioli… Véritable curiosité, ce supplément déniché par Artus permet néanmoins de mesurer à quel point un long-métrage peut être mutilé et vidé de sa substance par le seul biais du montage…

Si Avoir vingt ans a été aussi incompris en son temps, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une péloche Bis lambda. Iconoclaste, Di Leo brouille les pistes et semble nous emmener dans un territoire balisé. La présence de Gloria Guida et Lilli Carati, deux vedettes de la comédie sexy (un genre très en vogue à l’époque), laisse penser que l’entreprise sera drôle, légère, coquine. Et en un sens, elle l’est. Mais seulement en apparence et jusqu’à un certain point. Car, à l’instar de nos héroïnes, le spectateur non averti ignore ce qui l’attend. L’insouciance, la vivacité et la fraîcheur du duo Lia/Tina nous touchent, nous emballent, nous renversent. Ces filles conquièrent le film, plan après plan. Le final n’en est alors que plus douloureux et insoutenable… La désinvolture de façade adoptée par Avere vent’anni s’avère d’autant plus convaincante qu’elle ne force jamais le trait (oubliez les gags potaches chers aux « poids lourds » de la commedia sexy all’italiana). Di Leo trouve le ton juste tout en utilisant le sex-appeal (LR6 ?) de ses comédiennes (Guida et Carati ne cachent rien de leur délicieuse anatomie), balance des dialogues crus sans sombrer dans la vulgarité (quand Carati verbalise sans filtre son envie de « baiser », son naturel l’emporte sur toute grossièreté). Jouant avec les codes de la sexploitation (l’érotisme sert ici d’outil narratif et contribue à caractériser les personnages), le cinéaste n’oublie pas qu’il a une histoire à raconter et des thèmes socio-politiques à aborder…

Dix ans après, il ne reste plus grand-chose de l’esprit contestataire de 1968. L’élan révolutionnaire s’est tassé, la révolte s’est diluée dans les réalités pécuniaires. La contre-culture a été dévorée, puis digérée, par les lois du marché. Dans son squat, ce baba cool faux derche de « Nazôréen » impose aux nouveaux et nouvelles venu(e)s le paiement d’un « loyer » (quand il ne leur impose pas de faire du porte-à-porte pour vendre des encyclopédies). Lorsqu’un documentariste débarque pour mener une enquête sociologique, celui-ci ne fait qu’exacerber la cacophonie idéologique qui sévit parmi les militants. Peine perdue puisque nombreux sont les jeunes gens qui préfèrent se shooter pour oublier le bordel ambiant. Résultat, les mecs sont si défoncés qu’ils ne peuvent satisfaire l’appétit sexuel de la pauvre Tina ! Si Fernando Di Leo scrute avec malice ce petit monde qui s’agite, il en profite également pour brocarder la figure ultime de l’autorité : la police. Un commissaire brutal se fait ainsi houspiller par son supérieur pour avoir pris, lors d’une perquisition, du lait en poudre pour de la coke ! Malgré tout, même si la société toute entière semble en prendre pour son grade, il ne fait aucun doute que l’auteur de la « trilogie du milieu » (une référence du poliziesco dispo chez Elephant Films) se place du côté de Tina et Lia. Sans jamais les juger, Di Leo témoigne de la fureur de vivre de ses « jouisseuses » (bises à Claudine Beccarie), exalte leur fougue, loue leur grâce. Ces nanas cueillent le jour présent sans se soucier du lendemain. Un lendemain qui chante ? Pas vraiment…

Aussi brusque que secouante, la conclusion d’Avere vent’anni referme à double tour la parenthèse enchantée et provoque un réel électrochoc. Aucun conservatisme ou moralisme dans cette fin en forme de retour de flamme. Mais la volonté de montrer une réalité dans laquelle les femmes ne peuvent pas « danser tranquillement » et disposer de leur corps comme elles l’entendent. Aucune utopie n’a sa place dans cette société où le patriarcat peut à tout moment pulvériser le moindre changement. Au même instant, rappelons que l’Italie vit ses « années de plomb » : la lutte se radicalise et s’arme jusqu’à sombrer dans le terrorisme. Ces pavés trempés de sang, ces bagnoles qui explosent et emportent les passants aux heures de pointe, ces exécutions en pleine rue hantent le dernier (et sale) quart d’heure d’Avoir vingt ans. Question sensations (extra) fortes, on songe aux shockers transalpins inspirés par le décapant The Last house on the left de Craven. Si vous avez vu La Bête tue de sang-froid (1975) ou La Dernière maison sur la plage (1978), vous savez déjà que vous n’en sortirez pas indemne. La tristesse des faits-divers les plus sordides imprègne également les dernières minutes du long-métrage de Di Leo. Là, c’est plutôt San Babila : un crime inutile (1976) ou L’Affaire de la fille au pyjama jaune (1977) qui s’imposent à l’esprit. En broyant in extremis le happy end de rigueur, Avere vent’anni nous retourne autant, si ce n’est plus, que ses petits camarades. Et nous abandonne avec un goût amer dans la bouche. La saveur des œuvres essentielles, celles qui marquent le palais à jamais.

Avere vent’anni. De Fernando Di Leo. Italie. 1978. 1h37. Avec : Gloria Guida, Lilli Carati, Ray Lovelock

THE NIGHTINGALE : ne tirez pas sur l’oiseau vengeur

« Welcome to the world. Full of misery from top to bottom. »

« Cette quête de vengeance vous marquera à vie ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que le magazine Rolling Stone ne s’est pas payé notre tronche. La citation, bien mise en évidence sur la jaquette du dvd et du blu-ray de The Nightingale (édition Condor Entertainment) résume parfaitement le long-métrage de Jennifer Kent. Dire que celui-ci relève du miracle est un doux euphémisme. De nos jours, combien de films sont capables de convoquer dans un même élan le bestial et le sublime, de vous emporter comme un torrent, de vous pilonner le cœur au marteau brise-roche ? Trop peu, on est d’accord. The Nightingale constitue donc une fulgurante exception et fait partie de ces œuvres tellement intenses et puissantes qu’elles causent stupeur et tremblements. La preuve, rien que d’y penser, j’en grelotte encore… À l’écran, le geste se fait violent et colle au près du réel, à l’histoire humaine, à ce que nous sommes. Puisque le passé baigne dans le sang et les larmes, il n’y a d’honnêteté que celle qui ose montrer l’immontrable et ce sans aucune complaisance. Si certains films ne peuvent s’oublier, c’est parce qu’ils exigent l’implication totale du spectateur. C’est parce qu’ils provoquent une réaction, suscitent la réflexion et ébranlent profondément. Nous pensions révolu le temps des trempes sismiques à la Requiem pour un massacre (Elem Klimov, 1985) et bien nous avions tort. Préparez-vous à recevoir en pleine poire ce qu’il convient d’appeler un véritable choc cinématographique…

« Comment savez-vous si la Terre n’est pas l’enfer d’une autre planète ? » demandait Aldous Huxley à ses lecteurs. Clare (Aisling Franciosi) n’a aucun doute à ce sujet. Bagnarde irlandaise, elle vient de purger sa peine sur l’île-prison de Tasmanie (et non de Manhattan). En 1825, ce petit bout d’Australie sert de colonie pénitentiaire à l’empire britannique. Placée sous la tutelle du (bad) lieutenant Hawkins (Sam Claflin), Clare quémande à ce dernier sa lettre de libération. Non seulement ce fumier la lui refuse mais en plus il abuse d’elle. La situation ne s’arrange guère lorsque le mari de la suppliciée fout son poing dans la gueule du violeur. À la suite de cette altercation, Hawkins voit sa promotion remise en question. Avant de rejoindre sa hiérarchie à travers les bois pour sauver son avancement, il débarque chez Clare avec deux soldats à sa botte. Le trio laisse pour morte la jeune femme et massacre sa famille. Ivre de vengeance, l’ancienne détenue se lance alors à la poursuite des assassins. Pour cela, elle demande de l’aide auprès du traqueur aborigène Billy (Baykali Ganambarr)… Western des antipodes ? Survival forestier ? Rape and revenge ? Bande d’aventure pour adultes ? Il y a de ça. Mais en fait, c’est bien plus que ça. C’est même carrément autre chose. De par sa volonté d’éviter les écueils et de s’affranchir des codes, The Nightingale ne ressemble en réalité qu’à lui-même. Cette singularité est d’autant plus inespérée qu’elle ne tient jamais de l’exercice de style froid et vain. Que les poseurs de l’elevated genre en prennent de la graine !

D’entrée de jeu, The Nightingale marque sa différence en nous épargnant le traditionnel carton explicatif et la sempiternelle voix off. Tournant radicalement le dos aux conventions hollywoodiennes, Jennifer Kent n’est pas là pour nous ménager mais pour nous immerger dans l’innommable. Sans abuser du moindre artifice romanesque, l’Australienne fait de nous le témoin d’un authentique chemin de croix. Et si la réalisatrice du remarqué Mister Babadook (2014) nous convainc de la suivre sur ces sentiers de la perdition, c’est que l’intégrité de son regard ne fait aucun doute. Pas de provoc dans sa manière de poser des images sur des actes insoutenables, mais un mélange subtil de frontalité et de suggestion. La maturité, l’intelligence et la justesse de la mise en scène éclairent chaque plan et participent grandement à véhiculer l’émotion. Car celle-ci n’est jamais étouffée par les partis pris de Kent qui, de prime abord, semblent d’une rugosité à s’en arracher l’épiderme. Impression rapidement démentie. Les plans fixes, pures comme aux premières heures du cinématographe, donnent à l’environnement une saisissante touche expressionniste (voir ces prises de vues nocturnes figeant les arbres comme des ombres). L’absence de musique extradiégétique (la splendide partition de Jed Kurzel fait seulement vibrer nos écoutilles lors du générique de fin) n’est pas non plus anodine et empêche toute échappatoire lyrique. Le sentiment d’enfermement est par ailleurs renforcé par le format 1.37:1, ratio dont la verticalité épouse symboliquement le mouvement opéré par Clare : celui d’une chute inexorable, d’une descente aux abysses…

Dans The Nightingale, la vengeance ne suit pas une ligne droite mais un tracé tortueux, bourbeux et sacrément éprouvant. Calvaire jonché de visions traumatiques, le parcours de Clare interroge la portée de ses actes, questionne la haine qui la ronge. Car il y a une différence entre vouloir donner la mort et exécuter la sentence. « Tuer un homme, c’est quelque chose. On lui retire tout ce qu’il a et tout ce qu’il pourrait avoir » relevait Eastwood dans Impitoyable. Presser la détente de son vieux fusil ou enfoncer sa lame dans la chair de l’ennemi n’est pas sans conséquence. Commettre l’irréparable, c’est risquer de s’enliser dans des abîmes de plus en plus profonds, de ne plus savoir qui l’on est au point de basculer dans la folie. Le vertige ne serait pas aussi palpable si Kent avait fait de son héroïne une justicière implacable et badass, une « action woman » capable d’éliminer les pires crapules sans sourciller. Clare est avant tout un bloc de souffrance ne pouvant compter que sur sa rage pour tenir debout et avancer. L’autochtone Billy ne répond pas davantage à un archétype et apparaît dans sa plus cruelle vérité : un jeune homme en colère, témoin de l’extinction de son peuple, de sa culture, de son monde. En outre, nul angélisme ne vient gâcher la caractérisation du duo. Avant de réaliser que leur douleur et leur combat se rejoignent, chacun évalue l’autre selon ses propres préjugés raciaux. Blanche, elle n’a pourtant rien à voir avec l’envahisseur anglais. Noir, il n’est pas cette bête sans âme que décrivent les oppresseurs de Sa Majesté. Ainsi, sur ces terres dévastées naît la plus inaliénable des amitiés.

Devant eux se dressent ces foutus colons. Pendant que les troufions de l’Union Jack se biturent tous les soirs, les gradés ne pensent qu’à la discipline. Une illusion. L’institution militaire ne sert qu’à assouvir les plus bas instincts. Le contingent est à l’image des trois hommes de guerre sur lesquels se concentre le récit : si vaniteux, si pathétiques. Si petits en comparaison d’un territoire aussi immense qu’indomptable. Pour l’arriviste Hawkins, le sous-fifre Ruse et ce pauvre gamin de Jago, ce pays est aussi un cachot sans murs, une taule à ciel ouvert. Le premier demeure le plus sauvage d’entre tous, celui qui commet exaction sur exaction pour gravir les échelons. Faux gentleman, vrai salopard. Attendez-vous à ce que la performance inouïe de Sam Claflin affecte votre sommeil. Je fais aussi le pari que celle de Baykali Ganambarr hantera vos nuits. Quant à Aisling Franciosi, JAMAIS vous n’oublierez la fureur qui embrase ses yeux, JAMAIS vous n’oublierez l’agonie qui déforme son visage. Vous entendrez encore et encore son chant du « rossignol », voix céleste pansant les blessures et perçant les ténèbres… Autre qualité et non des moindres : The Nightingale regarde l’Histoire en face au lieu de vouloir la réécrire en effaçant ce qui dérange. Ce devoir de mémoire, Jennifer Kent l’effectue à travers une reconstitution historique réaliste et rigoureusement documentée. Sans ça, The Nightingale ne serait pas aussi estomaquant, terrassant. Il est même d’une âpreté peu commune et d’une beauté rare. Il vous fera saigner du nez et chialer comme un môme. Aurez-vous suffisamment de tripes pour tenter l’expérience ?

« I’m not your whore. I’m not your nightingale, your little bird, your dove. I’m not your anything. I belong to me and no one else. »

The Nightingale. De Jennifer Kent. Australie. 2018. 2h16. Avec : Aisling Franciosi, Sam Claflin, Baykali Ganambarr…

BENEDETTA : Virginie la défroquée

Thriller aussi tortueux que fascinant, faux « rape and revenge » déguisé en vrai satire chabrolienne, exercice de style grinçant dominé par une Huppert impériale, Elle (2016) a magistralement prouvé deux choses. 1/Que Paul Verhoeven n’a rien perdu de sa verve. 2/Qu’il a parfaitement su s’adapter à son nouvel environnement français. En réalité, il l’a carrément secoué, marquant au fer rouge le 7ème art hexagonal (les Pays-Bas et Hollywood se remettront-ils un jour de son passage ?). Aujourd’hui, Benedetta montre à son tour que le mordant, l’acuité et le culot de son auteur sont toujours intacts. Ce projet – 50% religion, 50% sexe, 100% Verhoeven – vient à point nommé pour dynamiter ces temps de politiquement correct, de cancel culture, de wokisme et d'(auto)censure tous azimuts. Car le réalisateur de RoboCop ne prend pas le spectateur pour un gland. Il le force à réfléchir, bouscule ses certitudes, heurte ses convictions. Bref, il le pousse à sortir de sa zone de confort. Dans un texte paru dans Charlie Hebdo (n° 34, 12 juillet 1971), Cavanna définissait l’humour comme « un coup de poing dans la gueule« . Il en va de même pour le cinéma de Paul Verhoeven, ce distributeur de mandales sans égal. Quand il cogne, il ne le fait jamais gratuitement. Choquer le bourgeois ou la Croisette ne l’intéresse pas. Le réduire à un simple provocateur n’a donc aucun sens… À l’instar du journal cité plus haut, l’œil acéré du Batave est plus que salutaire : il est essentiel au monde. Les pisse-vinaigres que cette liberté de ton offense peuvent aller se faire empapaouter au paradis.

Benedetta débute sous les meilleurs auspices. Des soudards échappés de La Chair et le Sang croisent la route de la toute jeune Benedetta Carlini, en partance avec ses parents pour le couvent des Théatines (situé à Pescia, en Toscane). Face aux menaces des malotrus, la gamine invoque la Sainte Vierge quand soudain… l’un des premiers se ramasse une fiente de piaf sur la figure ! D’entrée de jeu, Verhoeven contourne les attentes du public : la violence physique a priori inéluctable est évitée et la prétendue intervention divine ridiculisée. Au-delà du geste sardonique et iconoclaste, Paulo confronte le réel à celles et ceux qui l’interprètent à leur convenance : les croyant(e)s. Dès lors, tout devient une question de point de vue. Point de vue forcément ambigu lorsque seul le doute peut dévoiler les vérités cachées (Qu’est-ce que je vois ? est d’ailleurs le titre français du premier long du Hollandais, Wat zien ik !? aka Business is Business). Pas de certitudes ici, mais des interrogations, des frissons et un éblouissement aussi viscéral que vertigineux. Qui est Benedetta ? Qui est cette nonne du XVIIe siècle affirmant communiquer avec Jésus et s’adonnant aux plaisirs saphiques avec une novice libertine ? Une sainte, une pécheresse, une manipulatrice, une arriviste, une folle, une amoureuse ? Comme avec le cauchemar baroque et symbolique du Quatrième Homme et les « souvenirs à vendre » de Total Recall, Paul Verhoeven ne tranche pas mais aborde son sujet avec toute l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise. Au spectateur de se forger sa propre opinion. C’est ainsi que certains films accèdent à l’éternité.

Si Sœur Benedetta reste insaisissable, c’est pour mieux témoigner de la complexité et de la richesse du personnage. Verhoeven n’a pas besoin de la juger ou d’en égratigner l’énigme pour en faire une nana forte et intelligente. Les contradictions de cette héroïne ambivalente servent surtout à démasquer l’hypocrisie de notre chère Église. Une institution qui condamne la sexualité, honnit le corps féminin quand ses « dignitaires » ne pensent qu’au pouvoir et en usent pour torturer son prochain (le nonce décadent joué par Lambert Wilson aurait eu sa place dans le Beatrice Cenci de Fulci). Benedetta prend alors des allures de Game of Thrones clérical, jeu mené dans l’ombre par une religieuse dont l’ascension va ébranler les fondements d’un ordre patriarcal pourri par le dogme. Dans son rapport au sacré, le film se révèle tout aussi subversif : c’est à travers sa foi que la blessed virgin atteint l’orgasme lesbien. Pour Benedetta, l’extase est une expérience autant mystique que charnelle. Ses visions lui permettent de jouir dans son délire et lui font en même temps prendre son pied ici-bas. Et pour cela, notre Néerlandais préféré n’hésite pas à érotiser le Christ sur sa croix (mais sans le slip rouge moulant de l’éphèbe du Quatrième Homme), à transformer une statuette de Marie en gode (fallait oser !). Dans Benedetta, l’irruption du trivial n’a rien de vulgos : il s’agit plutôt de relier le matériel au sublime, l’autre nom de la sensualité. Graduel et subtil puis explosif et incontrôlable, le désir se consume à la lueur d’une bougie, écho pictural à la peinture flamande (on pense au travail du chef-op’ Jan de Bont sur Katie Tippel ou Flesh + Blood).

Cinéaste organique par excellence, Verhoeven s’intéresse moins à la luxure qu’au corps dans sa globalité. Peu porté sur les mensonges cosmétiques et les simulacres du glam’, il préfère se pencher sur tous ces fluides que les tartuffes ne sauraient voir (« Voilà de quoi nous sommes faits : des tripes, de la merde et du jus gluant » écrivait Bukowski dans ses Contes de la folie ordinaire). Baiser, chier, faire gicler du lait maternel de son nibard : c’est aussi ça la vie, n’en déplaise aux apôtres du « bon goût » et autres bienséants faux-derches. Pour l’homme derrière Starship Troopers, la vérité se dissimule dans ce que le corps expulse. Par conséquent, elle se niche sous la peau (et ce même quand elle disparaît, cf. Hollow Man). Mais aussi sur la peau, lorsque celle-ci se découvre. La nudité de Virginie Efira est conquérante, puissante, intimidante. Telle Elizabeth Berkley dansant sur la scène du « Stardust » dans Showgirls ou Sharon Stone croisant/décroisant ses jambes lors de l’interrogatoire de Basic Instinct, la Sibyl de Justine Triet maîtrise son sex-appeal comme elle maîtrise son destin. Après son rôle de bigote dans Elle, Efira confirme que les obsessions verhoeveniennes lui siéent à merveille. Fiévreuse jusqu’au bout des seins, la belgo-française nous fait succomber à la tentation. Et nous rappelle à sa manière que, pour celles et ceux qui savent reconnaître l’inépuisable beauté de l’art, il n’existe ni péché ni blasphème. La toujours formidable Charlotte Rampling ne le sait que trop bien. Tout comme, bien évidemment, l’auteur de ce film-somme, miracle transgressif et flamboyant où Le Nom de la Rose s’acoquine avec la nunsploitation.

Benedetta. De Paul Verhoeven. France/Pays-Bas. 2021. 2h06. Avec : Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphné Patakia…

A GOOD WOMAN : sympathy for lady vengeance

Une hache encrassée par du sang séché. Une femme déterminée, captive de son objectif. Deux profils aussi acérés l’un que l’autre. Dans la nuit fuchsia, l’arme se confond avec sa propriétaire Ce poster qui claque ne flatte pas seulement la rétine, il nous invite à faire la connaissance de Sarah Collins (Sarah Bolger). Une jeune irlandaise créchant avec ses deux gosses dans un quartier malfamé. Dans cette zone de non-droit, la vie ne lui fait pas de cadeaux. La police lui conseille de « passer à autre chose » lorsqu’elle demande où en est l’enquête sur le meurtre de son mari. Le vigile de la supérette lui fait des « propositions indécentes ». L’assistante sociale la prend pour une conne. Sa mère lui reproche d’avoir épousé un pauvre type. Pire que tout, Tito (Andrew Simpson), un dealer minable venant de barboter de la chnouf à la pègre locale, s’incruste chez elle pour y planquer son larcin. Cette petite frappe terrorise Sarah et la mêle à son trafic de poudre. Pas très malin et surtout très dangereux. Car, non loin de là, l’infâme Leo Miller (Edward Hogg), le boss de ladite pègre, se lance aux trousses de son voleur… Même sans ce foutu Covid, A Good Woman n’aurait jamais eu les honneurs d’une sortie au cinéma. En France, ce film bis/indé tout sauf « standard » débarque en VOD et en DVD chez M6 Vidéo (mais sans l’option Blu-ray, faut pas non plus pousser). Au moins, il n’a pas été récupéré par une plateforme de streaming…

Quoi qu’il en soit, A Good Woman (version courte du titre original A Good Woman is Hard to Find) est une nouveauté non seulement à découvrir mais aussi à défendre. Pourquoi ? Parce que cet inédit de qualité ne s’excuse jamais d’être noir comme l’ébène, violent comme le quotidien des laissées pour compte. Le film frappe fort, cogne juste et en a suffisamment dans le ventre pour susciter l’émotion. Rien à voir donc avec les vulgaires DTV dont raffolent les chaînes de la TNT… Après une dizaine de courts-métrages (le premier, The Sand One, date de 1998), deux longs (Shooting Shona et Road Games avec la grande Barbara Crampton), Abner Pastoll plante sa caméra en Irlande du Nord et en Belgique pour shooter A Good Woman. Seize jours plus tard, c’est dans la boîte ! Quand on a pas le budget d’un Godzilla vs Kong, il faut tourner vite. Et si possible, sans bâcler le taf. Le soin apporté à la forme prouve que ce planning serré n’a pas eu raison de l’entreprise. Mieux que ça, la péloche ne s’autorise aucune afféterie visuelle. Contrairement à ce que l’on pourrait croire en reluquant le visuel situé plus haut, Pastoll ne se prend pas pour Nicolas Winding Refn. Aux longues poses éclairées au néon du second, le premier préfère affronter le réel sans esbroufe mais avec juste ce qu’il faut de style. Home invasion virant au revenge flick, A Good Woman est un film de genre doublé d’un drame social crédible. Pour cela, pas besoin non plus d’abuser de la shaky cam ou de se la jouer Ken Loach…

De par sa puissance viscérale et son regard sans concession, A Good Woman évoque plutôt l’excellent Harry Brown (Daniel Barber, 2009). Ce vigilante sous-estimé nous présente un veuf (Michael Caine, bouleversant) vivant dans une banlieue londonienne rongée par le narco business et abandonnée par les pouvoirs publics. Le constat âpre et nihiliste de Barber rejoint celui de Pastoll : pour celles et ceux qui habitent au « mauvais endroit », il n’existe pas d’autre choix que de se battre pour trouver une échappatoire. Dans cet abîme urbain, il ne fait pas bon vieillir ou être une nana… À travers le parcours brutal de son héroïne, A Good Woman dresse le portrait d’une femme ordinaire qui, dans ce monde sans merci, devient d’abord une victime toute désignée. Avant de faire d’elle une « brave one » appliquant sa « death sentence », Pastoll et son scénariste Ronan Blaney prennent le temps de lui donner de la chair, un caractère, une âme. En deux, trois séquences bien senties, ces derniers parviennent à rendre leur protagoniste aussi attachante qu’authentique, et ce même dans les moments les plus inattendus (cf. la mésaventure semi-comique autour de la pile déchargée d’un godemichet). Dès lors, le deuil impossible de Sarah et l’amour qu’elle porte à ses enfants deviennent aussi palpables que son désarroi et sa colère grandissante. Et pour cause : le visage marqué de la Miss Collins ne nous est pas inconnu. C’est celui de toutes ces femmes qui peinent à joindre les deux bouts, luttent sans relâche pour se faire respecter et protègent leurs mômes quoi qu’il en coûte. Des « good women », en somme.

À l’instar du génial Sudden Impact (à la fin duquel Eastwood renonçait à coffrer la vengeresse Sondra Locke), Abner Pastoll considère que son ange exterminateur a déjà suffisamment morflé et, par conséquent, refuse de la condamner une seconde fois. Le cinéaste reste aux côtés de Sarah jusqu’au bout, ne la lâche jamais et, surtout, lui offre cette justice que les institutions ont échouée à rendre. En outre, le script a la bonne idée de nous épargner les clichetons du genre (l’acolyte bienveillant ou le bon flic de service sont ici aux abonnés absents), sans pour autant parvenir à éviter toutes les facilités (le « pur hasard » relie l’héroïne au bad guy en chef, un sociopathe incarné de façon un peu trop « théâtrale » par Edward Taboo Hogg). Ces infimes détails ne viennent jamais rompre l’équilibre global, n’entament en rien le réalisme de l’ensemble. Et ce n’est pas tout. A Good Woman possède un autre atout dans sa manche : Sarah Bolger. Retenez bien ce nom ! En guise d’intro, elle nous présente sa figure tachée d’hémoglobine puis file sous la douche afin de purifier son corps de la cruauté qui l’entoure. D’emblée, cette jeune comédienne emporte notre adhésion, nous persuade que cette maman dans la mouise existe bien au-delà de la fiction. Dans le passage le plus extrême du film (pour ne pas dire le plus « tranchant »), elle nous transmet sa rage, sa nausée, sa force. Et quand sonne l’heure de la vengeance, elle se permet même un petit hommage à la regrettée Zoë Lund de Ms .45. Si elle était encore parmi nous, celle-ci aurait certainement remarqué que les yeux clairs de Sarah Bolger irisent le chaos. 

A Good Woman Is Hard To Find. D’Abner Pastoll. Royaume-Uni/Belgique. 2020. 1h37. Avec : Sarah Bolger, Edward Hogg, Andrew Simpson

LA ROUTE DE SALINA : summer of death

Quelque part au Mexique. Un vagabond prénommé Jonas (Robert Walker Jr.) use ses pompes sur la route de Salina. Cerné par un désert de caillasses, il ne demande qu’à se mettre à l’abri de ce soleil qui cogne et enchaîne les rounds. Son vœu est exaucé lorsqu’il aperçoit une maison isolée, refuge inespéré bordant l’asphalte. À peine a-t-il le temps de demander l’hospitalité que la propriétaire des lieux, Mara (Rita Hayworth), l’accueille à bras ouverts. Et pour cause : elle le prend pour Rocky, son fils disparu. Beaucoup trop vanné pour contredire son interlocutrice, Jonas se prête au jeu et file se pieuter à l’ombre. Mais la fougueuse et ô combien charmante Billie (Mimsy Farmer), la fille de Mara, va lui faire passer l’envie de reprendre son chemin… Le vingt-deuxième titre de la collection « Make My Day ! » de Jean-Baptiste Thoret nous rappelle que Georges Lautner n’est pas l’homme d’un seul film, d’un seul genre, d’un seul style. Si ses incontournables Tontons Flingueurs (1963) ont fait de lui la référence du polar ironique, la carrière de cet auteur populaire ne se résume ni aux répliques immortelles d’Audiard ni aux silencieux qui sifflent comme dans un cartoon. Chez lui, la comédie fricote avec le drame, le Monocle marche ou crève, le septième juré bouffe des pissenlits par la racine. Lautner n’a jamais eu peur de la nuit. Souvenons-nous des Seins de glace (1974), suspense sépulcral adapté de Richard Matheson; de Mort d’un pourri (1977), thriller politique désabusé jusqu’à la moelle.

Faire de Lautner un simple artisan, un bon technicien, serait tout aussi réducteur. Le ranger du côté de l’académisme, de la tradition, serait carrément une erreur. Le réalisateur du Professionnel n’est pas Gilles Grangier ou Denys de La Patellière. Quand Gabin veut lui imposer son propre staff sur Les Tontons Flingueurs, il l’envoie bouler. Faudrait pas prendre le jeunot pour un cave. Visiblement, le boss du clan des Siciliens n’en veut pas trop au petit effronté puisqu’ils tournent ensemble un policier résolument moderne, Le Pacha. Lautner plonge alors Gabin dans un monde qui le dépasse, celui de Mai 68 et du Requiem pour un con de Gainsbourg. Cette France qui bouge attire un Georges Lautner curieux et attentif à l’air du temps. Après avoir abordé le thème de la révolution sexuelle dans Galia (1966), le cinéaste souhaite approcher la contre-culture hippie en transposant à l’écran un bouquin de Maurice Cury, Sur la route de Salina. Avec une équipe aussi française que lui (et des dépenses budgétaires partagées avec l’Italie), le fils de Renée Saint-Cyr part alors aux Canaries pour shooter en anglais ce qui s’intitule La Route Salina. Censé se dérouler au pays d’Alfredo Garcia avec des gringos en guise de protagonistes, cette production internationale nécessite une distribution essentiellement américaine. Flashforward. Notre film sort dans l’Hexagone le 10 novembre 1970. Le public n’adhère pas, les critiques sont mitigées. Lautner tourne la page et embraye sur Laisse aller… c’est une valse ! Pas de bol : La Route de Salina débouche sur l’impasse des joyaux maudits.

À première vue, si Mimsy Farmer se retrouve sur la route de Salina, c’est grâce à sa participation au film culte qui l’a révélée : More (1969). Impossible : cette œuvre phare du mouvement hippie débarque dans les salles pendant le tournage du Lautner. Par conséquent, ce dernier n’a pas pu choisir sa comédienne en fonction du Barbet Schroeder. Pourtant, outre la présence de la fantastique Mimsy, les deux longs-métrages se rejoignent dans leur volonté de capter les soubresauts d’une époque, de se glisser dans la « parenthèse enchantée ». Avec, au bout de l’expérience, le même constat : tous les rêves se brisent au réveil. Au final, les utopies (comme les psychotropes) ne servent qu’à s’enfermer dans une illusion et parviennent rarement à changer le monde… La liberté de vivre pour jouir ne dure qu’au présent, instant fugace où la jeunesse ne s’embarrasse ni du passé ni de l’avenir. Dans La Route de Salina, la mer s’agite comme les corps amoureux de Billie et Jonas. Le soleil n’est qu’un astre polaire en comparaison de ces amants caniculaires s’abandonnant à oilpé sur une plage abandonnée. Du sable noir se colle sur leur peau moite, la marée monte sans pouvoir éteindre leur flamme… Mais avant l’acte, il y a ce moment où le désir devient incontrôlable, où le fantasme déborde sur le réel. Les cheveux encore mouillés par la douche qu’elle vient de prendre, Billie laisse choir sa serviette de bain et se dirige sans dire un mot dans le lit de Jonas. La nudité de Mimsy – naturelle et éclatante – justifie à elle seule l’existence du cinématographe.

Chez Lautner, ce « summer of love » se manifestera sous un angle beaucoup plus fendard dans Quelques messieurs trop tranquilles (1973), récit d’une rivalité opposant des babas cools à des villageois récalcitrants. Rien à voir donc avec La Route de Salina, tragédie précipitant ses personnages dans un gouffre passionnel au fond duquel les sentiments relèvent tous du pathologique. Malgré l’éclosion du « flower power », les idéaux ne résistent pas à la misère mentale et affective. Mieux vaut s’éprendre d’une chimère que de se retrouver seul(e) dans un tombeau à ciel ouvert… Si l’amour des feintes alimente ce simulacre mortifère, c’est pour dissimuler un secret des plus malsains (le giallo n’est pas loin). Les codes du film noir (la voix off du héros relate en flashback ce qui lui est arrivé) entretiennent le mystère jusqu’au dénouement, un twist en forme de retour cruel à la réalité… Celle-ci se manifeste aussi à travers l’immensité aride des décors (mais s’éloigne lors de brèves respirations balnéaires) que le chef op Maurice Fellous dépeint avec goût, c’est-à-dire en écran large (spaghetti western style). De son côté, Lautner s’autorise quelques images oniriques s’inscrivant dans la lignée hallucinogène de Zabriskie Point (1970). Ce classique « sex, drugs and rock’n’roll » se distingue, entre autres, par sa bande-son mythique (avec les Pink Floyd en tête). La Route de Salina n’a pas à rougir de la comparaison, tant la BO du groupe Clinic, de l’orchestrateur Bernard Gérard et du regretté Christophe (alors en pleine mutation musicale) s’impose comme un chef-d’œuvre de rock psyché. Ni plus ni moins.

À l’heure où les jeunes rejettent le mode de vie de leurs parents, le casting de La Route de Salina confronte à sa façon la nouvelle génération à l’ancienne. Cette dernière est représentée par deux vétérans du cinéma américain : Rita Hayworth et Ed Begley. La carrière de l’icône glamour de Gilda (1946) bat de l’aile lorsqu’elle prête ses traits à Mara. Depuis de nombreuses années, la « Dame de Shanghai » lutte contre la maladie d’Alzheimer et son addiction à l’alcool. Ce qui ne l’empêche pas, devant l’objectif de Lautner, de se montrer bouleversante en mère rongée par la solitude et la folie. Petite précision : Lovely Rita tient là son antépénultième rôle. Elle prendra sa retraite deux ans plus tard… Quant à Ed Begley, il tourne ici le dos à son emploi habituel de bad guy carnassier (cf. Pendez-les haut et court, 1968). Et joue un vieil homme dont la dureté s’est muée en tendresse avec le temps. Une prestation touchante, la dernière de son interprète qui disparaît le 28 avril 1970… Face à cet âge d’or d’Hollywood qui s’achève, Robert Walker Jr. (déjà membre de la communauté hippie dans Easy Rider) campe avec justesse un loser thompsonien piégé dans un nid de crotales. Comme lui, nous sommes totalement sous l’emprise de la troublante Mimsy Farmer. À la fois solaire et ténébreuse, la Nina de Quatre mouches de velours gris incarne la plus attirante des ambivalences. Son sourire mutin est un leurre, sa blondeur rayonnante un appât, mais peu importe : les névroses ne sont jamais aussi sublimes que lorsqu’elles s’emparent de cette excellente comédienne. Grâce à elle, La Route de Salina n’est pas seulement poisseux, déchirant et crépusculaire, il est aussi d’une sensualité à faire fondre le bitume.

La Route de Salina. De Georges Lautner. France/Italie. 1970. 1h36. Avec : Mimsy Farmer, Robert Walker Jr, Rita Hayworth

INGRID SULLA STRADA : amer bitume

Seule face au vent de la plaine, la jeune et jolie Ingrid (Janet Agren) foule le sol neigeux pour laisser derrière elle sa Finlande natale. Quelque part, un train l’attend et avec lui une nouvelle vie. Destination : Rome. Durant son voyage, ses projets se dessinent. Ingrid enlève sa culotte en jurant de ne plus jamais en porter. Mais plus que tout, elle compte prendre sa revanche sur la gent masculine en la mettant à ses pieds. Moyennant finance. La prostituée en devenir offre ses services à un client en prévenant d’emblée qu’elle n’embrasse pas. Et qu’il s’agit de sa première fois. Prise entre quatre murs (ceux des chiottes), elle débranche son âme et laisse son corps faire le job. Sur la couchette d’un compartiment, un autre mecton s’allonge sur la beauté dormante. Deuxième étreinte brisée, les yeux secs, la bouche inanimée, quelques biftons en poche. Dans la « ville éternelle », Ingrid fait la connaissance de Claudia (Francesca Romana Coluzzi), une péripatéticienne romaine qui lui apprend les ficelles du métier. Mais pour ces pretty women, la dolce vita n’est pas au programme. Et pour cause : l’ombre méphitique d’un proxo psychopathe dénommé Renato (Franco Citti) s’apprête à s’étendre sur elles…

Dans nos contrées hexagonales, Ingrid sulla strada a été exploité dans une version caviardée d’inserts hard et intitulée L’Hystérique aux cheveux d’or (dans les 70’s, les distributeurs français ne manquaient ni d’imagination ni de substances illicites). En VHS, ce même montage a eu le droit à un plus sobre mais tout aussi tapageur Macadam Jungle (le tout agrémenté d’une « flying jaquette » nous vendant la chose comme un vigilante flick de la mort). Autre titre alternatif invitant au voyage : Ingrid, fille SS (les fans déviants de la nazisploitation apprécieront). Mais méfions-nous des contrefaçons et concentrons-nous sur le film tel que conçu par Brunello Rondi. Un cinéaste aussi bien influencé par le néoréalisme que par le cinoche d’exploitation. Son parcours en atteste. Scénariste pour Rossellini (Europe 51, Les Évadés de la nuit) et Fellini (Boccace 70, Huit et demi), il réalise en 1962 son premier long en adaptant un roman de Pasolini (Une Vie violente). Un an plus tard, il dirige Daliah Lavi dans Le Démon dans la chair, un croisement avant l’heure entre L’Exorciste et Non si sevizia un paperino (quand même !). Parmi ses autres mises en scène (treize en tout), se cachent un giallo avec Erna Schurer (Mes mains sur ton corps, 1970), un WIP très goûtu (Prison de femmes, 1974) ou encore un rip-off de Black Emanuelle (Velluto Nero, 1976)…

Mélo tout sauf classique, Ingrid sulla strada tient autant de la chronique sociale que du Bis insolite. Mais je vous préviens : vous n’aurez pas de quoi vous rincer l’œil, ici. La noirceur viscérale du film n’a vraiment rien d’érotique. Et lorsque nudité il y a, celle-ci se manifeste à travers un climax à la violence traumatisante. Rien de sensuel ou d’aguichant donc. Pour autant, Rondi s’autorise quelques digressions faisant ponctuellement dérailler le récit. Dans leur périple, Ingrid et Claudia tombent sur un client particulièrement tordu, un veuf de la haute incarné par Enrico Maria Salerno (papa vengeur dans le joliment malsain La Bête tue de sang-froid). Le bonhomme, visiblement très affecté par la solitude, emmène les courtisanes dans sa luxueuse demeure. Sur place, il improvise – devant un parterre de voyeurs – une séance de spiritisme censée faire revivre l’esprit (et surtout le corps) de sa défunte épouse… Une parenthèse plus pittoresque que réellement anxiogène (et ce même si la nécrophilie n’est pas loin), frôlant le surnaturel pour mieux le désamorcer par la raillerie (le mariage du sexe et de l’occultisme ne donne pas vraiment les résultats escomptés). De quoi brocarder les turpitudes d’une bourgeoisie décadente dont l’amour du vice s’exprime toujours à huis clos, à l’abri des regards de la bonne société…

Les travers de la faune romaine n’échappent pas au regard satirique de Brunello Rondi. En témoigne également le portrait peu flatteur de ce peintre misanthrope et imbu de lui-même, artiste marginal et lunatique se faisant payer en nature lorsque Claudia crèche chez lui (un rôle tenu par cette gueule de porte-bonheur de Bruno Corazzari, second couteau marquant du cinéma de quartier). Mais les choses se corsent à mi-parcours avec l’arrivée de Renato, mac ultra givré à la tête d’une bande de fanatiques. Des nazillons aux cheveux longs, s’adonnant aussi bien au recel qu’au terrorisme. Le script fait d’ailleurs allusion aux attentats politiques des années de plomb, toile de fond récurrente du poliziesco (un genre pour lequel Stelvio Massi, le chef op d’Ingrid sulla strada, a réalisé pas mal de fleurons : Squadra volante, La banda del trucido, Magnum cop…). Logiquement, le film finit par prendre une tournure radicale, avec comme point d’orgue une scène choc annonçant les saillies extrêmes de Salò ou les 120 journées de Sodome (1976). C’est justement l’acteur fétiche de Pasolini, Franco Citti, qui se charge de faire boire une gorgée de chiasse à un traître avant de lui couper la langue (avec en prime un p’tit chant nazi, histoire de mettre l’ambiance). Crapoteux, à l’image d’une cité débarrassée de ses oripeaux touristiques. La caméra traîne son objectif dans des sous-sols glauques et des terrains vagues boueux, fixe des trottoirs souillés par une pluie noire. Élégie des bas-fonds.

Pour autant, Ingrid sulla strada ne peut se résumer à ses quelques échappées bizarro-outrancières. Si Brunello Rondi n’est pas Pasolini, il parvient néanmoins à emballer un authentique drame sur la prostitution. Il n’échoue pas davantage à rendre attachant son duo de femmes galantes, faisant même d’Ingrid et de Claudia l’équivalent transalpin des cowboys du macadam. Doublure cascade de Marisa Mell sur Danger : diabolik !, récompensée en 1971 pour son rôle dans le vaudevillesque Venez donc prendre le café chez nous (avec plaisir !), la sous-estimée Francesca Romana Coluzzi enfile les cuissardes de ladite Claudia et se montre touchante de bout en bout. Un emploi assez éloigné de celui qu’elle tient dans les plus belles pépites de la comédie sexy (Mademoiselle cuisses longues, La prof donne des leçons particulières, L’infirmière de nuit) et dans l’ineffable Kalidor – la légende du talisman (la maman de Red Sonja, c’est elle). Coïncidence : l’interprète d’Ingrid compte également parmi les actrices du sous-Conan de Fleischer (on se moque, on se moque, mais la BO de Morricone reste une tuerie !).

Après avoir déjà illuminée la filmo de Rondi (cf. les coquins Racconti proibiti… di niente vestiti et Tecnica di un amore), Janet Agren excelle dans la peau de cette ange de la rue voyant son destin lui filer entre les doigts. Bravant ce monde d’hommes qui la débecte, son Ingrid se perd dans un rêve de liberté et percute de plein fouet la plus cruelle des réalités. Sur un thème similaire et dans un registre tout aussi tragique, sa performance n’est pas sans évoquer celle d’Edwige Fenech dans Anna, quel particolare piacere de Giuliano Carnimeo. Dans cette autre rareté de 1973, la « Signora Wardh » de Sergio Martino devient call-girl sous l’emprise d’une ordure de la mafia. Ou quand une sexy queen prouve qu’elle peut aussi émouvoir l’assistance et briller comme une comédienne accomplie… Exactement comme notre Suédoise dans Ingrid sulla strada. À l’instar de la bombe Fenech, Janet Agren est une figure majeure du Bis made in Italy. Près de vingt ans de carrière, une cinquantaine de péloches, un souvenir inaltérable.

À la manière de Blow Up, le webzine cinéma d’Arte, demandons-nous : mais au fait, c’est qui ou plutôt c’est quoi Janet Agren ? Voici une réponse subjective, en dix points. 1/Des débuts non crédités dans le machiavélique Perversion Story de Fulci (1969). 2/Un western comique animé par ce grand malade de Tomas Milian et intitulé On m’appelle Providence (1972). 3/Une contribution remarquée au giallo agathachristien L’Assassin a réservé neuf fauteuils de Giuseppe Bennati (1974). 4/Du charme, de l’élégance, de la finesse dans trois poliziotteschi bourrins : La Main gauche de la loi (1975), Il Commissario di ferro (1978) et Un flic à abattre (1978). 5/Deux succès à l’international en 1978 avec Bermudes : triangle de l’enfer et S.O.S danger uranium. 6/Un breakfast peu commun partagé avec Claude Brasseur dans Une Langouste au petit déjeuner (1979). 7/Deux mémorables incartades goreuses sous la houlette d’Umberto Lenzi (La Secte des cannibales, 1980) et, encore lui, Lucio Fulci (Frayeurs, 1980). 8/La personnification d’un désir inatteignable dans la comédie sexy La prof d’éducation sexuelle (1981). 9/La copine d’un terminator latin (Atomic cyborg, 1986) et la victime d’une drôle de bestiole (Ratman, 1988). 10/Et enfin, Janet Agren, c’est aussi Ingrid sulla strada, histoire d’une prostituée dans laquelle les ombres tiennent toutes leurs promesses.

Ingrid sulla strada. De Brunello Rondi. Italie. 1973. 1h33. Avec : Janet Agren, Francesca Romana Coluzzi, Franco Citti…

LES CHAUSSONS ROUGES : a matter of life and dance

« Le ballet Les Chaussons Rouges est inspiré d’un conte de fée d’Andersen. C’est l’histoire d’une jeune fille qui est dévorée par l’envie d’aller au bal avec une paire de souliers rouges. Son désir se réalise. Elle se rend au bal et y prend un grand plaisir. Au milieu de la nuit, se sentant fatiguée, elle décide de rentrer chez elle. Mais les souliers rouges ne sont pas fatigués. En fait, les souliers rouges sont infatigables. Ils obligent la jeune fille à danser dans la rue, ils la contraignent à danser à travers monts et vallées, à travers champs et forêts, au long des jours et des nuits… Le temps poursuit sa marche. L’amour passe. La vie, elle aussi, passe… Mais les souliers rouges dansent toujours. » Voilà comment Boris Lermontov (Anton Walbrook), l’influent directeur de la troupe de Covent Garden, présente son nouveau projet à Julian Craster (Marius Goring), un aspirant compositeur. Dans les coulisses, la jeune et ambitieuse Victoria Page (Moira Shearer) s’apprête à enfiler les fameux chaussons rouges et à devenir une danseuse étoile d’exception. Pour le meilleur mais aussi pour le pire, puisque l’amour viendra contrarier cette success story…

Boris Lermontov : « Pourquoi voulez-vous danser ? »

Victoria Page : « Pourquoi voulez-vous vivre ? »

« Le plus beau film en Technicolor. Une vision jamais égalée » selon Martin Scorsese. « Le film parfait » d’après Brian De Palma. Pour Francis Ford Coppola, c’est « le seul film à voir avant de mourir ». Impossible de leur donner tort tant Les Chaussons Rouges continue – plus de soixante-dix ans après sa sortie – de plonger les spectateurs dans un état d’émerveillement indescriptible. (Re)voir en 2020 ce chef-d’œuvre de 1948 montre à quel point son avant-gardisme l’a rendu intemporel. Ce spectacle céleste se regarde (et se vit) avec les mirettes en transe, les sens en effervescence, l’esprit en flamme. Et dire que ce coup de maître déjà définitif ne constitue même pas le seul monument érigé par les réalisateurs, scénaristes et producteurs Michael Powell et Emeric Pressburger…

En 1947, les British ont mis au monde l’impressionnant Black Narcissus, un tour de force fichtrement audacieux (pulsions sexuelles chez des nonnes en mission aux confins du Népal). Et ce n’est pas tout. L’humanité leur doit aussi d’autres classiques novateurs tels que Le Voleur de Bagdad (1940), Colonel Blimp (1943), Une Question de vie ou de mort (1946) ou encore Les Contes d’Hoffmann (1951). À l’orée des sixties, Powell (en solo) a même planté les graines du giallo et du slasher avec le séminal Le Voyeur (et anticipé par la même occasion l’avènement de l’horreur moderne, aux côtés du Psychose d’Hitchcock). Sans la contribution capitale de ces gars-là, le 7ème art ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Pour vous le prouver, inutile de faire un inventaire. Un titre suffit : Les Chaussons Rouges. Mieux que ça, ne perdez pas votre temps à me lire et foncez sur le replay d’Arte pour en mater la version restaurée. Ou alors ressortez votre galette éditée par Carlotta.

Vous êtes toujours là ? Reprenons. Pour dire combien The Red Shoes est unique, on pourrait, dans un premier temps, se contenter d’évoquer la forme. Le procédé Technicolor semble avoir été inventé pour ce film. Les couleurs forment une constellation chromatique où chaque teinte s’embrase pour définir le mot « flamboyance » (les rouges, les bleus, les jaunes, les noirs vibrent comme jamais). La photographie de Jack Cardiff (un grand monsieur déjà à l’œuvre sur Le Narcisse Noir et sur tant d’autres merveilles) enrobe les images d’une chair éclatante, leur donne une épaisseur comme seule l’argentique peut le faire. Ces aspects techniques complètement baroques s’intègrent à l’ensemble de manière naturelle et offrent au réalisme son indispensable part de magie. Chaque plan s’impose comme une évidence et recèle en même temps la plus irrésistible des féeries (Victoria sort de sa nuit bleutée, ouvre la porte de sa chambre et découvre Julian sur son piano, enlacé par des lumières mordorées…). Chaque cadre trahit un soin maniaque et stupéfie par ce qu’il exprime (les gros plans – puissants, inattendus, poignants – traduisent en quelques secondes le feu consumant les protagonistes et nous terrassent littéralement). Les prises de vues tournées en intérieur (dans les fameux studios anglais de Pinewood) comme en extérieur (Londres, Paris, Monaco) témoignent d’une direction artistique foisonnante. Les talents conjugués de toute une équipe (les meilleurs sont responsables des décors, costumes et accessoires, et ça se voit) et la maestria des deux cinéastes permettent également de capter au mieux le fourmillement créatif agitant la compagnie Lermontov (sans rien rater non plus de la guerre des égos propre à ce milieu ou de la mainmise du fric sur l’art…).

Fricotant sans cesse avec divers sortilèges graphiques, Les Chaussons Rouges finit à mi-parcours par s’abandonner à ses penchants fantasmagoriques. Le temps d’une parenthèse enchantée de près d’un quart d’heure, le ballet du titre est enfin représenté sur scène. Et là, mesdames et messieurs, préparez-vous à avoir le souffle coupé, à rester bouche bée, à frissonner de l’échine. Votre existence de cinéphage ne peut avoir de sens si vous n’avez jamais vu ÇA ! Sans crier gare, Powell et Pressburger s’autorisent une envolée extradiégétique et s’affranchissent de la réalité pour mieux capturer la transcendance de leur héroïne. Victoria Page semble possédée par ses souliers rouges, se confond avec le conte d’Andersen au point d’oublier qui elle est. La danseuse s’immerge dans un autre monde et en pénètre d’autres, change de décor en abolissant toutes les frontières. Poussée par une frénésie tourbillonnante, elle virevolte comme si sa vie en dépendait, se laisse emporter par ses pirouettes. Il faut la voir défier la pesanteur à force d’entrechats aériens, échanger quelques bonds avec un homme en papier journal, échapper aux griffes d’une ombre expressionniste… Les trouvailles s’enchaînent pour créer des illusions toutes plus extraordinaires les unes que les autres, que ce soit ces murs peints illuminant l’arrière-plan (un job bluffant signé Hein Heckroth), ces trucages optiques dignes d’un tour de prestidigitation (surimpression, transparence), ces costumes sortant du plus envoûtant des cauchemars (cf. les simili-momies qui fondent sur Victoria)… Un feu d’artifice – totalement délirant, proprement sidérant, absolument étourdissant – chorégraphié par deux authentiques danseurs (et acteurs du film) : Robert Helpmann et Léonide Massine.

Dans Les Chaussons Rouges, les fulgurances visuelles ne sont pas les seules à exploser de toute part. Il y a aussi les émotions et les pensées qui,  par leur radicalité, détruisent tout sur leur passage. Car pour le tyrannique Lermontov, l’art exige tous les sacrifices, n’autorise aucune concession et requiert un engagement sans limite. Il faut tout lui donner, ne faire qu’un avec lui. C’est seulement à cette condition que l’on peut atteindre la perfection. Refoulant ses sentiments pour Victoria, Boris Lermontov applique d’abord ses principes à lui-même et ne peut tolérer que ses danseuses gâchent leur talent dans une relation conjugale (le mariage ne précipite-t-il pas la fin de leur carrière ?). L’art est tout, on ne peut le partager avec la banalité du quotidien, on ne peut avoir deux vies. Tel est le cruel dilemme qui ébranle la miss Page et achève d’assombrir le triangle amoureux complété par Craster (doué dans sa discipline mais aveuglé par la réussite) et Lermontov (complexe et inébranlable cœur solitaire). À ce titre, le grand final concocté par les auteurs de La Renarde nous laisse carrément sous le choc et résonne tragiquement avec le récit imaginé par Hans Christian Andersen. Pas de happy end ici mais un dénouement osé jusqu’au sublime. Liberté, inventivité, somptuosité : la marque de fabrique de Michael Powell et Emeric Pressburger…

À l’instar de la mise en scène et de l’écriture, les performances du casting relèvent du travail d’orfèvre. L’écrasant Anton Walbrook (le roi Louis Ier de Bavière dans Lola Montès de Max Ophuls) campe avec autorité et subtilité un personnage insaisissable et obsessionnel. Et que dire de la candide et habitée Moira Shearer, si ce n’est que sa rousseur resplendissante demeure la plus belle couleur du film ? Danseuse classique à la ville comme à l’écran, cette Écossaise au teint de porcelaine provoque aussi bien l’éblouissement que l’évanouissement. Tout comme dans Les Contes d’Hoffmann (une autre danse qui ne se refuse pas), la grâce de cette Vénus en tutu dépasse l’entendement. C’est bien simple, elle n’a plus rien de terrestre et vient certainement d’ailleurs : elle est cosmique.

Joignant l’imaginaire au réel, l’ombre à la lumière, la passion à la destruction, l’amour à la mort, Les Chaussons Rouges poursuit inlassablement son entreprise de fascination, génération après génération; et n’est pas prêt de quitter la voie lactée dans laquelle l’a propulsé le génie stratosphérique du duo Powell/Pressburger. Depuis, seul Dario Argento est parvenu à faire aussi fou avec Suspiria, une autre expérience esthétique et sensitive foudroyante, une autre histoire de danse qui renoua d’ailleurs en son temps avec les fastes du Technicolor…

The Red Shoes. De Michael Powell et Emeric Pressburger. Royaume-Uni. 1948. 2h10. Avec : Moira Shearer, Anton Walbrook, Marius Goring…

« I’m gonna dance the dream

And make the dream come true

She gotta dance, she gotta dance

And she can’t stop ’till them shoes come off

These shoes do, a kind of voodoo

They’re gonna make her dance ’till her legs fall off »

Kate Bush, extrait de The Red Shoes (1993)

LES FILLES DU DOCTEUR MARCH : lettre à Saoirse

Très Chère Saoirse,

je t’écris cette missive que tu ne liras jamais et, par la même occasion, je me permets de te tutoyer et de t’appeler par ton prénom. Comme si on était potes et que le rêveur anonyme que je suis avait accompli sa traversée du miroir. Contrairement à la réalité, le fantasme autorise toutes les familiarités. Dans ces contrées numériques sans importance, seuls les songes nous projettent au-delà des barbelés. Car tu l’auras compris, ce n’est pas vraiment à toi que j’adresse cette bafouille, mais à cet ailleurs inatteignable que le cinéma sublime en réinventant le monde. Et tu en es un à toi toute seule, de monde. Qui ignore encore comment Saoirse se prononce ? À celles et ceux qui ne savent pas et veulent savoir, je leur dirais : « Fermez vos mirettes et répétez après moi : Sersha. Sersha. Sersha. » Il faut le dire correctement pour que, telle une formule magique, toute la féerie des mythes celtiques vous enivre l’esprit. Aux écorcheurs verbaux, je leur conseillerais de regarder tes yeux. Tes yeux aussi clairs que devaient être les océans avant que l’Homme ne vienne les saloper. Regarder tes yeux, c’est revenir à la pureté des origines. Déclamer ton nom, c’est avoir l’impression de causer la langue elfique de Tolkien. D’ailleurs sais-tu que Saoirse, qui signifie « liberté », n’est pas le premier écho gaélique que mes oreilles capturent ? Avant toi, il y a eu le « mo cuishle » que murmure Clint Eastwood à Hilary Swank dans Million Dollar Baby. Ça veut dire quelque chose comme « Mon sang, mon amour ».

Mais je m’égare, comme toujours. Les Filles du docteur March vient de sortir chez nous et, comme tu t’en doutes, je me suis rendu au cinoche pour le voir. Tu sais bien que je ne loupe aucun de tes films. Je tiens là un rituel cinéphagique au sommet duquel tu trônes, telle la souveraine de Mary Queen of Scots. Reine mais pas seulement. Fantôme coincé dans les limbes (Lovely Bones), tueuse pro et rebelle se fritant sur la BO de The Chemical Brothers (Hanna), vampire assoiffé de sang et d’amour (Byzantium), ado tentant de survivre à la fin du monde (How I Live Now), pâtissière intrépide sillonnant un entre-deux-guerres pittoresque (The Grand Budapest Hotel), âme errante d’un wonderland cramé (Lost River), immigrée irlandaise découvrant l’Amérique des 50’s (Brooklyn)… Tu peux tout être. Tu peux tout jouer. Tu peux tout transcender. Et ce n’est pas fini. Il te reste encore tant d’existence à revêtir… Il n’y a pas si longtemps, tu m’avais laissé, inconsolable, sur la plage de Chesil. Aujourd’hui, après avoir ébloui le cosmos en coccinelle grunge dans le formidable Lady Bird, tu te retrouves à nouveau devant la caméra de Greta Gerwig. Je me souviens d’une autre adaptation du roman de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March (Little Women, 1868). Non pas celle de 1933 (je n’étais pas né) avec Katharine Hepburn et Joan Bennett, ni celle de 1949 (pareil) avec Elizabeth Taylor et Janet Leigh, mais la version de 1994 avec Winona Ryder et Susan Sarandon. Trop de bons sentiments à mon goût mais le casting féminin m’avait séduit (mentionnons également Trini Fantômes contre fantômes Alvarado, Kirsten Entretien avec un vampire Dunst et Claire Angela, 15 ans Danes).

Plus moderne sans être anachronique, ton Docteur March se montre plus subtil dans la gestion du mélodrame, souligne moins ses effets, même s’il fait la part belle au romantisme le plus échevelé. Gerwig s’empare du texte original en faisant preuve d’un classicisme approprié mais prend ses distances avec tout académisme poussiéreux. Au sein de cette élégance formelle (élégante parce que la forme ne se substitue jamais à l’histoire qu’elle illustre), certains plans témoignent du talent de sa réalisatrice. D’abord, le tout premier, dans lequel tu es cadrée de dos, attendant fébrilement devant l’entrée close du bureau d’un éditeur new-yorkais. Jo March, l’écrivaine en devenir que tu interprètes, est figée dans la pénombre et cache la lumière transperçant la porte vitrée, située en face d’elle. Du crépuscule à l’aube, ton parcours se devine déjà dès les premières secondes du récit… D’autres images marquantes sont à chercher du côté de la séquence où Jo et Beth, sa sœur malade, se délassent sur une plage doucement balayée par le vent. Alors que l’horizon s’obscurcit et que l’endroit semble soudainement désert, les frangines envisagent l’avenir l’une sans l’autre. Un échange presque irréel (couvert au montage par plusieurs angles différents, ce qui renforce cette impression), aussi douloureux que lucide et annonciateur d’une tragédie à venir (ces quelques minutes m’ont fait penser à la dernière réunion familiale, se déroulant là aussi en bord de mer, de Faye Dunaway dans Bonnie and Clyde).  

« Je n’arrive pas à croire que l’enfance soit finie ». C’est l’une de tes répliques, Saoirse, peut-être la plus belle du film. Et elle résume à merveille Les Filles du docteur March. Le mélancolique passage de l’enfance à l’âge adulte était déjà au cœur de Lady Bird. Symbolisée par l’absence d’un père parti au front, la Guerre de Sécession précipite ici ses héroïnes dans la fin de l’innocence. Bien que réduit à une toile de fond, le conflit entre nordistes et sudistes fait grandir les « petites femmes », les déleste de leurs dernières illusions. Les incessants flashbacks, et avec eux le temps qui se dérobe et les souvenirs qui s’entassent, ne peuvent laisser indéfiniment ouverte la parenthèse de l’insouciance. Pendant que le seul homme de la famille se bat sur le champ de bataille, Madame March et ses quatre filles se battent elles aussi. La nation s’entredéchire, des frères s’entretuent, mais les femmes s’entraident, doivent continuer à vivre puisqu’il le faut bien. Les sœurs March cherchent encore leur place dans la société et ne souhaitent pas toutes s’enfermer dans la prison du mariage. Comment contourner le piège de la dépendance financière quand on aspire à écrire, peindre, faire du théâtre ou jouer du piano ? L’art n’est-il pas le vecteur idéal pour s’émanciper ? Chronique adolescente, évocation historique, plaidoyer féministe, mais aussi romance contrariée (un triangle amoureux se retrouve également au centre du script), Little Women aborde les réalités d’une époque qui, sous bien des aspects, ressemble aussi à la nôtre…

Dès le début du long-métrage, ta Jo court, court pour dépasser le XIXe siècle et aller le plus loin possible. Tu as des rêves et comptes bien les concrétiser, tu ne te satisfais pas du rôle que le patriarcat t’assigne, tu veux devenir toi-même et personne d’autre. Il t’arrive parfois de douter, de baisser les bras, mais tu te redresses, la tête haute, et avec la fougue qui t’anime, tu parviens à faire de la vie un conte et inversement. T’admirer sur grand écran relève du pur enchantement, Saoirse. Je sais, je me répète, je te le dis à chaque fois. Te voir donner la réplique à Florence Pugh (nous n’avons pas fini d’entendre parler d’elle), Emma Watson (il n’y a plus d’Hermione qui tienne quand on la voit dans Colonia), Laura Dern (inoubliable panthère lynchienne), Eliza Scanlen (la gamine dérangée de la mini-série Sharp Objects), Meryl Streep (Meryl Streep, quoi !), Tracy Letts (le dramaturge à l’origine de deux Friedkin : Bug et Killer Joe) et Chris Cooper (un acteur discret mais robuste) suffit également à faire mon bonheur de spectateur. En revanche, j’avoue avoir un peu de mal avec les pâlichons Louis Garrel et Timothée Chalamet (ce n’est là que mon humble ressenti, j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur…). Bon, je vais devoir te laisser. Tu as certainement autre chose à faire que de supporter mes divagations. Dehors, le réel nous attend. Nul doute que tu sauras le magnifier, encore et encore…

Reviens. Reviens-moi vite dans les salles.

Je t’embrasse,

Zoé.

Little Women. De Greta Gerwig. États-Unis. 2019. 2h15. Avec : Saoirse Ronan, Florence Pugh, Emma Watson…

CAROL : le secret magnifique

C’est un amour d’hiver qui n’a rien d’éphémère et défie le New York corseté des 50’s. C’est un regard qui en croise un autre dans un grand magasin de jouets alors que les fêtes de fin d’année approchent. C’est une rencontre qui scelle le destin de deux femmes amenées à se faire une promesse et à se confondre dans les mêmes larmes. Therese Belivet (Rooney Mara), vendeuse de Manhattan douée avec un appareil photo, et Carol Aird (Cate Blanchett), bourgeoise du New Jersey en instance de divorce, partagent un secret. Un secret magnifique menacé par le regard des autres et les pressions d’une société pas encore prête à tolérer toutes les différences… Quand une liaison « interdite » bouscule les normes en vigueur : un thème qui n’est pas étranger à Todd Haynes puisqu’il se retrouve déjà au centre de son Loin du Paradis (2002). Dans ce drame qui fait du cinéaste le digne héritier de Douglas Sirk, une desperate housewife (Julianne Moore) découvre l’homosexualité de son mari (Dennis Quaid) et se retrouve honnie pour s’être liée d’amitié avec son jardinier noir (Dennis Haysbert). L’histoire se déroule aussi dans l’Amérique des années 1950, ce qui n’aide pas à être libre de ses sentiments… Également dirigée par Haynes et se situant cette fois-ci durant la Grande Dépression, la mini-série Mildred Pierce (2011) fait quant à elle le portrait d’une femme (Kate Winslet) devant mener de front sa vie professionnelle et personnelle, tout en s’opposant à son égoïste et perfide de fille (Evan Rachel Wood). Dans ces deux œuvres, comme dans Carol, être soi-même devient un combat que le puritanisme ambiant transforme en fardeau…

Adapté d’un roman paru en 1952 et signé Patricia Highsmith, Carol évoque le cas d’une « double peine ». En ces temps où les « Mad Men » dominent, naître femme n’a déjà rien d’une sinécure. Mais être en plus une descendante de Sappho, la poétesse de Lesbos (« Plus belle que Vénus se dressant sur le monde ! » écrivait Baudelaire), fait de vous une véritable paria. Se battant pour la garde de sa fille, Carol subit à la fois le chantage d’un conjoint entêté et se voit reprocher sa prétendue « amoralité » par les avocats de ce dernier. Therese, elle, traîne avec un petit copain peu au fait de ce qu’elle ressent et de ses aspirations réelles. Les protagonistes du film de l’auteur de Safe (celui avec Julianne Moore, pas le B avec Statham) ne restent pas à la place qu’on leur assigne et bravent le qu’en-dira-t-on. Pour faire face au diktat du conformisme, les deux amantes s’opposent à l’illusion d’un bonheur aussi factice que ce train électrique tournant inlassablement en rond. L’American way of life est un simulacre transformant chacune et chacun en automate, en pantin, en poupée identique à celle que vend Therese dans sa boutique. Noël et ses injonctions à (sur)consommer et à se farcir une famille davantage préoccupée par les traditions que par vous, deviennent alors le symbole de toute cette hypocrisie. Une hypocrisie aliénante pour celles qui refusent de rentrer dans les cases. Face à cela, Carol doit faire un choix : reprendre sa place de mère de famille ou brûler pour Therese au risque de se consumer elle-même ? Mourir à petit feu en faisant semblant de vivre ou ressusciter par la grâce d’une union miraculeuse ? Se trahir pour sauver les apparences ou envoyer celles-ci se faire foutre ? Sans doute n’existe-t-il pas de passion sans sacrifice…

Cette réalité qui impose le plus cruel des dilemmes se traduit à l’écran par deux héroïnes souvent isolées et enfermées, comme si elles étaient captives de leurs désirs contrariés. Installée sur la banquette arrière d’une bagnole, Therese semble ailleurs, le regard rivé vers l’extérieur, espérant y apercevoir parmi la foule la silhouette de l’être aimé. Vu de dehors, son visage – en partie masqué par la buée et les gouttes de pluie sur la vitre – ressemble à celui d’un spectre… Plus loin, le palais de justice que fixe Carol à travers une grande fenêtre donne une signification toute particulière à l’expression « plafond de verre »… Entre ces nanas éprises l’une de l’autre mais semblant toujours séparées par quelque chose ou quelqu’un, se loge un reflet, ou plutôt un miroir qui capture une vérité que la « bonne société » étouffe. Vérité également présente dans les clichés pris par Therese, l’objectif de son appareil exprimant son vœu le plus cher et faisant de son book en gestation une sorte de journal intime… Dans Carol, Todd Haynes fait preuve d’une virtuosité discrète mais évidente. Le travail de son chef op Ed Lachman (déjà à l’œuvre sur Loin du Paradis et Mildred Pierce, mais aussi sur le Virgin Suicides de Sofia Coppola) s’avère tout bonnement somptueux (couleurs harmonieusement agencées, grain délicatement perceptible à l’image et clins d’œil esthétiques à d’illustres photographes comme Vivian Maier et Saul Leiter). La mise en scène se montre attentive à la moindre posture (voir ce plan où Therese, assise au restaurant, est filmée de dos comme pour souligner que son destin lui échappe) et au geste le plus anodin (Carol posant sa main sur l’épaule de Therese : un contact qui témoigne autant d’un rapprochement que d’un possible adieu).

Mais le flamboiement ultime est atteint avec les contributions de Cate Blanchett et Rooney Mara. La première mêle magnifiquement distinction et doute, laisse subtilement quelques fêlures transpercer sa force de caractère, avec en prime la classe éternelle des Garbo, Harlow, Dietrich. La seconde, d’une beauté céleste à faire pâlir les anges, allie merveilleusement délicatesse et timidité, donne envie de s’émanciper à travers les arts et de tout risquer afin de pouvoir vivre selon ses choix. Le duo distille une émotion à fleur de peau, filtre ses sentiments avec pudeur avant que ceux-ci n’implosent face à l’ardeur des sens. Totalement « in the mood for love », Blanchett et Mara esquivent de peu les ténèbres dans lesquelles s’abandonnent Naomi Watts et Laura Harring dans Mulholland Drive (l’amour est parfois la plus impitoyable des illusions). Se dérobent aux manigances sulfureuses de Gina Gershon et Jennifer Tilly dans Bound ou au fétichisme fantasmagorique de Sidse Babett Knudsen et Chiara D’Anna dans The Duke of Burgundy. Mais veulent briser les règles établies et aller à l’encontre des traditions à l’instar de Rachel McAdams et Rachel Weisz dans Désobéissance ou de Cécile de France et Izïa Higelin dans La Belle Saison. Et finissent par étreindre la lumière pour qu’elle ne s’éteigne jamais, comme s’épuisent à le faire Julija Steponaityte et Aistė Diržiūtė dans Summer… Étreindre la lumière. Une chimère qui se paye au prix le plus fort. Pour s’en approcher, il faut accepter de s’en prendre plein la gueule. Ces frangines de cinoche ne le savent que trop bien. Tel est l’enseignement que l’on pourrait tirer de ce majestueux et chavirant mélo qu’est Carol.

Carol. De Todd Haynes. Royaume-Unis/États-Unis. 2015. 1h58. Avec : Cate Blanchett, Rooney Mara, Sarah Paulson…

KATIE SAYS GOODBYE : bouge pas, meurs, ressuscite

Quelque part aux États-Unis. Katie (Olivia Cooke) travaille comme serveuse au snack du coin et vit avec sa mère dans un bungalow captif du désert. La génitrice ayant depuis longtemps déposé les armes, c’est à la jeune femme que revient la lourde tâche d’entretenir la maisonnée. Pour cela, elle se livre également à la prostitution et trouve une clientèle régulière auprès des hommes des environs. Mais l’argent ainsi récolté ne sert pas seulement à joindre les deux bouts. Il représente pour Katie une porte de sortie, la possibilité d’un rêve : devenir esthéticienne à San Francisco… Disons-le d’emblée : à l’instar du phénoménal Patti Cake$ (2017), Katie Says Goodbye représente ce que le cinéma « indé » (ou Sundance compatible) peut offrir de plus vibrant. On se demande par quel miracle un film peut être aussi sombre, rugueux et douloureux tout en laissant la lumière et l’espoir percer l’obscurité. Un équilibre qui repose entièrement sur le point de vue de sa protagoniste, éternelle optimiste éloignant les ténèbres d’un sourire inébranlable. Le monde de Katie n’est pas du genre à faire de cadeaux à celles et ceux qui foulent son sol. Et pourtant, tel un ange coincé en enfer, la fille en rose répand sa bienveillance autour d’elle et ne quitte jamais des yeux sa bonne étoile. Katie croit en elle-même, croit en l’autre et ce malgré toute la merde qu’on lui envoie dans la gueule. Le réalisateur Wayne Roberts – dont il s’agit ici du premier long – ne la juge pas, tout comme l’héroïne ne juge ses semblables. Pour cette dernière, faire des passes n’a rien de répréhensible puisqu’elle le fait avec innocence, sans penser aux risques qu’elle encourt. Cette âme qui rayonne en toute circonstance ne raisonne pas en termes de bien et de mal, elle se positionne au-delà.

Cela ne veut pas dire que Katie s’estime au-dessus de ses contemporains, bien au contraire. Sa générosité, son altruisme et son sens aigu de l’abnégation, en font juste un être à part au sein d’un bled où l’individualisme domine. Une bonté naturelle qui, fatalement, est mise à rude épreuve par les misérables profiteurs croisant son chemin. Parmi ceux-là, mentionnons un shérif, un « brave » père de famille ou encore deux garagistes, tous heureux de recourir en loucedé aux « services » d’une jeune péripatéticienne. Des rebuts d’une communauté au mieux hypocrite, au pire brutale, criminelle même, puisque n’hésitant pas à forcer Katie à se plier à leurs moindres désirs. Pour tout salaud qui se respecte, le consentement devient facultatif lorsqu’on s’adresse à une fille vendant son corps. Pire, elle mérite tous les sévices. La séquence la plus éprouvante du film illustre d’ailleurs cette injustice. Je n’en dirais pas plus, mais sachez que durant cet instant paroxystique, le spectateur finit avec le cœur en miettes… Cette Amérique que l’on dit profonde et que les projecteurs ignorent (sauf pour nous dire qu’elle a voté pour ce trou de balle de Trump), Wayne Roberts en dévoile toute la violence humaine et sociale, regarde sa réalité en face, souvent hideuse mais pas seulement. Car si le parcours de la principale protagoniste ressemble à un véritable chemin de croix, le cinéaste refuse de voir les choses de façon schématique, binaire. Il laisse donc aussi un peu de place à des personnages positifs qui ne se montrent pas indifférents à la gentillesse de Katie et se sentent concernés par ses malheurs (cf. les rôles de Mary Retour vers le Futur III Steenburgen et Jim Double Détente Belushi, tous deux très touchants en figures parentales de substitution).

Et puis il y a celui qui nage entre deux eaux, stagne dans la zone grise, se demande ce qu’il fout ici-bas et finit pas emporter avec lui les illusions qu’il provoque : le taciturne Bruno. Un ex-taulard en voie de réinsertion que Katie perçoit comme le grand amour de sa vie et qu’interprète un intimidant Christopher It Comes at Night Abbott, remarquable de violence contenue. Cette violence que les uns répriment et que les autres font exploser se reflète également dans la sécheresse des décors. Là-bas, sur la terre aride de ce grand nulle part se dressent péniblement quelques bicoques, sans oublier ce diner où des silhouettes égarées ou de passage viennent se sustenter. Au loin, un train de marchandises passe son chemin à vive allure et disparaît sans laisser de traces. Il est le seul à pouvoir s’échapper des lieux, à oser se barrer de la sorte, avec une facilité déconcertante, sans être emmerdé. À l’inverse de Katie qui, elle, reste à quai et scrute l’horizon à la recherche d’un bonheur encore invisible… Difficile d’exprimer avec des mots l’émotion procurée par la renversante Olivia Cooke. Mais pourtant il le faut bien car l’évidence s’impose : la comédienne est la voie lactée faite femme, un système solaire à elle toute seule. Si vous l’avez vue dans The Signal, This is not a love story ou encore Golem, le tueur de Londres, vous savez déjà de quoi elle est capable. Dans l’ultime plan de Katie Says Goodbye, Cooke transforme un puissant exemple de résilience en une inoubliable image de cinéma. Et avant de nous dire au revoir, elle nous chuchote à l’oreille : ne perdez pas de vue votre idéal et n’abandonnez jamais. L’inspirante et combative Katie s’en va et nous manque déjà… Bonne nouvelle, Wayne Roberts compte bien donner une suite à ses aventures. On a hâte.

Katie Says Goodbye. De Wayne Roberts. États-Unis. 2018. 1h28. Avec : Olivia Cooke, Christopher Abbott, Mary Steenburgen…

« Objectivement, la vie de Katie peut être considérée comme « une vie de malchance ». Pourtant Katie ne définit jamais sa vie ainsi. Sa croyance en une vie meilleure est indestructible. Dans tous les cas, et malgré des circonstances hostiles, l’optimisme et l’espoir de Katie restent intacts. Katie est sage et forte à la fois, personnage rare dans la vie comme à l’écran. Katie n’est ni naïve, ni simple d’esprit. Vivre autrement serait un échec, une option qu’elle n’est pas disposée à considérer ni même à laquelle elle pourrait se prêter par jeu. Malgré les épreuves, Katie reste maîtresse d’elle même, sait qui elle est et sait ce qu’elle veut. Katie a sa propre philosophie née des défis qu’elle a affrontés. Une philosophie emprunte de bienveillance, générosité et pragmatisme. »

Propos de Wayne Roberts extraits du livret accompagnant le dvd de Katie Says Goodbye (Bodega Films).