BLUE VELVET : le marchand de sable est un clown en sucre

« She wore blue velvet
Bluer than velvet was the night »

C’est un monde étrange. Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) trouve dans un champ une oreille humaine décomposée. Il décide de mener son enquête et de retrouver à qui appartient l’esgourde sans corps. Sa voisine Sandy Williams (Laura Dern), fille de flic, lui révèle l’identité d’une suspecte : Dorothy Vallens (Isabella Rossellini), une chanteuse de night-club. En ni une ni deux, Jeffrey parvient à s’introduire chez cette dernière afin de récolter quelques indices. Il découvre alors une femme perturbée et malmenée par le plus cinglé des malfrats, Frank Booth (Dennis Hopper)… Bienvenue à Lumberton, Caroline du Nord. « La ville du bois où l’on n’est pas de bois ».

Cette fois-ci, il a eu le final cut. En d’autres termes : le droit de regard sur le montage définitif de son œuvre. Après la conception douloureuse et l’échec commercial de Dune (qui, en l’état, reste un grand space opera des 80’s), David Lynch ne compte plus se laisser empapaouter par ce forban de Dino De Laurentiis. Mais les deux hommes sont contractuellement liés par un second projet. Sur ce coup-là, le mogul consent à accorder au cinéaste un minimum de liberté artistique. La contrepartie ? Un salaire réduit pour Lynch et un budget limité pour Blue Velvet. Et c’est ainsi que les rouges-gorges prirent leur envol.

C’est un monde étrange à jamais figé dans un songe cotonneux. Une banlieue pavillonnaire où il fait bon vivre. Des pompiers souriants saluent la communauté et veillent sur elle. Le soleil darde ses rayons sur des tulipes d’un jaune éclatant. La voix douce et rassurante de Bobby Vinton résonne dans les cœurs… L’Amérique éternelle en somme. En fait, ce monde est trop beau pour être vrai. Le simulacre provoque la crise cardiaque d’un père de famille s’écroulant sur sa pelouse. La caméra en profite alors pour s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Elle y débusque ce qui bouge sous la façade et à l’intérieur de chacun d’entre nous : des cancrelats grouillants qui menacent à tout moment de remonter à la surface…

En un plan macro-spéléologique, David Lynch arrache le vernis qui recouvre cette vision d’une société sortant tout droit d’un spot publicitaire. Une fois ces images idylliques et superficielles détournées, la carte postale cramée, l’auteur d’Inland Empire plonge son jeune héros dans un univers beaucoup plus sombre et dangereux. Des rideaux de velours bleu s’ouvrent sur la scène d’un théâtre cauchemardesque. Coincé dans le placard de Dorothy, Jeffrey joue les voyeurs et découvre la face cachée de son bled d’enfance. Un bled qui renferme des désirs noirs et des plaisirs interdits. Des pulsions de sexe et de mort qui titillent notre Hercule Poirot en herbe…

Qu’il le veuille ou non, le p’tit Beaumont dresse un pont entre le Lumberton paradisiaque et le Lumberton infernal. Luttant contre sa propre monstruosité, il est écartelé entre la lumière et l’ombre, entre la virginale Sandy et la troublante Dorothy. Lynch s’amuse d’ailleurs à alterner les contraires, à former un contraste en passant d’une séquence à l’autre. L’étreinte brutale et malsaine à laquelle se livrent Dorothy et Frank (« Baby wants to fuck ! ») précède l’évocation romantique et naïve d’un rêve que Sandy relate à Jeffrey (« Et les rouges-gorges tournoyaient, laissant derrière eux une lumière d’amour aveuglante »). D’un corps-à-corps sadomaso à une love story bourgeonnant comme une rose, il n’y a qu’un pas.

Si Jeffrey se lance dans des investigations de plus en plus périlleuses, c’est donc avant tout pour flatter ses bas instincts. Plus pervers que curieux, l’adulescent tente de réprimer le Frank Booth qui sommeille en lui. Et s’il ne valait pas mieux que ce foutu psychopathe ? L’hypocrisie sociale dans laquelle se réfugie le protagoniste le protège des ténèbres qui grondent à l’extérieur comme à l’intérieur de son esprit. Mais pour combien de temps ? Le happy end constitue, à ce propos, un leurre énorme. Si la paix semble à nouveau régner sur cette petite ville de province, un rouge-gorge – symbole de l’amour triomphant – s’apprête à dévorer un répugnant cafard. Signe que le chaos flotte toujours dans la nuit, que des secrets inavouables se tapissent encore dans chaque foyer.

Dans Blue Velvet, David Lynch varie les tons, tord les mythes et sublime, autant qu’il dévoie, le thriller. Le genre idéal pour répandre le mystère, jongler avec les illusions, manier l’ambiguïté, manipuler le spectateur et l’immerger dans l’inconnu. Le réalisateur d’Elephant Man applique les règles hitchcockiennes aussi bien qu’un De Palma. Il sait se montrer ludique et ne manque pas d’idées pour muscler le suspense (cf. le coup du talkie-walkie lors du climax). À partir d’un élément incongru (une oreille coupée), le script déroule les fils d’une intrigue agencée à la perfection et étonnante de bout en bout. La linéarité n’est qu’apparente puisque tous les chemins conduisent au Lynchland. Un territoire distordu, vertigineux et fascinant…

Film noir glam et rétro (mais avec quelque chose qui ne tourne pas rond), le quatrième long du roi David matérialise des fugues poético-surréalistes qui n’appartiennent qu’à lui. Les conséquences d’un règlement de comptes prennent la forme d’un tableau morbide, les lèvres rouges de Dorothy expriment en très gros plan les délices de la soumission, un souffle funeste fait vaciller la flamme d’une bougie, un ralenti convulsif transforme un râle en cri bestial… Des motifs obsessionnels à travers lesquels s’épanouissent des personnages au bord de la folie (ou dedans jusqu’au cou). Cogneur incontrôlable et mélomane sensible, crapule shootée à l’oxygène et accro au sexe déviant, Dennis Hopper a rarement été aussi survolté, fêlé, ravagé. Ses pétages de plombs, jouissifs et dérangeants, relèvent du grand art. « I’ll fuck anything that moves ! »

Fausse femme fatale, diva des bas-fonds, sex-symbol fragile, Isabella Rossellini camoufle sous sa perruque une femme manipulée, fracassée, traumatisée. Son attirance pour la jouissance doloriste en fait bien plus qu’une simple victime. Puisqu’elle aime qu’on lui fasse mal, l’envoûtante brune ne peut entrer dans la catégorie « demoiselle en détresse ». Si le héros veut la sauver, il doit s’abandonner à elle totalement et embrasser sa part obscure. Soleil de nuit chantant langoureusement sur la scène d’un cabaret, astre décadent adepte de la punition charnelle, nudité meurtrie déambulant crûment dans la rue, Isabella Rossellini donne au bleu des teintes indélébiles et des reflets capiteux. Dans le tout aussi indispensable Sailor et Lula (1990), elle incarnera une Perdita Durango encore plus torride que le désert… 

Comme tout Lynch qui se respecte, Blue Velvet fonctionne comme une symphonie de sensations. La bande originale mélange les signatures musicales et fait naître différentes émotions (thème aux accents herrmanniens signé Badalamenti, standards des sixties invitant à guincher, air céleste et planant offert par le timbre délicat de Julee Cruise…). Question évasion sonore, l’apport du sound designer Alan Splet a également son importance. Un bruit de fond à peine perceptible, un murmure sourd et continu, achève de faire basculer le film dans une réalité parallèle, un cauchemar éveillé. Ces vibrations singulières trouvent leur équivalent formel dans le flamboiement nocturne élaboré par le directeur photo Frederick Elmes. Ses clairs-obscurs sont de ceux qui se diffusent dans l’espace pour créer des étoiles.

« Tu aimes me toucher ? Touche-moi. Frappe-moi. »

Dans l’œuvre sans égale de David Lynch, Blue Velvet occupe une place à part. Les expérimentations d’Eraserhead se glissent dans un récit plus classique en apparence, et accouchent d’un modèle que le maître ne cessera jamais de façonner : celui du thriller inquiétant et soyeux où tout peut arriver. Les mystères de Twin Peaks sont déjà là (MacLachlan enquêtera à nouveau, mais pour le FBI cette fois), les bandes jaunes de l’autoroute perdue commencent à défiler sous nos yeux et le panneau « Mulholland Dr. » se profile à l’horizon. Mais pour l’heure, le voyage continue. Un voyage parsemé de fulgurances sensorielles et d’énigmes extraordinaires, avec à l’arrivée une expérience cinématographique absolument inouïe.

Blue Velvet. De David Lynch. États-Unis. 1986. 2h00. Avec : Isabella Rossellini, Kyle MacLachlan, Dennis Hopper

ERASERHEAD (David Lynch, 1977)

200444.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxEraserhead. De David Lynch. États-Unis. 1977. 1h29. Avec : Jack Nance (1943-1996, acteur fétiche de Lynch), Charlotte Stewart et Laurel Near. Genre : fantastique. Ressortie France : 31/05/2017. Maté en salle le lundi 26 juin 2017.

De quoi ça cause ? Un homme est abandonné par son amie qui lui laisse la charge d’un enfant prématuré, fruit de leur union. Il s’enfonce dans un univers fantasmatique pour fuir cette cruelle réalité. (source : Potemkine.fr)

Mon avis Télé Z : Quarante ans après sa réalisation, Eraserhead n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Aujourd’hui comme hier, le premier long-métrage de David Lynch ne connaît aucun équivalent. Sauf peut-être 2001, l’odyssée de l’espace (1968), autre expérience à nulle autre pareille. Autre méga-trempe qui ne révélera jamais ses secrets et continuera à évoluer dans la tête du spectateur. D’ailleurs, Kubrick ne cachait pas son admiration pour le coup d’essai et le coup de maître de son cadet. Mais n’y voyez pas là une quelconque influence de l’un sur l’autre. Eraserhead n’appartient qu’à son auteur. Inclassable, la bête mélange les genres. Fantastique, drame, horreur, comédie : elle défie les étiquettes, abolit les frontières et ne se laisse pas approcher aussi facilement. La caméra rentre dans les trous noirs, fonce dans une coquille fendue, scrute l’intérieur d’un radiateur et s’enfonce dans les profondeurs de la terre. L’invitation est posée. Bienvenue dans le Lynchland, un autre monde, un monde au-delà des apparences, un monde qui en dévoile un autre, un monde gigogne… Cauchemar : voilà le premier mot qui vient à l’esprit lorsque l’on reçoit Eraserhead en pleine poire. Le film en a la texture, brouille les repères et rend l’abandon désirable. Les allégories visuelles abondent et sont reliées entre elles par les mêmes thèmes : la paternité, le sexe, le couple, la création, la naissance, la mort, l’évasion. Des sujets qui nous concernent tous mais qui, chez l’auteur de Mulholland drive, semblent provenir d’un mauvais rêve, d’un very bad trip. Les angoisses d’un type au faciès lunaire et à la coiffure hirsute (inoubliable Jack Nance) se reflètent dans des scénettes absurdes ou flippantes dans lesquelles Lynch donne libre cours à son imagination. Les idées fusent, bousculent, provoquent jusqu’au tournis. Chaque digression bizarro-poétique s’inscrit dans un tout cohérent. Tordu et retordu, mais cohérent. Car sur le fond, Eraserhead investit le quotidien le plus banal, le pervertit pour le rendre plus beau, plus grand, plus vertigineux. La réalité en elle-même n’a aucun intérêt, il faut donc s’en échapper. Pour notre héros, (mal)heureux papa d’un bébé monstrueux et amant raté, la porte de sortie donne sur la folie. Folie éclairée par les étoiles du néant et marquant la fin du voyage. Le grand final, aussi élégiaque que perturbant, ne constitue pourtant pas une fin en soi. Plutôt une boucle infinie où tout n’est qu’un éternel recommencement. En une image surréaliste aussi marquante que l’œil crevé par une lame de rasoir dans Un chien andalou, la tête du titre s’efface mais une autre la remplace aussitôt. Des fulgurances qui couvrent le récit de nuages noirs et magiques, et le transforment en labyrinthe aux détours imprévisibles. Rejetant toute linéarité, David Lynch prolonge les expérimentations sensitives entamées sur ses précédents courts-métrages (The grandmother en tête). Le noir et blanc, magnifiquement photographié par Herbert Cardwell et Frederick Elmes, accentue les contours maladifs d’une œuvre nourrit par la laideur industrielle (inspirée par le séjour de Lynch à Philadelphie) et la difformité humaine (le « poupon » du film annonce le John Merrick d’Elephant man). Pour décupler le malaise ambiant, un arrière-fond sonore – sorte de bourdonnement indescriptible – accompagne l’intégralité du long-métrage, comme si les protagonistes évoluaient dans une sorte d’usine, avec au loin d’étranges échos semblant issus d’une machinerie en action. Dans Eraserhead, les bruitages bénéficient d’une attention toute particulière et participent grandement à faire dériver l’ensemble vers la twilight zone. Depuis ses débuts, David Lynch flotte dans la quatrième dimension et tout son cinéma se trouve déjà dans ce manifeste hors-norme et hallucinant, geste artistique plein de promesses qui seront largement tenues par la suite. 6/6

eraserheadlady
L’adorable et inquiétante « lady in the radiator » : « In heaven, everything is fine… »