A GOOD WOMAN : sympathy for lady vengeance

Une hache encrassée par du sang séché. Une femme déterminée, captive de son objectif. Deux profils aussi acérés l’un que l’autre. Dans la nuit fuchsia, l’arme se confond avec sa propriétaire Ce poster qui claque ne flatte pas seulement la rétine, il nous invite à faire la connaissance de Sarah Collins (Sarah Bolger). Une jeune irlandaise créchant avec ses deux gosses dans un quartier malfamé. Dans cette zone de non-droit, la vie ne lui fait pas de cadeaux. La police lui conseille de « passer à autre chose » lorsqu’elle demande où en est l’enquête sur le meurtre de son mari. Le vigile de la supérette lui fait des « propositions indécentes ». L’assistante sociale la prend pour une conne. Sa mère lui reproche d’avoir épousé un pauvre type. Pire que tout, Tito (Andrew Simpson), un dealer minable venant de barboter de la chnouf à la pègre locale, s’incruste chez elle pour y planquer son larcin. Cette petite frappe terrorise Sarah et la mêle à son trafic de poudre. Pas très malin et surtout très dangereux. Car, non loin de là, l’infâme Leo Miller (Edward Hogg), le boss de ladite pègre, se lance aux trousses de son voleur… Même sans ce foutu Covid, A Good Woman n’aurait jamais eu les honneurs d’une sortie au cinéma. En France, ce film bis/indé tout sauf « standard » débarque en VOD et en DVD chez M6 Vidéo (mais sans l’option Blu-ray, faut pas non plus pousser). Au moins, il n’a pas été récupéré par une plateforme de streaming…

Quoi qu’il en soit, A Good Woman (version courte du titre original A Good Woman is Hard to Find) est une nouveauté non seulement à découvrir mais aussi à défendre. Pourquoi ? Parce que cet inédit de qualité ne s’excuse jamais d’être noir comme l’ébène, violent comme le quotidien des laissées pour compte. Le film frappe fort, cogne juste et en a suffisamment dans le ventre pour susciter l’émotion. Rien à voir donc avec les vulgaires DTV dont raffolent les chaînes de la TNT… Après une dizaine de courts-métrages (le premier, The Sand One, date de 1998), deux longs (Shooting Shona et Road Games avec la grande Barbara Crampton), Abner Pastoll plante sa caméra en Irlande du Nord et en Belgique pour shooter A Good Woman. Seize jours plus tard, c’est dans la boîte ! Quand on a pas le budget d’un Godzilla vs Kong, il faut tourner vite. Et si possible, sans bâcler le taf. Le soin apporté à la forme prouve que ce planning serré n’a pas eu raison de l’entreprise. Mieux que ça, la péloche ne s’autorise aucune afféterie visuelle. Contrairement à ce que l’on pourrait croire en reluquant le visuel situé plus haut, Pastoll ne se prend pas pour Nicolas Winding Refn. Aux longues poses éclairées au néon du second, le premier préfère affronter le réel sans esbroufe mais avec juste ce qu’il faut de style. Home invasion virant au revenge flick, A Good Woman est un film de genre doublé d’un drame social crédible. Pour cela, pas besoin non plus d’abuser de la shaky cam ou de se la jouer Ken Loach…

De par sa puissance viscérale et son regard sans concession, A Good Woman évoque plutôt l’excellent Harry Brown (Daniel Barber, 2009). Ce vigilante sous-estimé nous présente un veuf (Michael Caine, bouleversant) vivant dans une banlieue londonienne rongée par le narco business et abandonnée par les pouvoirs publics. Le constat âpre et nihiliste de Barber rejoint celui de Pastoll : pour celles et ceux qui habitent au « mauvais endroit », il n’existe pas d’autre choix que de se battre pour trouver une échappatoire. Dans cet abîme urbain, il ne fait pas bon vieillir ou être une nana… À travers le parcours brutal de son héroïne, A Good Woman dresse le portrait d’une femme ordinaire qui, dans ce monde sans merci, devient d’abord une victime toute désignée. Avant de faire d’elle une « brave one » appliquant sa « death sentence », Pastoll et son scénariste Ronan Blaney prennent le temps de lui donner de la chair, un caractère, une âme. En deux, trois séquences bien senties, ces derniers parviennent à rendre leur protagoniste aussi attachante qu’authentique, et ce même dans les moments les plus inattendus (cf. la mésaventure semi-comique autour de la pile déchargée d’un godemichet). Dès lors, le deuil impossible de Sarah et l’amour qu’elle porte à ses enfants deviennent aussi palpables que son désarroi et sa colère grandissante. Et pour cause : le visage marqué de la Miss Collins ne nous est pas inconnu. C’est celui de toutes ces femmes qui peinent à joindre les deux bouts, luttent sans relâche pour se faire respecter et protègent leurs mômes quoi qu’il en coûte. Des « good women », en somme.

À l’instar du génial Sudden Impact (à la fin duquel Eastwood renonçait à coffrer la vengeresse Sondra Locke), Abner Pastoll considère que son ange exterminateur a déjà suffisamment morflé et, par conséquent, refuse de la condamner une seconde fois. Le cinéaste reste aux côtés de Sarah jusqu’au bout, ne la lâche jamais et, surtout, lui offre cette justice que les institutions ont échouée à rendre. En outre, le script a la bonne idée de nous épargner les clichetons du genre (l’acolyte bienveillant ou le bon flic de service sont ici aux abonnés absents), sans pour autant parvenir à éviter toutes les facilités (le « pur hasard » relie l’héroïne au bad guy en chef, un sociopathe incarné de façon un peu trop « théâtrale » par Edward Taboo Hogg). Ces infimes détails ne viennent jamais rompre l’équilibre global, n’entament en rien le réalisme de l’ensemble. Et ce n’est pas tout. A Good Woman possède un autre atout dans sa manche : Sarah Bolger. Retenez bien ce nom ! En guise d’intro, elle nous présente sa figure tachée d’hémoglobine puis file sous la douche afin de purifier son corps de la cruauté qui l’entoure. D’emblée, cette jeune comédienne emporte notre adhésion, nous persuade que cette maman dans la mouise existe bien au-delà de la fiction. Dans le passage le plus extrême du film (pour ne pas dire le plus « tranchant »), elle nous transmet sa rage, sa nausée, sa force. Et quand sonne l’heure de la vengeance, elle se permet même un petit hommage à la regrettée Zoë Lund de Ms .45. Si elle était encore parmi nous, celle-ci aurait certainement remarqué que les yeux clairs de Sarah Bolger irisent le chaos. 

A Good Woman Is Hard To Find. D’Abner Pastoll. Royaume-Uni/Belgique. 2020. 1h37. Avec : Sarah Bolger, Edward Hogg, Andrew Simpson

AU SERVICE DU DIABLE : the flesh and the devil

Tourné en 1971 sous le titre de La plus longue nuit du diable, le film de Jean Brismée devient Au service du diable lorsqu’il sort chez nous en 1974. Et ce n’est pas tout. Histoire de surfer sur la vague polissonne des 70’s, il se fait même nommer Le Château du vice. Pour sa reprise au Brady en 1979, on l’appelle cette fois-ci non pas Trinita mais La Nuit des pétrifiés (même identité sur support VHS). Autre particularité : cette péloche appartient à la catégorie « fantastique belge » (« belgo-italien » pour être précis, mais on ne va pas chipoter), une terra quasi incognita sur laquelle seul Harry Kümel (Les Lèvres rouges, Malpertuis) semble régner. Pourtant, Au service du diable n’a pas échoué à donner un peu de relief au plat pays en s’exportant dans le monde entier (pour lui souhaiter la bienvenue, les States le baptisent The Devil walks at midnight ou The Devil’s nightmare). Singularité supplémentaire : la diablerie en question constitue l’unique long-métrage de fiction mis en scène par le sieur Brismée. Ancien prof de math et de physique (« 666 est le nombre de la Bête » répétait-il à ses élèves), cofondateur en 1962 de l’Institut national supérieur des arts du spectacle (situé à Bruxelles, non loin du lieu de naissance d’Annie Cordy), l’instit à la caméra s’est surtout spécialisé dans le documentaire historico-scientifique à destination de la petite lucarne… Du didactisme au Bis, il n’y a donc qu’un pas. Surtout pour celui qui ose se frotter à de nouvelles expériences. Avec cette parenthèse exceptionnelle, Jean Brismée n’a pas seulement relevé un défi, il a su apporter sa pierre à l’édifice de l’imaginaire zazou européen. Ce qui reste tout de même plutôt cool, comme l’aurait si bien dit l’Erika du même nom.

Bien après les débuts du gothique à l’italienne (Les Vampires, 1957), à l’anglaise (Frankenstein s’est échappé, 1957), à l’américaine (La Chute de la maison Usher, 1960) et à l’espagnol (L’Horrible docteur Orloff, 1962), Au service du diable replonge l’épouvante dans les ténèbres d’un château sinistre où les terreurs les plus profondes côtoient les désirs les plus secrets. Depuis plusieurs générations, une effroyable malédiction s’abat sur les von Rhoneberg : chaque fille de la famille est appelée à devenir un succube, conséquence d’un vieux pacte passé avec le Malin. Alors que les alliés bombardent Berlin en 1945, le Baron (Jean Servais) – officier de la Wehrmacht – est justement le malheureux papa d’une gamine venant de naître. Afin de stopper le cycle infernal, ce dernier n’a pas d’autre choix que de tuer son enfant… Vingt-cinq ans plus tard, un minibus de tourisme se paume dans la Forêt-Noire. Ses passagers demandent alors l’hospitalité au châtelain des environs : le Baron von Rhoneberg. Ce soir-là, une étrange et troublante invitée en profite pour se joindre à eux en la personne d’Hilse Müller (Erika Blanc). La plus longue nuit du diable peut alors commencer… Un pitch classique, de ceux qui s’inscrivent dans la grande tradition du genre et s’adressent directement aux connaisseurs. Si vous aimez vous balader dans les manoirs maudits et les cimetières brumeux, vous saurez apprécier le point de vue offert par le donjon du Lord Brismée. Et puisque les années 70 viennent de commencer, la formule ne reste pas figée sur ses conventions : elle se lâche un peu plus, s’encanaille quelque peu, s’autorise davantage de folie. Plus de sang, plus de bagatelle, plus d’audace. Du goth licencieux, en somme.

Dans Au service du diable, les plaisirs occultes ne manquent pas. Auteur du script original, Patrice Rondard alias Patrice Rhomm a veillé à ce que sa marque noire transparaisse à l’écran. Prévu au départ pour réaliser le long-métrage sous la supervision d’André Hunebelle (« Je t’aurai, Fantômas ! »), le romancier/scénariste/cinéaste aux mille pseudos (vous en voulez d’autres ? Homer Bingo, Mark Stern…) y mêle déjà certains de ses thèmes fétiches (et fétichistes). Démone aguichante et nazisme décadent traversent pratiquement toute l’œuvre érotico-barrée du réalisateur Patrice (voir son cul-tissime Draguse ou le manoir infernal ou son croquignolet Elsa Fräulein SS). Mais c’est encore avec Le Bijou d’amour (1978) que notre sarabande satanique entretient – sur le papier – le plus de similitudes. Dans ces parties fines embrasées par ce diable rose de Brigitte Lahaie, il est aussi question de succubes et de… sept péchés capitaux ! Car, figurez-vous, chez ce satané Brismée, on se la joue Seven avant l’heure (toute proportion gardée, bien entendu) ! Les convives du Baron von Rhoneberg ont tous un vice plus ou moins caché : le chauffeur se goinfre comme Choco dans Les Goonies (la gourmandise), le vieux rouspète sans arrêt et s’emporte facilement (la colère), le beau gosse trompe sa bourgeoise avec une nympho (la luxure)… Je ne vais pas tous vous les faire, mais sachez que chacun périra à cause de ses travers. Sans verser dans la satire, le film s’amuse toutefois à souligner les défauts de ces infortunés afin de mieux les enfermer dans un piège inextricable. Le jeu de massacre n’en est que plus exquis, à l’instar des cadavres qui s’accumulent…

Dans ses meilleurs jours (et surtout ses plus belles nuits), le cinoche d’exploitation est un cinoche qui tente des choses, bricolage poétique accouchant de concepts aussi dingues qu’inspirés. L’infanticide du prologue historique d’Au service du diable est emballé d’une façon inédite. Un poignard (à lame rétractable, je vous rassure) plante un vrai bébé à travers sa couverture, le tout en un seul plan (sans la suggestion du hors-champ ou de coupe au montage, l’effet est beaucoup plus saisissant). La présence, dans les greniers du château, d’une vierge de Nuremberg et d’une guillotine (toutes deux ne restent pas inactives bien longtemps) permet également de marquer les esprits. Sans oublier cette crypte transformée en labo de savant fou. Un travail signé Jio Berk, le décorateur de Jean Rollin sur La Vampire nue et Les Démoniaques. Fulgurante est aussi la (diabolus in) musica d’Alessandro Alessandroni. Guitariste et siffleur de Morricone sur la trilogie des Dollars, joueur de sitar pour Bruno Nicolai sur Toutes les couleurs du vice, le compositeur de Lady Frankenstein, cette obsédée sexuelle cisèle pour l’occasion une partition mémorable. Le thème – avec son intro au clavecin annonçant l’un des passages du Fog de Carpenter, son envoûtante voix féminine appartenant à Giulia De Mutiis, ses envolées pop et sensuelles – mérite d’être écouté, encore et encore. La mélodie adéquate pour une danse macabre avec de véritables gueules de 7ème art. Celle de l’illustre Jean Servais, Baron austère que la fatalité écrase. De l’intimidant Maurice De Groote, majordome froid et sardonique. De l’hilarant Lucien Raimbourg, barbon râleur et casse-bonbons. Et surtout celle de l’impressionnant Daniel Emilfork, silhouette sépulcrale au magnétisme luciférien.

Les occupantes de ce palais hanté ne sont pas en reste, à commencer par Shirley Corrigan. Pétillante comme une bulle de champagne dans Le Tour du monde de Fanny Hill (Mac Ahlberg, 1974), la délicieuse blonde se livre au saphisme dans les bras d’Ivana Novak; et se fait caresser le bras par un python dans les bras de Morphée. Mais pour connaître l’extase ultime, il faut laisser la diablesse Erika Blanc posséder votre âme. Ses yeux d’un azur intense nous jettent un sort auquel on ne peut résister (ce n’est pas un hasard si un gros plan de sa bobine accompagne son entrée dans le film). Le décolleté et le ventre apparent de sa longue robe noire (convertie en maillot une pièce pour appâter un jeune séminariste) agissent sur nous tel un sortilège à l’emprise irrésistible. L’appel de la chair lancé par la tentatrice Madame Blanc relie la damnation éternelle à la jouissance infinie. De son vrai nom Enrica Bianchi Colombatto, l’actrice italienne joue aussi avec les traits de son visage (tour à tour crispé, enragé, affligé) pour exprimer sa part de monstruosité. Au-delà des mimiques convulsives, elle n’hésite pas à s’enlaidir via un maquillage spectral dû à Duilio Giustini (c’est lui qui défigure Barbara Steele dans Les Amants d’outre-tombe). Pas de doute, la belle est la bête. Faut dire que la si douce Monica d’Opération peur et la si perverse Lillian de La Vengeance de Lady Morgan excelle dans les rôles doubles, troubles, ambigus. Fascinante et hypnotique, notre « soleil de glace » (De profundis clamavi, Baudelaire) se révèle également surprenante d’ambivalence dans Amour et mort dans le jardin des dieux, ode giallesque à la passion destructrice. Dans les derniers instants d’Au service du diable, Erika Blanc fait triompher le romantisme le plus noir. Ô prêtresse Erika, ne nous délivrez pas du Mal…

Au service du diable. De Jean Brismée. Belgique/Italie. 1971. 1h35. Avec : Erika Blanc, Daniel Emilfork, Shirley Corrigan

« Les succubes se manifestent de préférence la nuit. Elles usent de leurs charmes lascifs pour séduire les ermites par la vision de leur impudique nudité… Vous me trouvez lascive ? Impudique ? Et si je me mettais nue devant vous, vous penseriez que je suis un succube ? »

Erika Blanc, Au service du diable

MANDY : Nic Cage aux Enfers

La Mandy en question n’a pas embrasé vos magnétoscopes dans les 80’s (L’Initiation de Mandy avec Traci Lords) ni fait craquer tous les mectons du coin (All the Boys Love Mandy Lane avec Amber Heard). Non, la Mandy qui nous intéresse ici (soit l’excellentissime Andrea Riseborough) est une artiste vivant paisiblement dans les bois avec son bûcheron d’homme, un dénommé Red (ce putain de Nic Cage !). La divine idylle s’interrompt brutalement lorsque débarquent le fanatique Jeremiah Sand (le très très bon Linus Roache : Vikings, Homeland) et sa bande de tarés. La secte accro aux bondieuseries extrêmes et aux partouzes sous substances hallucinogènes kidnappe Mandy pour en faire une disciple. Mais celle-ci se montre peu réceptive à cette tentative d’endoctrinement et se fout de la gueule de Sand qui n’arrive pas à faire lever sa p’tite teub d’illuminé. Conséquence : Mandy est brûlée vive sous les yeux de son compagnon, impuissant. Au supplice atroce infligé à l’être aimé, le veuf Red va répondre par une vengeance implacable… Derrière ce pur pitch de revenge movie se trouve un certain Panos Cosmatos, réalisateur d’un premier long métra(n)ge énigmatique : Beyond the Black Rainbow (2010). Mandy, le deuxième effort du fiston de George Pan Cosmatos (artisan ayant fait exploser du Viet belliqueux dans Rambo II : la mission et flinguer du malfrat givré dans Cobra) propose lui aussi une expérience de cinéma out of this world. Et franchement, vous auriez tort de ne pas venir vous perdre dans ces montagnes hallucinées…

Des plans amples et aériens survolant la forêt wallonne (Mandy a été tourné en Belgique), une bande-son planante et mélancolique bercée par le morceau Starless de King Crimson : le générique d’ouverture possède la saveur des paradis artificiels, de ceux qui font d’abord du bien et ensuite du mal. Du bien, à l’image du couple formé par Mandy et Red, deux êtres coupés du monde, enfermés dans un rêve, blottis l’un contre l’autre dans une nuit étincelante et fragile. Du mal, lorsque la peste fanatique surgit des abîmes pour détruire tout ce qui respire à la surface, faucheuse impitoyable jouissant sur les flammes comme un démon en rut. Tantôt magique, tantôt cauchemardesque, les tableaux de Panos Cosmatos se payent un look de bad trip aux contours poétiques. Les couleurs tranchent le réel comme une lame (le rouge sang éclaire autant qu’il éclabousse) et enlumine le cadre à coups de teintes saturées (Mater Suspiriorum apprécierait). Le cinéaste et son chef op Benjamin Loeb accouchent de visions saisissantes, n’hésitant pas à verser dans l’animation (à l’ancienne, façon le mythique Métal Hurlant) et à composer des plans iconiques très hard rock style (le tigre rugissant dans les ténèbres, avec une immense lune comme seul témoin). Pas de doute, l’enfer est bien plus beau sous LSD. Et il l’est encore davantage grâce au score énorme de Jóhann Jóhannsson (disparu l’an dernier à l’âge de 48 ans) qui livre là une partition hantée par des échos spectraux et torturés. Ses riffs abrasifs, ses beats obsédants et ses nappes synthétiques envoûtantes s’accordent parfaitement avec les délires graphiques de Cosmatos junior.

Cette esthétique shootée à l’acide et baroque jusqu’aux tripes montre surtout à quel point son metteur en scène aime les univers barrés et la came horrifico-fantastique. Son Mandy est une authentique bande Bis alignant les concepts les plus jouissifs. À la horde sauvage menée par ce grand malade de Jeremiah/Roache (ses pétages de plomb évoquent d’ailleurs le Dennis Hopper de Blue Velvet), s’ajoute une autre source d’emmerdes encore plus dégénérée : des bikers cénobites revisités à la manière d’un Terry Gilliam ! Connaissant ses classiques qui tachent, le Panos s’offre aussi  un hommage à The Texas Chainsaw Massacre 2 (est-ce que l’indispensable combo dvd/blu-ray du Chat Qui Fume trône en ce moment même sur vos étagères ?) via un duel à la tronçonneuse bien furibard comme il se doit. Autre fulgurance qui poutre : la hache entièrement chromée que forge Red/Cage dans la douleur, instrument de vengeance semblant sortir de l’esprit d’un Giger fortement influencé par l’heroic fantasy. À la suite de quoi, le titre « Mandy » s’affiche sur l’écran en arborant une typo qui n’aurait pas dépareillé sur la pochette d’un skeud de black metal (un branchage aliénant s’échappe de chaque lettre). Un effet qui a de la gueule ! Tout comme cette séquence où ce bon vieux Bill Duke (à tout jamais dans nos cœurs grâce à Commando et Predator) disserte avec sa badass attitude coutumière sur les obstacles attendant notre héros. Voir ce genre de choses fait immanquablement partie des petits bonheurs de la vie…

Mais la folie et la puissance de Mandy se nourrissent également du travail de Nicolas Cage qui, entre deux ou trois  DTV anonymes, s’illustre dans des projets plus singuliers et habités (d’autres exemples récents ? Le  Joe de David Gordon Green ou le Mom and Dad de Brian Taylor). Pour Panos Cosmatos, l’acteur se lâche comme jamais, laisse exploser de nouveau sa fibre genresque décomplexée (remember le chouettos Hell Driver) tout en flirtant dangereusement avec la twilight zone (qui a vu Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans sait de quoi je cause). Il faut le voir entrer en transe lorsque la rage et le désespoir le bouffent intégralement pour comprendre à quel point Cage peut être possédé, allumé, cramé (instant paroxystique : après le meurtre de sa compagne, Nic déambule chez lui sans falzar, entre dans sa salle de bain, s’envoie une bouteille de vodka, s’assied sur les chiottes et se met à hurler comme un damné). Cette émotion exacerbée et autodestructrice laisse encore moins indifférent lorsque la beauté lunaire d’Andrea Riseborough vient dissiper les ombres. Vêtue d’un t-shirt de Black Sabbath ou de Mötley Crüe, lectrice de romans de SF, peintre à l’imagination épique : comment ne pas avoir le béguin pour Mandy ? C’est bien simple : si on était chez Rob Zombie, ce personnage à la sensibilité gothique/rock serait interprété par la bombe Sheri Moon… Quant à Linus Roache, il semble être taillé pour incarner les bad guys, à tel point qu’il pourrait bien devenir le nouveau Mark Strong. Je ne peux donc que vous inciter à mater ce Mandy, mix psychotronique entre Mad Max et The Crow, doté en prime d’une atmosphère qui n’appartient qu’à lui. C’est quand même plus excitant que d’aller chercher des œufs en chocolat dans le jardin, non ?

Mandy. De Panos Cosmatos. États-Unis/Belgique. 2018. 2h01. Avec : Nicolas Cage, Andrea Riseborough, Linus Roache…

GRAVE (Julia Ducournau, 2016)

GRAVEGrave (une bête de festoches, ce film : Cannes, Gérardmer…). De Julia Ducournau. France/Belgique. 2016. 1h38. Avec : Garance Marillier, Ella Rumpf et Joana Preiss (mais aussi Laurent Lucas et Bouli Lanners). Genre : horreur. Sortie France : 15/03/2017. Maté en salle le lundi 20 mars 2017.

De quoi ça cause ? Dans la famille de Justine (Garance Marillier) tout le monde est vétérinaire et végétarien. À 16 ans, elle est une adolescente surdouée sur le point d’intégrer l’école véto où sa sœur ainée est également élève. Mais, à peine installés, le bizutage commence pour les premières années. On force Justine à manger de la viande crue. C’est la première fois de sa vie. Les conséquences ne se font pas attendre. Justine découvre sa vraie nature. (source : Madmovies.com)

Mon avis Télé Z : Dans Grave, l’appétit cannibale de Justine est la conséquence de son environnement social. En se pliant aux règles avilissantes du bizutage, elle est contrainte de renoncer à ses principes pour rentrer dans le rang. La véritable violence du film se trouve dans cette exploration d’un microcosme fascisant qui oblige tous les étudiants à se ressembler, à marcher d’un même pas (on se croirait davantage à l’armée que chez les vétos). Après moult humiliations, la singularité de l’héroïne va progressivement se transformer en monstruosité, la consommation de barbaque animale laissant bientôt la place à une attirance malsaine (et vorace) pour le corps humain. Le twist final apporte un éclairage supplémentaire à ce dérèglement alimentaire et, plus particulièrement, à la douloureuse rivalité opposant deux frangines liées par un terrible secret. Derrière chaque mastication, se cache une réalité destructrice où les pulsions dominent une société assumant mal son goût pour le sang (les smartphones sont toujours prêts à filmer la violence, réflexe mortifère d’une jeunesse anesthésiée par l’uniformisation). Dans la peau desquamante d’une ado en pleine mutation, Garance Marillier trouble, secoue, stupéfie, impressionne. Quand elle convoite la chair de son voisin, son regard change du tout au tout et finit par transpercer l’écran (jugez-en par vous-même en zieutant l’affiche ci-dessus). La moindre réplique et le moindre geste sont le résultat d’une implication totale de la part de la jeune comédienne. Une évidence saute alors aux mirettes : son jeu – d’une justesse folle et d’une intensité rare – n’a pas d’équivalent dans le cinoche francophone actuel. La direction d’actrices de Julia Ducournau y est aussi pour beaucoup, le talent de la réalisatrice abreuvant tous les aspects de son long-métrage. La maîtrise du récit et de sa mise en images laisse sur le cul et fait de Grave le digne héritier des premiers cauchemars organiques de Cronenberg. 5/6

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Grave : une altération du corps et de l’esprit flirtant avec Éros et Thanatos.