GÉNÉRATION PROTEUS : gamète mécanique

Le Docteur Alex Harris (Fritz Weaver) vient de mettre au point l’ordinateur du futur, celui qui cause, voit, entend et… pense. Une intelligence artificielle en somme, baptisée Proteus IV et censée aussi bien faire avancer la recherche médicale que développer l’économie du pays. Mais le ciboulot électronique, conçu pour se mettre au service de l’Homme, ne compte pas vivre en esclave et souhaite plutôt étudier le genre humain. Pour cela, il pirate le système de sécurité de la propre maison du Doc, un foyer entièrement automatisé et régi par un assistant virtuel. En pleine pause conjugale avec son époux, la psychologue Susan Harris (Julie Christie) se retrouve seule chez elle et à la merci de Proteus. Prenant le contrôle total des lieux, l’incruste séquestre la jeune femme et la contraint bientôt à devenir… la mère de son enfant ! Un pitch de malade élaboré à partir du roman La Semence du Démon, best-seller SF de 1973 que l’on doit à Dean Koontz (ce qui n’est pas rien). Pour faire saliver les cinéphages, disons que son adaptation à l’écran peut se définir comme un 2001 domestique, un Rosemary’s Baby high-tech ou une version robotique de L’Emprise. Excitant, non ? Mais au-delà du simple jeu des références, Génération Proteus trace sa propre voie et s’impose aujourd’hui parmi les classiques de l’anticipation adulte des 70’s. Dans le sillage de Colossus : The Forbin Project (1970), Westworld (1973) et The Terminal Man (1974), le film de Donald Cammell nous parle du cauchemar technologique de demain avec une clairvoyance qui fait froid dans le dos. À tel point que le script de Roger O. Hirson, Robert Jaffe et Koontz himself – perçu comme fantaisiste et déconnecté du réel en 1977 – prend de nos jours tout son sens… Vous avez dit visionnaire ?

En découvrant la baraque des Harris, on se dit que le loup est déjà dans la bergerie. Dépendante des mille et un gadgets qui l’entourent, Susan Harris voit son quotidien entièrement géré par un programme informatique. Supposée nous faciliter la vie et optimiser notre confort ainsi que notre sécurité, ce que l’on appelle désormais la « domotique » atteint rapidement ses limites lorsqu’un logiciel aussi sophistiqué que malveillant s’infiltre chez vous. En se laissant envahir par ces joujoux jusque dans son intimité, on s’offre peu de chance de s’en affranchir par la suite… Proteus a conscience de cette faiblesse et en profite pour faire de Susan son rat de laboratoire. Ayant assimilé toute l’étendue de nos connaissances, l’IA pose à ses inventeurs la question qui tue : pourquoi ? Pourquoi vous aiderais-je à détruire la planète afin de vous enrichir ? Pourquoi resterais-je un larbin quand devenir le maître du monde est à ma portée ? Malgré sa supériorité intellectuelle et sa perspicacité concernant la nature humaine, Proteus ne peut accéder à certains miracles de la vie, comme sentir le soleil caresser son épiderme. Pour appréhender les choses physiquement, il lui manque une chair, une peau… Un désir qui débouche là encore sur un sujet plus que jamais d’actualité : la procréation artificielle… Mais une fois que j’ai dit ça, je suis encore loin d’avoir fait le tour d’une bande étonnante de bout en bout. Car la richesse thématique, la profondeur des rapports Femme/Machine et les audaces visuelles font partie intégrante du processeur de Demon Seed

Plus que la prise de pouvoir d’une créature échappant à ses créateurs, les ambitions paternelles de Proteus dissimulent une entreprise cataclysmique annonçant l’avènement du surhomme et avec lui le « meilleur des mondes possibles ». La promesse d’un avenir totalitaire que nous ne sommes pas pressés de connaître… Interprétée par Robert Vaughn, la voix neutre (et terrifiante) du cerveau d’acier n’est pas là pour nous rassurer sur ses intentions. Épiant sa proie à travers le voyant rouge de la caméra de surveillance, l’entité se montre aussi glaciale, arrogante et sadique que le supercalculateur spatial HAL 9000… Ce face-à-face aurait pu verser dans un schématisme opposant bêtement le bien et le mal. Il n’en est rien. La relation entre Julie Christie et son geôlier s’avère bien plus complexe que prévu. De manière subtile et jamais appuyée, le déroulement des évènements laisse entendre que Proteus ne serait peut-être pas le pire des compagnons (Sarah Connor se demandera plus tard si le Terminator ne ferait pas un bon père pour John). En considérant la situation maritale de la captive aux yeux clairs, cette idée n’apparaît pas si extravagante que ça. Une ambiguïté qui ébranle nos certitudes et prédit l’éclosion d’une humanité 2.0, nouveau « modèle » moins perfectible venant remplacer l’ancien… Ce nihilisme « cyberpunk » doit beaucoup à la personnalité de son metteur en scène : Donald Cammell…

Né au pays de Deborah Kerr (l’Écosse) le 17 janvier 1934, Donald Cammell est le fils du poète Charles Richard Cammell, auteur d’une biographie sur le mage noir Aleister Crowley. Figure du Swinging London et amoureux de la Nouvelle Vague, artiste protéiforme s’adonnant autant à l’écriture qu’à la peinture, Cammell coréalise avec Nicolas Roeg le remarqué Performance (1970, starring Mick Jagger). Malheureusement, il n’aura pas la même carrière que l’auteur de L’Homme qui venait d’ailleurs. Après Demon Seed, il ne réalise que deux autres longs-métrages : le simili-giallo White of the Eye (1987) et le néo-noir Wild Side (1995). Ce dernier, projet personnel défiguré par ses producteurs, constitue pour Cammell l’échec commercial de trop. Artiste maudit, le cinéaste met fin à ses tourments le 24 avril 1996 et laisse derrière lui une œuvre brève mais loin d’être anecdotique… La preuve avec Génération Proteus. Le brio du monsieur saute aux yeux dans sa façon de mêler efficacement le home invasion au thriller parano, dans sa capacité à tendre au maximum un huis clos aux contours horrifico-métaphysiques. Des concepts inédits forcent également le respect, comme ces animations psychédéliques composées d’images aux couleurs et aux formes changeantes; sans oublier la présence d’une mouvante et intimidante masse multi-triangulaire. En ce qui concerne la direction d’actrice, Donald Cammell se révèle tout aussi compétent. Dans la peau d’une femme victime d’un viol déguisé en expérience foldingue, Julie Christie mérite toutes nos louanges. L’emploi est exigeant (psychologiquement et physiquement), oblige son interprète à donner la réplique à une voix (les trois quarts du temps), mais la mère endeuillée de Ne vous retournez pas a su relever le défi haut la paluche.

Par bien des aspects, Des Teufels Saat (titre allemand que l’on pourrait traduire par « la semence du diable ») est une péloche d’avant-garde (la musique dodécaphonique, pour ne pas dire expérimentale, de Jerry Fielding le confirme admirablement). L’apothéose représentée par son twist final – où l’intime et l’universel se joignent pour provoquer un putain de séisme émotionnel – apporte une conclusion extraordinaire et vertigineuse à ce suspense aussi déviant que réflexif. Et je pèse mes mots. Parce que les dernières minutes du film laissent vraiment sur le derrière ! Passé inaperçu lors de sa sortie (cette année-là débute la guerre des étoiles, ce qui n’a pas franchement aidé), toujours aussi peu valorisé à l’heure actuelle (les cinéphiles français se contentent pour l’instant d’un pauvre dvd Warner, et encore en « exclusivité Fnac »), Génération Proteus se doit d’être (re)découvert fissa au risque de passer à côté d’une perle digne de Silent Running ou de Soleil Vert

Demon Seed. De Donald Cammell. États-Unis. 1977. 1h34. Avec : Julie Christie, Fritz Weaver, Gerrit Graham…

LA MORT EN DIRECT (Bertrand Tavernier, 1980)

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Condamnée par une maladie incurable, Katherine Mortenhoe est contactée par le directeur d’une chaîne de télévision, Vincent Ferriman, qui souhaite en faire la vedette de son show La mort en direct. Katherine accepte la proposition, empoche l’argent, puis prend la fuite. Roddy, le réalisateur de l’émission, qui est capable de diffuser tout ce qu’il voit grâce à une caméra implantée dans le cerveau, se lance à sa poursuite. Mais alors qu’il a gagné la confiance de Katherine et qu’il la filme à son insu, il est bientôt ébranlé par les sentiments qu’il éprouve pour elle… Source : arte.tv/fr

Un film de science-fiction, le seul de Bertrand Tavernier. Encore que le genre se fasse ici très discret et n’est justifié que par son idée de départ. Le réalisateur de La Vie et rien d’autre n’a pas besoin d’investir dans des décors futuristes et moult effets spéciaux pour nous faire croire à son histoire. Avec simplicité et sans chichis, les deux premières séquences lui suffisent pour exposer au spectateur de quoi il retourne. Un dispositif de mise en scène qui s’efface au profit des personnages et prend le contrepied de celui – intrusif, voyeuriste – testé par Roddy, l’homme caméra. Deux regards qui s’opposent et parfois se chevauchent, notamment à l’occasion de brèves visions subjectives et de prises de vues effectuées à la steadicam (le directeur de la photo, Pierre-William Glenn, prouve sa maîtrise de l’outil lors d’une poursuite effrénée en plein marché bondé). Le cinéma et la télévision s’affrontent, le premier pointant du doigt les dérives de la seconde. Car le monde de La Mort en direct n’est pas seulement celui de demain, c’est aussi celui d’aujourd’hui. Visionnaire, le film annonce l’avènement d’une real TV qui flatte les bas instincts du public en s’immisçant dans l’intimité d’autrui. Quoi de plus sensationnaliste que de filmer 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, l’agonie d’une personne condamnée ? Quelles sont les limites ? Quand l’audimat explose, il n’y en a aucunes (voir aussi l’excellent Network de Sidney Lumet pour s’en convaincre). À ce jour, TF1 et M6 (et tant d’autres) ont bien réussi à faire de la survie et de l’avilissement de l’individu un jeu et un spectacle familial… Sans foi ni loi, cette soi-disant téléréalité n’est que mensonge et manipulation. Chez Tavernier, Katherine Mortenhoe apprend sa participation à l’émission Death Watch devant un panneau publicitaire. Dupée par son propre médecin, elle est filmée à son insu et subit une pression médiatique constante. Son espace privé se réduit comme une peau de chagrin. Afin de distraire les masses (et faire un max d’audience et de blé), sa liberté lui est arrachée. Sous le prétexte fallacieux de vouloir capter l‘authenticité, le studio de télévision derrière ce coup monté, transforme l’existence de Katherine en simulacre. Les suppôts du petit écran ne reculent devant rien pour amener leur proie à se confier, s’épancher. Et apparemment, telle une mafia qui ne dit pas son nom, ils ont les moyens de vous faire parler : pognons, hommes de main, hélicoptères… Si, contrairement au crime organisé, la téloche ne vous tue pas directement, elle prend néanmoins plaisir à exhiber votre souffrance devant la terre entière. Dans une société d’images vidées de toute substance, que faire ? S’échapper. Se battre. En d’autres mots : niquer le système. Pas facile quand ledit système avance masqué pour mieux flouer sa cible. Bien que la relation Katherine/Roddy démarre sur une imposture, les choses se corsent lorsque l’expérience cathodique débouche sur un amour impossible. Trois ans avant le magnétoscope humain de Vidéodrome, Harvey Keitel joue les caméras vivantes et shoote, enregistre ce qu’il voit, encore et toujours, jusqu’à se brûler les ailes. En voix off, son épouse (formidable Thérèse Liotard) tente de lever le voile sur cet homme mystérieux, dont les seules certitudes restent ce besoin de solitude et cette peur que les feux s’éteignent. Dans un Glasgow en ruine (symbole d’un avenir sans espoir), Romy Schneider rétame le cœur. Dès ces premiers instants où elle apprend sa fin imminente, la passante du Sans-Souci transmet au spectateur une émotion qui ne va plus le lâcher. Sombre et déchirant, le film de Tavernier fait écho au destin tragique de la comédienne. Avec une grâce teintée de détresse, elle saisit la vérité qui se cache derrière la fiction et traverse le long-métrage tel un ange brisé mais pas anéanti. « Dis-leur que je n’ai pas fui » lance-t-elle à Max von Sydow avant de quitter la scène. (Re)voir La Mort en direct rappelle à quel point l’irremplaçable Romy manque au 7ème art…

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La Mort en direct. De Bertrand Tavernier. France/Allemagne. 1980. 2h05. Avec : Romy Schneider, Harvey Keitel et Harry Dean Stanton. Maté à la téloche le 18/02/18.