CHROMOSOME 3 : les gènes de la terreur

Selon Michel Cymes, « nous pouvons agir sur notre destin génétique ». David Cronenberg n’a pas attendu le diagnostic du toubib du PAF pour explorer les pouvoirs extraordinaires du corps humain. À la différence près que, chez le cinéaste canadien, il n’est pas question de santé, de bien-être, d’équilibre alimentaire mais plutôt de cauchemar biologique, d’horreur organique, de psycho-frousse. Ce qui rend tout de suite la chose plus passionnante qu’un prime time pépère sur France 2… Chromosome 3. Je le précise pour celles et ceux qui ont séché l’école des fans et pour les p’tits plaisantins comme votre oncle Roger (« Je n’ai jamais vu Chromosome 1 et 2. C’est bien ? ») : non, il ne s’agit pas du troisième volet d’une quelconque saga. À l’instar de Police Puissance 7, Assault on Precinct 13 ou Appelez-moi Johnny 5, c’est un film autonome. Cela dit, même si le titre français est un peu à côté de la plaque (préférez son blaze original, le plus approprié The Brood que l’on peut traduire par la portée, la couvée), le chromosome 3 existe. En voici la définition retrouvée parmi les archives du très instructif Pif Gadget : « Le chromosome 3 constitue l’une des 23 paires de chromosomes humains. C’est l’un des 22 autosomes. » J’arrête ici le cours de sciences. Place à la leçon de cinéma. Celle de Maître Cronenberg n’a rien perdu de sa modernité, de son audace, de son pouvoir de réflexion et de fascination. La preuve avec Chromosome 3, son opus le plus personnel et sans doute le plus flippant…

Le fraîchement divorcé Frank Carveth (Art Hindle) partage la garde de sa fille Candice (Cindy Hinds) avec son ex-épouse Nola (Samantha Eggar). Cette dernière suit une thérapie alternative à la clinique du controversé Docteur Raglan (Oliver Reed). Alors qu’il lui fait prendre son bain, Frank découvre dans le dos de sa gamine des ecchymoses. Il suspecte alors Nola mais Raglan empêche quiconque d’approcher sa patiente et d’interférer dans ses soins. Au même moment, de mystérieux meurtres ébranlent l’entourage de la famille Carveth… En partie autobiographique, Chromosome 3 tire sa source du propre divorce de David Cronenberg. Une sale histoire dans laquelle notre homme a été contraint de sortir sa môme des griffes de son ancienne compagne, celle-ci projetant d’entraîner leur progéniture dans une secte… Le sixième long-métrage de l’auteur de Dead Zone tente d’exorciser cette mauvaise expérience conjugale et de trouver un exutoire à ses angoisses de père. Le résultat – atrabilaire, agressif, déstabilisant – peut se voir comme une version « gore » de Kramer contre Kramer, mélo sorti lui aussi en 1979 et abordant des problèmes similaires (un rapprochement effectué, avec amusement, par Cronenberg lui-même). Bien qu’il représente l’antithèse du film de Robert Benton et s’enfonce progressivement dans les abîmes d’un imaginaire torturé, The Brood est aussi un drame intimiste et psychologique, le récit ordinaire (mais qui ne le reste pas longtemps) d’un géniteur inquiet voulant seulement protéger son enfant…

Pour nous faire croire à l’incroyable, David Cronenberg s’appuie sur des bases solides : le quotidien. Le quotidien, ce n’est pas seulement le réel dans ce qu’il a de plus banal. C’est aussi ce que les apparences recèlent de plus effroyable. Dans Chromosome 3, tout commence avec un cas de maltraitance infantile. Le script suggère que ces sévices pourraient se transmettre de génération en génération, comme une maladie héréditaire. Ce mal que l’on appelle violence est en nous, dans notre esprit, dans notre chair. Il agit tel un virus contre lequel il n’existe aucun remède et contamine vos proches, insidieusement, inéluctablement (en 2005, Cronenberg distillera à nouveau ce venin intrafamilial dans le fort justement nommé A History of Violence). Le danger ne provient plus de l’extérieur mais de l’intérieur (il se cache même dans la matrice). Le foyer n’est plus un lieu sûr (ce n’est pas un hasard si les premières victimes sont trucidées dans une cuisine ou une chambre à coucher). Plus rien ne nous protège du monde. Les sacro-saintes valeurs du mariage, de la maternité et de l’éducation (l’école n’apporte plus la sécurité à ses élèves et ses institutrices) ne sont pas seulement remises en cause : elles sont carrément pulvérisées. Et je ne parle même pas de la figure de l’enfant qui prend ici la forme de petits freaks sanguinaires, grands frères du poupon zigouilleur de It’s Alive (aka Le Monstre est vivant de Larry Cohen) et lointains cousins des têtes blondes du Village des damnés. Faites des gosses qu’ils disaient…

À l’instar des plus fameuses transgressions horrifiques des 70’s (Le Dernier zombie sur la gauche, La Tronçonneuse a des yeux, Les Dents de l’exorciste), Chromosome 3 nous file les jetons parce qu’il vient heurter nos certitudes, brouiller nos repères, ravager nos modes de vie. Depuis ses débuts placés sous le signe de l’expérimental (les courts Transfer, 1966; From the Drain, 1967), de l’underground (Stereo, 1969; Crimes of the Future, 1970) et du shocker subversif (Frissons, 1975; Rage, 1977), le Roi David ne cesse d’aiguiser ce regard puissamment anticonformiste. Avec The Brood, la maîtrise de son art est indiscutable. Juste avant l’explosif Scanners (1981) et le visionnaire Vidéodrome (1983), celui qui fera de Jeff Goldblum une mouche à taille humaine s’impose déjà comme la référence de l’horreur corporelle (ou body horror). Ce qui se cache derrière la « dangerous method » du psy Raglan (Oliver Reed, parfait d’ambiguïté) dépasse l’entendement. Ce qui vient matérialiser en fin de bobine nos peurs les plus profondes relève de la plus sublime des épouvantes. Portant sur son ventre les stigmates d’une somatisation extrême et inimaginable, Nola Carveth (Samantha Eggar, impressionnante) dévoile sa « nouvelle chair » à des spectateurs médusés. Lorsqu’elle lèche, tel un animal, le sang sur la tête de son nouveau-né, l’effroi rejoint l’extase en un coup de langue. « Savez-vous de quoi est capable votre esprit ? » nous demandait la jaquette du dvd de Chromosome 3. La réponse apportée par Cronenberg n’a pas fini de nous faire cauchemarder…

The Brood. De David Cronenberg. Canada. 1979. 1h32. Avec : Art Hindle, Oliver Reed, Samantha Eggar…

HAMMER, 1970-1976 : du sexe et du sang !

En novembre 2020, l’éditeur Tamasa nous livrait un imposant coffret dvd/blu-ray dédié à la Hammer des années 70. Les films ? Les Cicatrices de Dracula, Les Horreurs de Frankenstein, Dr. Jekyll et Sister Hyde, La Momie sanglante, Sueur froide dans la nuitLes Démons de l’esprit et Une Fille pour le Diable. Mais l’histoire ne s’arrête pas là puisque ces titres feront l’objet d’une rétrospective dans les salles le 27 octobre prochain (si tout va bien). Cet été, des chanceux ont pu assister à quelques avant-premières. L’occasion de mater en copie restaurée des films tournés à une époque où la Hammer connaît de sérieuses difficultés financières et subit de plein fouet la concurrence de l’horreur moderne. Pour remonter la pente et attirer le public, il ne reste plus que deux mots magiques : sex & blood ! La preuve par trois, juste ci-dessous.


FRANKENSTEIN S’EST REBOOTÉ !

Le Pitch. Après avoir sciemment provoqué la mort de son père, Victor Frankenstein (Ralph Bates), jeune homme manipulateur et séducteur, reprend le flambeau et se livre à son tour à quelques expériences macabres. Il engage un pilleur de tombes pour lui fournir les matériaux nécessaires à son travailSource : dossier de presse Tamasa.

Réalisé et coécrit par un pilier de la Hammer (Jimmy Lust for a Vampire Sangster), Les Horreurs de Frankenstein est ce qu’on appellerait aujourd’hui un reboot. Il constitue par conséquent un épisode autonome, une parenthèse dans la saga initiée par Terence Fisher en 1957. Si L’Empreinte de Frankenstein (Freddie Francis, 1964) opérait déjà une rupture avec ses prédécesseurs, il conservait néanmoins l’interprète du Baron : le légendaire Peter Cushing. The Horror of Frankenstein le remplace par un acteur plus jeune, Ralph Bates. Une star montante de la Hammer du début des 70’s. La relève, en somme. Et le Dr. Jekyll de Roy Ward Baker et Brian Clemens ne démérite pas, tant il compose un Victor Frankenstein digne de son aîné. Un aristo cynique, arrogant et d’une froideur inflexible, doublé d’un savant fou prêt à tout pour aller au bout de son expérience. Refrain connu mais relevé par la succulente performance de Bates (ses répliques, sarcastiques à souhait, font mouche plus d’une fois). Mais c’est encore par son ton que le film de Sangster se démarque le plus. Bien loin du premier degré propre aux bandes gothiques des 60’s, Les Horreurs de Frankenstein cède à la comédie. À la comédie noire, évidemment. Le château sert ainsi de décor à un vaudeville macabre où les témoins gênants disparaissent les uns après les autres (et au nez et à la barbe de la police qui mène son enquête). Quant à la créature incarnée par Dave « Dark Vador » Prowse (une sorte de néandertalien musculeux), elle écarte toute tentation parodique pour mieux s’adonner à l’irrévérence (sa rencontre avec une gamine curieuse et imperturbable est l’occasion de railler la naïveté des classiques de James Whale). La conclusion ironique de cette sale blague prométhéenne rompt avec la tradition du climax spectaculaire et nous abandonne sur une note franchement inattendue. Trop peut-être pour les spectateurs de l’époque qui boudèrent le film…

The Horror of Frankenstein. De Jimmy Sangster. Royaume-Uni. 1970. 1h35. Avec : Ralph Bates, Kate O’Mara, Veronica Carlson


« HELLO DOCTEUR JEKYLL ! MON NOM EST HYDE, SISTER HYDE »

Le Pitch. Londres, époque victorienne. Le Dr Jekyll (Ralph Bates) tente de créer un élixir d’immortalité en utilisant des hormones féminines prélevées sur des cadavres frais. Mais dès qu’il boit le sérum, Jekyll se transforme en une femme aussi séduisante que démoniaque, Mrs. Hyde (Martine Beswick) Source : dossier de presse Tamasa.

Le titre annonce la couleur : le nouvel opus hammerien de Roy Ward Baker (après, entre autres, le splendide The Vampire Lovers) ne sera pas une adaptation fidèle du roman de R. L. Stevenson. Une certaine Sister Hyde s’est substituée au Mr Hyde original. Un cas encore plus étrange mais surtout plus sexy, ce qui convient mieux à la firme britannique en ces années 70 naissantes… Le script, ô combien malin, de Brian Clemens (producteur et scénariste de Chapeau melon et bottes de cuir) ose même aller plus loin en amalgamant le docteur Jekyll avec la figure de Jack l’éventreur et en convoquant les résurrectionnistes Burke et Hare (un duo aussi authentique – et sinistre – que le tueur de Whitechapel). Un régal d’hybridation pop auquel il faut ajouter les contours « transgenres » de cette version audacieuse d’un classique de la littérature. Les troubles et les ambivalences liées à l’identité sexuelle se retrouvent donc au centre de Dr. Jekyll et Sister Hyde. Plus obsédé par ses recherches que par les femmes, le doc fait l’objet de doute quant à ses préférences amoureuses. Son double féminin le pousse ainsi à embrasser sa véritable nature, à exprimer des désirs que la société victorienne réprouve. L’hypocrisie de cette dernière est aussitôt débusquée par le pouvoir de séduction de Mrs. Hyde. Face à la tentation, les notables oublient vite leurs bonnes manières et deviennent des queutards comme les autres… Londres et sa part de laideur se manifestent aussi à travers son décor, des bas-fonds entièrement reconstitués aux studios d’Elstree. Ce cloaque recouvert d’un linceul de brume est le témoin sordide d’un combat que se livre les deux locataires d’une même chair. Pour traduire visuellement ce duel à mort, Roy Ward Baker joue avec les reflets d’un miroir, déforme les visages, brise les lignes séparant le masculin du féminin. Mieux encore, il fait de l’envoûtante Martine Beswick un vampire au regard hypnotique, une sorcière à laquelle personne ne résiste. Seule la Hammer pouvait rendre les « monstres » aussi désirables…

Dr. Jekyll and Sister Hyde. De Roy Ward Baker. Royaume-Uni. 1971. 1h37. Avec : Ralph Bates, Martine Beswick, Gerald Sim


SATAN BOUCHE UN COIN

Le Pitch. Excommunié, le père Michael (Christopher Lee) fonde une secte satanique. Il convainc un homme d’offrir l’âme de sa fille Catherine (Nastassja Kinski) pour qu’elle devienne l’incarnation du diable sur Terre à ses 18 ans. À l’approche du jour fatidique, le père de Catherine demande à un spécialiste en sciences occultes de l’aider à sauver sa fille. Source : dossier de presse Tamasa.

Un Hammer tardif et pour cause : Une Fille pour le diable est l’avant-dernier long-métrage produit par le studio (suivra en 1979 The Lady Vanishes, un remake du Big Hitch). Celui-ci devra attendre près de trente ans pour côtoyer à nouveau le grand écran (mais sans renouer avec les fastes de son âge d’or…). Pour l’heure, la firme complètement « marteau » prend ses distances avec l’esthétique gothique d’antan pour mieux s’approprier les tendances horrifiques du moment. Cofinancé avec les Allemands de la Terra Filmkunst, To the Devil… a Daughter s’inspire d’un bouquin de Dennis Wheatley (un auteur déjà à l’origine d’un autre Hammer, Les Vierges de Satan). Une bonne occaz pour prendre le train en marche, celui conduit par le Polanski de Rosemary’s Baby et le Friedkin de L’Exorciste. Bien entendu, l’entreprise ne peut rivaliser avec ses modèles : Une Fille pour le diable peine à faire naître l’effroi tandis que le scénario apparaît un brin confus. Heureusement, à l’image des « diableries » made in Italy (L’Antéchrist, La Maison de l’Exorcisme), le film de Peter Sykes (également réalisateur de Demons of the Mind) se rattrape en nous offrant quelques fulgurances bien épicées. Entre une orgie des plus démonstratives, les caresses visqueuses d’un « evil baby » et le nu intégral d’une Nastassja Kinski pas encore majeure, les hammerophiles peuvent au moins se réjouir d’assister à un spectacle plus vicelard et transgressif qu’un Conjuring… En outre, To the Devil… a Daughter a le bon goût d’opposer deux immenses comédiens. À ma gauche, un Richard Widmark encore vert malgré ses cheveux blancs. À ma droite, un Christopher Lee toujours aussi magnétique lorsqu’il s’agit de flirter avec le Mal. Alors à ses débuts, la toute jeune Nastassja n’est pas en reste et marque déjà les esprits. Son regard presque lascif en fin de bobine laisse planer un soupçon d’ambiguïté et vient nuancer in extremis un ensemble plutôt manichéen. Le doute : l’une des grandes leçons du cinéma de William Friedkin…

To the Devil… a Daughter. De Peter Sykes. Royaume-Uni/Allemagne. 1976. 1h33. Avec : Richard Widmark, Christopher Lee, Nastassja Kinski…

BENEDETTA : Virginie la défroquée

Thriller aussi tortueux que fascinant, faux « rape and revenge » déguisé en vrai satire chabrolienne, exercice de style grinçant dominé par une Huppert impériale, Elle (2016) a magistralement prouvé deux choses. 1/Que Paul Verhoeven n’a rien perdu de sa verve. 2/Qu’il a parfaitement su s’adapter à son nouvel environnement français. En réalité, il l’a carrément secoué, marquant au fer rouge le 7ème art hexagonal (les Pays-Bas et Hollywood se remettront-ils un jour de son passage ?). Aujourd’hui, Benedetta montre à son tour que le mordant, l’acuité et le culot de son auteur sont toujours intacts. Ce projet – 50% religion, 50% sexe, 100% Verhoeven – vient à point nommé pour dynamiter ces temps de politiquement correct, de cancel culture, de wokisme et d'(auto)censure tous azimuts. Car le réalisateur de RoboCop ne prend pas le spectateur pour un gland. Il le force à réfléchir, bouscule ses certitudes, heurte ses convictions. Bref, il le pousse à sortir de sa zone de confort. Dans un texte paru dans Charlie Hebdo (n° 34, 12 juillet 1971), Cavanna définissait l’humour comme « un coup de poing dans la gueule« . Il en va de même pour le cinéma de Paul Verhoeven, ce distributeur de mandales sans égal. Quand il cogne, il ne le fait jamais gratuitement. Choquer le bourgeois ou la Croisette ne l’intéresse pas. Le réduire à un simple provocateur n’a donc aucun sens… À l’instar du journal cité plus haut, l’œil acéré du Batave est plus que salutaire : il est essentiel au monde. Les pisse-vinaigres que cette liberté de ton offense peuvent aller se faire empapaouter au paradis.

Benedetta débute sous les meilleurs auspices. Des soudards échappés de La Chair et le Sang croisent la route de la toute jeune Benedetta Carlini, en partance avec ses parents pour le couvent des Théatines (situé à Pescia, en Toscane). Face aux menaces des malotrus, la gamine invoque la Sainte Vierge quand soudain… l’un des premiers se ramasse une fiente de piaf sur la figure ! D’entrée de jeu, Verhoeven contourne les attentes du public : la violence physique a priori inéluctable est évitée et la prétendue intervention divine ridiculisée. Au-delà du geste sardonique et iconoclaste, Paulo confronte le réel à celles et ceux qui l’interprètent à leur convenance : les croyant(e)s. Dès lors, tout devient une question de point de vue. Point de vue forcément ambigu lorsque seul le doute peut dévoiler les vérités cachées (Qu’est-ce que je vois ? est d’ailleurs le titre français du premier long du Hollandais, Wat zien ik !? aka Business is Business). Pas de certitudes ici, mais des interrogations, des frissons et un éblouissement aussi viscéral que vertigineux. Qui est Benedetta ? Qui est cette nonne du XVIIe siècle affirmant communiquer avec Jésus et s’adonnant aux plaisirs saphiques avec une novice libertine ? Une sainte, une pécheresse, une manipulatrice, une arriviste, une folle, une amoureuse ? Comme avec le cauchemar baroque et symbolique du Quatrième Homme et les « souvenirs à vendre » de Total Recall, Paul Verhoeven ne tranche pas mais aborde son sujet avec toute l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise. Au spectateur de se forger sa propre opinion. C’est ainsi que certains films accèdent à l’éternité.

Si Sœur Benedetta reste insaisissable, c’est pour mieux témoigner de la complexité et de la richesse du personnage. Verhoeven n’a pas besoin de la juger ou d’en égratigner l’énigme pour en faire une nana forte et intelligente. Les contradictions de cette héroïne ambivalente servent surtout à démasquer l’hypocrisie de notre chère Église. Une institution qui condamne la sexualité, honnit le corps féminin quand ses « dignitaires » ne pensent qu’au pouvoir et en usent pour torturer son prochain (le nonce décadent joué par Lambert Wilson aurait eu sa place dans le Beatrice Cenci de Fulci). Benedetta prend alors des allures de Game of Thrones clérical, jeu mené dans l’ombre par une religieuse dont l’ascension va ébranler les fondements d’un ordre patriarcal pourri par le dogme. Dans son rapport au sacré, le film se révèle tout aussi subversif : c’est à travers sa foi que la blessed virgin atteint l’orgasme lesbien. Pour Benedetta, l’extase est une expérience autant mystique que charnelle. Ses visions lui permettent de jouir dans son délire et lui font en même temps prendre son pied ici-bas. Et pour cela, notre Néerlandais préféré n’hésite pas à érotiser le Christ sur sa croix (mais sans le slip rouge moulant de l’éphèbe du Quatrième Homme), à transformer une statuette de Marie en gode (fallait oser !). Dans Benedetta, l’irruption du trivial n’a rien de vulgos : il s’agit plutôt de relier le matériel au sublime, l’autre nom de la sensualité. Graduel et subtil puis explosif et incontrôlable, le désir se consume à la lueur d’une bougie, écho pictural à la peinture flamande (on pense au travail du chef-op’ Jan de Bont sur Katie Tippel ou Flesh + Blood).

Cinéaste organique par excellence, Verhoeven s’intéresse moins à la luxure qu’au corps dans sa globalité. Peu porté sur les mensonges cosmétiques et les simulacres du glam’, il préfère se pencher sur tous ces fluides que les tartuffes ne sauraient voir (« Voilà de quoi nous sommes faits : des tripes, de la merde et du jus gluant » écrivait Bukowski dans ses Contes de la folie ordinaire). Baiser, chier, faire gicler du lait maternel de son nibard : c’est aussi ça la vie, n’en déplaise aux apôtres du « bon goût » et autres bienséants faux-derches. Pour l’homme derrière Starship Troopers, la vérité se dissimule dans ce que le corps expulse. Par conséquent, elle se niche sous la peau (et ce même quand elle disparaît, cf. Hollow Man). Mais aussi sur la peau, lorsque celle-ci se découvre. La nudité de Virginie Efira est conquérante, puissante, intimidante. Telle Elizabeth Berkley dansant sur la scène du « Stardust » dans Showgirls ou Sharon Stone croisant/décroisant ses jambes lors de l’interrogatoire de Basic Instinct, la Sibyl de Justine Triet maîtrise son sex-appeal comme elle maîtrise son destin. Après son rôle de bigote dans Elle, Efira confirme que les obsessions verhoeveniennes lui siéent à merveille. Fiévreuse jusqu’au bout des seins, la belgo-française nous fait succomber à la tentation. Et nous rappelle à sa manière que, pour celles et ceux qui savent reconnaître l’inépuisable beauté de l’art, il n’existe ni péché ni blasphème. La toujours formidable Charlotte Rampling ne le sait que trop bien. Tout comme, bien évidemment, l’auteur de ce film-somme, miracle transgressif et flamboyant où Le Nom de la Rose s’acoquine avec la nunsploitation.

Benedetta. De Paul Verhoeven. France/Pays-Bas. 2021. 2h06. Avec : Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphné Patakia…

BLUE VELVET : le marchand de sable est un clown en sucre

« She wore blue velvet
Bluer than velvet was the night »

C’est un monde étrange. Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) trouve dans un champ une oreille humaine décomposée. Il décide de mener son enquête et de retrouver à qui appartient l’esgourde sans corps. Sa voisine Sandy Williams (Laura Dern), fille de flic, lui révèle l’identité d’une suspecte : Dorothy Vallens (Isabella Rossellini), une chanteuse de night-club. En ni une ni deux, Jeffrey parvient à s’introduire chez cette dernière afin de récolter quelques indices. Il découvre alors une femme perturbée et malmenée par le plus cinglé des malfrats, Frank Booth (Dennis Hopper)… Bienvenue à Lumberton, Caroline du Nord. « La ville du bois où l’on n’est pas de bois ».

Cette fois-ci, il a eu le final cut. En d’autres termes : le droit de regard sur le montage définitif de son œuvre. Après la conception douloureuse et l’échec commercial de Dune (qui, en l’état, reste un grand space opera des 80’s), David Lynch ne compte plus se laisser empapaouter par ce forban de Dino De Laurentiis. Mais les deux hommes sont contractuellement liés par un second projet. Sur ce coup-là, le mogul consent à accorder au cinéaste un minimum de liberté artistique. La contrepartie ? Un salaire réduit pour Lynch et un budget limité pour Blue Velvet. Et c’est ainsi que les rouges-gorges prirent leur envol.

C’est un monde étrange à jamais figé dans un songe cotonneux. Une banlieue pavillonnaire où il fait bon vivre. Des pompiers souriants saluent la communauté et veillent sur elle. Le soleil darde ses rayons sur des tulipes d’un jaune éclatant. La voix douce et rassurante de Bobby Vinton résonne dans les cœurs… L’Amérique éternelle en somme. En fait, ce monde est trop beau pour être vrai. Le simulacre provoque la crise cardiaque d’un père de famille s’écroulant sur sa pelouse. La caméra en profite alors pour s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Elle y débusque ce qui bouge sous la façade et à l’intérieur de chacun d’entre nous : des cancrelats grouillants qui menacent à tout moment de remonter à la surface…

En un plan macro-spéléologique, David Lynch arrache le vernis qui recouvre cette vision d’une société sortant tout droit d’un spot publicitaire. Une fois ces images idylliques et superficielles détournées, la carte postale cramée, l’auteur d’Inland Empire plonge son jeune héros dans un univers beaucoup plus sombre et dangereux. Des rideaux de velours bleu s’ouvrent sur la scène d’un théâtre cauchemardesque. Coincé dans le placard de Dorothy, Jeffrey joue les voyeurs et découvre la face cachée de son bled d’enfance. Un bled qui renferme des désirs noirs et des plaisirs interdits. Des pulsions de sexe et de mort qui titillent notre Hercule Poirot en herbe…

Qu’il le veuille ou non, le p’tit Beaumont dresse un pont entre le Lumberton paradisiaque et le Lumberton infernal. Luttant contre sa propre monstruosité, il est écartelé entre la lumière et l’ombre, entre la virginale Sandy et la troublante Dorothy. Lynch s’amuse d’ailleurs à alterner les contraires, à former un contraste en passant d’une séquence à l’autre. L’étreinte brutale et malsaine à laquelle se livrent Dorothy et Frank (« Baby wants to fuck ! ») précède l’évocation romantique et naïve d’un rêve que Sandy relate à Jeffrey (« Et les rouges-gorges tournoyaient, laissant derrière eux une lumière d’amour aveuglante »). D’un corps-à-corps sadomaso à une love story bourgeonnant comme une rose, il n’y a qu’un pas.

Si Jeffrey se lance dans des investigations de plus en plus périlleuses, c’est donc avant tout pour flatter ses bas instincts. Plus pervers que curieux, l’adulescent tente de réprimer le Frank Booth qui sommeille en lui. Et s’il ne valait pas mieux que ce foutu psychopathe ? L’hypocrisie sociale dans laquelle se réfugie le protagoniste le protège des ténèbres qui grondent à l’extérieur comme à l’intérieur de son esprit. Mais pour combien de temps ? Le happy end constitue, à ce propos, un leurre énorme. Si la paix semble à nouveau régner sur cette petite ville de province, un rouge-gorge – symbole de l’amour triomphant – s’apprête à dévorer un répugnant cafard. Signe que le chaos flotte toujours dans la nuit, que des secrets inavouables se tapissent encore dans chaque foyer.

Dans Blue Velvet, David Lynch varie les tons, tord les mythes et sublime, autant qu’il dévoie, le thriller. Le genre idéal pour répandre le mystère, jongler avec les illusions, manier l’ambiguïté, manipuler le spectateur et l’immerger dans l’inconnu. Le réalisateur d’Elephant Man applique les règles hitchcockiennes aussi bien qu’un De Palma. Il sait se montrer ludique et ne manque pas d’idées pour muscler le suspense (cf. le coup du talkie-walkie lors du climax). À partir d’un élément incongru (une oreille coupée), le script déroule les fils d’une intrigue agencée à la perfection et étonnante de bout en bout. La linéarité n’est qu’apparente puisque tous les chemins conduisent au Lynchland. Un territoire distordu, vertigineux et fascinant…

Film noir glam et rétro (mais avec quelque chose qui ne tourne pas rond), le quatrième long du roi David matérialise des fugues poético-surréalistes qui n’appartiennent qu’à lui. Les conséquences d’un règlement de comptes prennent la forme d’un tableau morbide, les lèvres rouges de Dorothy expriment en très gros plan les délices de la soumission, un souffle funeste fait vaciller la flamme d’une bougie, un ralenti convulsif transforme un râle en cri bestial… Des motifs obsessionnels à travers lesquels s’épanouissent des personnages au bord de la folie (ou dedans jusqu’au cou). Cogneur incontrôlable et mélomane sensible, crapule shootée à l’oxygène et accro au sexe déviant, Dennis Hopper a rarement été aussi survolté, fêlé, ravagé. Ses pétages de plombs, jouissifs et dérangeants, relèvent du grand art. « I’ll fuck anything that moves ! »

Fausse femme fatale, diva des bas-fonds, sex-symbol fragile, Isabella Rossellini camoufle sous sa perruque une femme manipulée, fracassée, traumatisée. Son attirance pour la jouissance doloriste en fait bien plus qu’une simple victime. Puisqu’elle aime qu’on lui fasse mal, l’envoûtante brune ne peut entrer dans la catégorie « demoiselle en détresse ». Si le héros veut la sauver, il doit s’abandonner à elle totalement et embrasser sa part obscure. Soleil de nuit chantant langoureusement sur la scène d’un cabaret, astre décadent adepte de la punition charnelle, nudité meurtrie déambulant crûment dans la rue, Isabella Rossellini donne au bleu des teintes indélébiles et des reflets capiteux. Dans le tout aussi indispensable Sailor et Lula (1990), elle incarnera une Perdita Durango encore plus torride que le désert… 

Comme tout Lynch qui se respecte, Blue Velvet fonctionne comme une symphonie de sensations. La bande originale mélange les signatures musicales et fait naître différentes émotions (thème aux accents herrmanniens signé Badalamenti, standards des sixties invitant à guincher, air céleste et planant offert par le timbre délicat de Julee Cruise…). Question évasion sonore, l’apport du sound designer Alan Splet a également son importance. Un bruit de fond à peine perceptible, un murmure sourd et continu, achève de faire basculer le film dans une réalité parallèle, un cauchemar éveillé. Ces vibrations singulières trouvent leur équivalent formel dans le flamboiement nocturne élaboré par le directeur photo Frederick Elmes. Ses clairs-obscurs sont de ceux qui se diffusent dans l’espace pour créer des étoiles.

« Tu aimes me toucher ? Touche-moi. Frappe-moi. »

Dans l’œuvre sans égale de David Lynch, Blue Velvet occupe une place à part. Les expérimentations d’Eraserhead se glissent dans un récit plus classique en apparence, et accouchent d’un modèle que le maître ne cessera jamais de façonner : celui du thriller inquiétant et soyeux où tout peut arriver. Les mystères de Twin Peaks sont déjà là (MacLachlan enquêtera à nouveau, mais pour le FBI cette fois), les bandes jaunes de l’autoroute perdue commencent à défiler sous nos yeux et le panneau « Mulholland Dr. » se profile à l’horizon. Mais pour l’heure, le voyage continue. Un voyage parsemé de fulgurances sensorielles et d’énigmes extraordinaires, avec à l’arrivée une expérience cinématographique absolument inouïe.

Blue Velvet. De David Lynch. États-Unis. 1986. 2h00. Avec : Isabella Rossellini, Kyle MacLachlan, Dennis Hopper

NEW YORK 1997 : « I don’t give a fuck about your war or your president »

1974, avant la chute de New York. Un justicier dans la ville nettoie les rues malfamées de la cité de tous les dangers. La même année, cette vieille baderne de Richard Nixon se barre de la Maison Blanche après avoir trempé dans le scandale du Watergate… 1981, New York ne répond plus. John Carpenter se projette dans un futur sombre et sans issue en imaginant l’avenir d’une Grosse Pomme complètement pourrie. Au regard du Death Wish de Michael Winner et de la politique américaine des 70’s, impossible pour l’auteur de Dark Star d’imaginer autre chose que la chronique d’une fin du monde annoncée… 1997, après la chute de New York. L’île de Manhattan devient une prison de très haute sécurité, seul moyen pour les autorités de contenir la vague de criminalité ayant englouti NYC. Murs de confinement, ponts minés, gardiens lourdement armés, hélicos en patrouille : les moyens ne manquent pas pour protéger le reste du pays de trois millions de scélérats. Et si les pires représentants de l’espèce humaine ne se trouvaient pas à l’intérieur mais à l’extérieur de ce pénitencier à ciel ouvert ? Vous connaissez la suite : le script pondu par Big John et son pote Nick Castle (il a prêté sa « silhouette » au Michael Myers du premier Halloween) est un modèle d’anticipaction, une course contre la montre comme on n’en fait plus, un western dystopique à l’originalité suprême et un détournement en règle des archétypes hollywoodiens. Le sort du président des États-Unis ne se retrouve-t-il pas entre les pognes de Snake Plissken, un brigand mal-aimé et insoumis ?

Toujours aussi stimulant à chaque visionnage, New York 1997 nous ramène à une époque où la SF accouchait de concepts marquants et d’idées neuves, le tout irrigué par le point de vue d’un metteur de scène au savoir-faire robuste. Par ces temps de disette créative, voir sur grand écran s’afficher la mention « JOHN CARPENTER’SESCAPE FROM NEW YORK » fait un bien fou à nos petites vies de cinéphage. Ce classique de la mort qui tue n’a rien perdu de sa puissance ludique, de sa capacité à nous embarquer dans une mission suicide destinée à sauver les miches d’un chef d’état kidnappé par des taulards. Si notre borgne préféré dispose d’à peine vingt-quatre heures pour remplir son contrat, Carpenter n’a besoin que de quatre-vingt-dix minutes pour mener à bien son récit. Et il le fait sans temps mort (la voix off de Jamie Lee Curtis nous explique en intro comment fonctionne cet univers carcéral d’un nouveau genre), en posant des bases solides (la nature du deal passé entre le pirate Snake et Bob Hauk, le responsable de la sécurité, est clairement exposé dès le départ) et en enchaînant des péripéties toutes aussi grisantes les unes que les autres (tel un jeu vidéo, le danger s’intensifie au fur et à mesure que le héros progresse en terrain hostile). À ces qualités d’écriture, à cet indéniable sens du rythme, s’ajoutent la rigueur d’un cadrage en Scope, la fluidité des travellings suivant les personnages et la beauté des éclairages nocturnes. L’apport du chef op’ Dean Cundey, un autre grand collaborateur du maître (la photo de La Nuit des masques et de The Thing, c’est également lui : respect). Et ce n’est pas tout. Loin de là.

Dans Escape from New York, tout n’est qu’efficacité. Le résultat d’un savant mélange entre une virtuosité old school et une maîtrise totale des outils les plus modernes. L’emploi astucieux des effets visuels et des décors peuvent aussi en témoigner. Se déroulant majoritairement de nuit, le film peut à la fois masquer les limites de son budget et en tirer une grande force esthétique. Une méthode qui n’est pas sans évoquer celle d’un Roger Corman. Et pour cause : on doit à James Cameron, dont les talents se sont d’abord exercés auprès du roi de la série B (cf. Les Mercenaires de l’espace et La Galaxie de la terreur), les superbes matte-paintings simulant à l’horizon ce qu’il reste de Big Apple et de ses buildings. De ce chaos urbain plongé dans le noir, le Canadien s’en souviendra pour les besoins de son deuxième long, Terminator (le Los Angeles de 1984 et le monde ravagé de 2029 ne sont pas si éloignés du New York de 1997)… Des ténèbres denses et périlleuses desquelles s’échappent des ombres menaçantes, des silhouettes insaisissables renvoyant à cette peur de l’indicible chère au compositeur des Lost Themes. Après le gang sans visage assiégeant le commissariat d’Assaut (1976), le tueur masqué et mutique d’Halloween (1978), les spectres vengeurs agissant dans l’épais brouillard de Fog (1980) et avant le cauchemar organique de l’alien protéiforme de The Thing (1982), le cinéaste fait surgir des égouts de la prison ghetto des « choses » tenant plus du rat que de l’humain (la source d’inspiration de Bruno Mattei pour ses rats de Manhattan ?). La séquence, absolument saisissante, contraint le « serpent » à se faufiler dans un bar en ruine…

Notre admiration pour le cinquième long-métrage de JC (pas le crucifié, l’autre) s’accroît lorsque l’on songe à son antihéros : le cultissime Snake Plissken. À la fois brute et truand (mais pas vraiment bon), ce dernier a tout du pistolero ayant survécu aux terres arides du western all’italiana. Individualiste forcené, nihiliste convaincu, rebelle sans cause, Plissken incarne le punk de l’an 2000. Cet Apache sans dieu ni maître revêt aussi les frusques d’un marginal mis au rebut et condamné à errer tel un fantôme (tout le monde le croit mort), porte le treillis d’un ancien chien de guerre décoré mais n’ayant plus sa place dans la société (il ne représente plus « rien », à l’instar du vagabond John « Nada » d’Invasion Los Angeles). Que cet anarchiste taciturne et teigneux soit devenu une icône du cinoche américain, à l’heure où Reagan débute son mandat, relève de l’exploit. Aux débuts des années 1980, présenter un protagoniste se torchant avec la bannière étoilée est un geste politique fort. Geste qui ne sera pas isolé dans la filmo de Carpenter (voir aussi la fable anticapitaliste de They Live et la charge anti-impérialiste de Los Angeles 2013, suite sous-estimée de New York 1997). Non sans ironie (l’épilogue demeure l’expression la plus jubilatoire de la « fuck you attitude » de Plissken), le réalisateur de Christine fustige les débordements autoritaires d’un système qui pourrait bien un jour ou l’autre se vautrer dans le fascisme. Les garants de l’ordre se distinguent d’ailleurs par leur cynisme et ne valent pas mieux que les hors-la-loi placés en détention aérée (Hauk n’hésite pas à jouer avec la vie de Snake tandis que le président ne se montre guère ému par le sacrifice de celles et ceux qui l’ont secouru).

L’un des coups de génie de Big John sur Escape from New York est d’avoir su imposer Kurt Russell en tête d’affiche (alors que AVCO Embassy Pictures y voyait plutôt Charles Bronson ou Tommy Lee Jones). Après avoir arboré la banane du King pour les besoins du téléfilm Le Roman d’Elvis (tourné en 1978 par… Carpenter, eh ouais), l’acteur trouve enfin l’opportunité de rompre avec les comédies Disney de ses débuts. Le futur Jack Burton laisse exploser tout son charisme (de quoi éblouir des générations et des générations) et donne tout son sens au mot « badass » (c’est bien simple, plus badass, tu meurs). Face à ce desperado que n’auraient pas renié Sergio Leone et Sam Peckinpah, la présence des grands Lee Van Cleef et Ernest Borgnine ne doit rien au hasard (on imagine sans peine Snake Plissken en bounty killer de Cinecittà ou en cavalier de la horde sauvage). Si le reste du casting comporte d’autres « gueules » (Donald Pleasence, Harry Dean Stanton, Isaac Hayes), impossible de ne pas tomber en pâmoison devant la flingueuse sexy et hard-boiled campée par Adrienne Barbeau (la comédienne se paye même la scène la plus spectaculaire du film). Autre trésor : la musique. En collaboration avec Alan Howarth, le réalisateur/compositeur fait vibrer l’échine de l’auditoire en libérant des pulsations aussi obsédantes qu’étourdissantes (dans le genre électro, c’est de la bombe). C’est d’ailleurs par le thème immortel de New York 1997 que le maestro Carpenter avait débuté son concert du Grand Rex parisien, le 9 novembre 2016. À la fin du morceau, il lâchait à l’assistance un vigoureux « Fuck Trump ! ». La veille, le Donald – qui aime ériger des murs, lui aussi – devenait le quarante-cinquième président des Etats-Unis. « Président de quoi ? » aurait demandé ce bon vieux Snake.

Escape from New York. De John Carpenter. États-Unis. 1981. 1h34. Avec : Kurt Russell, Lee Van Cleef, Adrienne Barbeau…

LES FILLES DU DOCTEUR MARCH : lettre à Saoirse

Très Chère Saoirse,

je t’écris cette missive que tu ne liras jamais et, par la même occasion, je me permets de te tutoyer et de t’appeler par ton prénom. Comme si on était potes et que le rêveur anonyme que je suis avait accompli sa traversée du miroir. Contrairement à la réalité, le fantasme autorise toutes les familiarités. Dans ces contrées numériques sans importance, seuls les songes nous projettent au-delà des barbelés. Car tu l’auras compris, ce n’est pas vraiment à toi que j’adresse cette bafouille, mais à cet ailleurs inatteignable que le cinéma sublime en réinventant le monde. Et tu en es un à toi toute seule, de monde. Qui ignore encore comment Saoirse se prononce ? À celles et ceux qui ne savent pas et veulent savoir, je leur dirais : « Fermez vos mirettes et répétez après moi : Sersha. Sersha. Sersha. » Il faut le dire correctement pour que, telle une formule magique, toute la féerie des mythes celtiques vous enivre l’esprit. Aux écorcheurs verbaux, je leur conseillerais de regarder tes yeux. Tes yeux aussi clairs que devaient être les océans avant que l’Homme ne vienne les saloper. Regarder tes yeux, c’est revenir à la pureté des origines. Déclamer ton nom, c’est avoir l’impression de causer la langue elfique de Tolkien. D’ailleurs sais-tu que Saoirse, qui signifie « liberté », n’est pas le premier écho gaélique que mes oreilles capturent ? Avant toi, il y a eu le « mo cuishle » que murmure Clint Eastwood à Hilary Swank dans Million Dollar Baby. Ça veut dire quelque chose comme « Mon sang, mon amour ».

Mais je m’égare, comme toujours. Les Filles du docteur March vient de sortir chez nous et, comme tu t’en doutes, je me suis rendu au cinoche pour le voir. Tu sais bien que je ne loupe aucun de tes films. Je tiens là un rituel cinéphagique au sommet duquel tu trônes, telle la souveraine de Mary Queen of Scots. Reine mais pas seulement. Fantôme coincé dans les limbes (Lovely Bones), tueuse pro et rebelle se fritant sur la BO de The Chemical Brothers (Hanna), vampire assoiffé de sang et d’amour (Byzantium), ado tentant de survivre à la fin du monde (How I Live Now), pâtissière intrépide sillonnant un entre-deux-guerres pittoresque (The Grand Budapest Hotel), âme errante d’un wonderland cramé (Lost River), immigrée irlandaise découvrant l’Amérique des 50’s (Brooklyn)… Tu peux tout être. Tu peux tout jouer. Tu peux tout transcender. Et ce n’est pas fini. Il te reste encore tant d’existence à revêtir… Il n’y a pas si longtemps, tu m’avais laissé, inconsolable, sur la plage de Chesil. Aujourd’hui, après avoir ébloui le cosmos en coccinelle grunge dans le formidable Lady Bird, tu te retrouves à nouveau devant la caméra de Greta Gerwig. Je me souviens d’une autre adaptation du roman de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March (Little Women, 1868). Non pas celle de 1933 (je n’étais pas né) avec Katharine Hepburn et Joan Bennett, ni celle de 1949 (pareil) avec Elizabeth Taylor et Janet Leigh, mais la version de 1994 avec Winona Ryder et Susan Sarandon. Trop de bons sentiments à mon goût mais le casting féminin m’avait séduit (mentionnons également Trini Fantômes contre fantômes Alvarado, Kirsten Entretien avec un vampire Dunst et Claire Angela, 15 ans Danes).

Plus moderne sans être anachronique, ton Docteur March se montre plus subtil dans la gestion du mélodrame, souligne moins ses effets, même s’il fait la part belle au romantisme le plus échevelé. Gerwig s’empare du texte original en faisant preuve d’un classicisme approprié mais prend ses distances avec tout académisme poussiéreux. Au sein de cette élégance formelle (élégante parce que la forme ne se substitue jamais à l’histoire qu’elle illustre), certains plans témoignent du talent de sa réalisatrice. D’abord, le tout premier, dans lequel tu es cadrée de dos, attendant fébrilement devant l’entrée close du bureau d’un éditeur new-yorkais. Jo March, l’écrivaine en devenir que tu interprètes, est figée dans la pénombre et cache la lumière transperçant la porte vitrée, située en face d’elle. Du crépuscule à l’aube, ton parcours se devine déjà dès les premières secondes du récit… D’autres images marquantes sont à chercher du côté de la séquence où Jo et Beth, sa sœur malade, se délassent sur une plage doucement balayée par le vent. Alors que l’horizon s’obscurcit et que l’endroit semble soudainement désert, les frangines envisagent l’avenir l’une sans l’autre. Un échange presque irréel (couvert au montage par plusieurs angles différents, ce qui renforce cette impression), aussi douloureux que lucide et annonciateur d’une tragédie à venir (ces quelques minutes m’ont fait penser à la dernière réunion familiale, se déroulant là aussi en bord de mer, de Faye Dunaway dans Bonnie and Clyde).  

« Je n’arrive pas à croire que l’enfance soit finie ». C’est l’une de tes répliques, Saoirse, peut-être la plus belle du film. Et elle résume à merveille Les Filles du docteur March. Le mélancolique passage de l’enfance à l’âge adulte était déjà au cœur de Lady Bird. Symbolisée par l’absence d’un père parti au front, la Guerre de Sécession précipite ici ses héroïnes dans la fin de l’innocence. Bien que réduit à une toile de fond, le conflit entre nordistes et sudistes fait grandir les « petites femmes », les déleste de leurs dernières illusions. Les incessants flashbacks, et avec eux le temps qui se dérobe et les souvenirs qui s’entassent, ne peuvent laisser indéfiniment ouverte la parenthèse de l’insouciance. Pendant que le seul homme de la famille se bat sur le champ de bataille, Madame March et ses quatre filles se battent elles aussi. La nation s’entredéchire, des frères s’entretuent, mais les femmes s’entraident, doivent continuer à vivre puisqu’il le faut bien. Les sœurs March cherchent encore leur place dans la société et ne souhaitent pas toutes s’enfermer dans la prison du mariage. Comment contourner le piège de la dépendance financière quand on aspire à écrire, peindre, faire du théâtre ou jouer du piano ? L’art n’est-il pas le vecteur idéal pour s’émanciper ? Chronique adolescente, évocation historique, plaidoyer féministe, mais aussi romance contrariée (un triangle amoureux se retrouve également au centre du script), Little Women aborde les réalités d’une époque qui, sous bien des aspects, ressemble aussi à la nôtre…

Dès le début du long-métrage, ta Jo court, court pour dépasser le XIXe siècle et aller le plus loin possible. Tu as des rêves et comptes bien les concrétiser, tu ne te satisfais pas du rôle que le patriarcat t’assigne, tu veux devenir toi-même et personne d’autre. Il t’arrive parfois de douter, de baisser les bras, mais tu te redresses, la tête haute, et avec la fougue qui t’anime, tu parviens à faire de la vie un conte et inversement. T’admirer sur grand écran relève du pur enchantement, Saoirse. Je sais, je me répète, je te le dis à chaque fois. Te voir donner la réplique à Florence Pugh (nous n’avons pas fini d’entendre parler d’elle), Emma Watson (il n’y a plus d’Hermione qui tienne quand on la voit dans Colonia), Laura Dern (inoubliable panthère lynchienne), Eliza Scanlen (la gamine dérangée de la mini-série Sharp Objects), Meryl Streep (Meryl Streep, quoi !), Tracy Letts (le dramaturge à l’origine de deux Friedkin : Bug et Killer Joe) et Chris Cooper (un acteur discret mais robuste) suffit également à faire mon bonheur de spectateur. En revanche, j’avoue avoir un peu de mal avec les pâlichons Louis Garrel et Timothée Chalamet (ce n’est là que mon humble ressenti, j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur…). Bon, je vais devoir te laisser. Tu as certainement autre chose à faire que de supporter mes divagations. Dehors, le réel nous attend. Nul doute que tu sauras le magnifier, encore et encore…

Reviens. Reviens-moi vite dans les salles.

Je t’embrasse,

Zoé.

Little Women. De Greta Gerwig. États-Unis. 2019. 2h15. Avec : Saoirse Ronan, Florence Pugh, Emma Watson…

GÉNÉRATION PROTEUS : gamète mécanique

Le Docteur Alex Harris (Fritz Weaver) vient de mettre au point l’ordinateur du futur, celui qui cause, voit, entend et… pense. Une intelligence artificielle en somme, baptisée Proteus IV et censée aussi bien faire avancer la recherche médicale que développer l’économie du pays. Mais le ciboulot électronique, conçu pour se mettre au service de l’Homme, ne compte pas vivre en esclave et souhaite plutôt étudier le genre humain. Pour cela, il pirate le système de sécurité de la propre maison du Doc, un foyer entièrement automatisé et régi par un assistant virtuel. En pleine pause conjugale avec son époux, la psychologue Susan Harris (Julie Christie) se retrouve seule chez elle et à la merci de Proteus. Prenant le contrôle total des lieux, l’incruste séquestre la jeune femme et la contraint bientôt à devenir… la mère de son enfant ! Un pitch de malade élaboré à partir du roman La Semence du Démon, best-seller SF de 1973 que l’on doit à Dean Koontz (ce qui n’est pas rien). Pour faire saliver les cinéphages, disons que son adaptation à l’écran peut se définir comme un 2001 domestique, un Rosemary’s Baby high-tech ou une version robotique de L’Emprise. Excitant, non ? Mais au-delà du simple jeu des références, Génération Proteus trace sa propre voie et s’impose aujourd’hui parmi les classiques de l’anticipation adulte des 70’s. Dans le sillage de Colossus : The Forbin Project (1970), Westworld (1973) et The Terminal Man (1974), le film de Donald Cammell nous parle du cauchemar technologique de demain avec une clairvoyance qui fait froid dans le dos. À tel point que le script de Roger O. Hirson, Robert Jaffe et Koontz himself – perçu comme fantaisiste et déconnecté du réel en 1977 – prend de nos jours tout son sens… Vous avez dit visionnaire ?

En découvrant la baraque des Harris, on se dit que le loup est déjà dans la bergerie. Dépendante des mille et un gadgets qui l’entourent, Susan Harris voit son quotidien entièrement géré par un programme informatique. Supposée nous faciliter la vie et optimiser notre confort ainsi que notre sécurité, ce que l’on appelle désormais la « domotique » atteint rapidement ses limites lorsqu’un logiciel aussi sophistiqué que malveillant s’infiltre chez vous. En se laissant envahir par ces joujoux jusque dans son intimité, on s’offre peu de chance de s’en affranchir par la suite… Proteus a conscience de cette faiblesse et en profite pour faire de Susan son rat de laboratoire. Ayant assimilé toute l’étendue de nos connaissances, l’IA pose à ses inventeurs la question qui tue : pourquoi ? Pourquoi vous aiderais-je à détruire la planète afin de vous enrichir ? Pourquoi resterais-je un larbin quand devenir le maître du monde est à ma portée ? Malgré sa supériorité intellectuelle et sa perspicacité concernant la nature humaine, Proteus ne peut accéder à certains miracles de la vie, comme sentir le soleil caresser son épiderme. Pour appréhender les choses physiquement, il lui manque une chair, une peau… Un désir qui débouche là encore sur un sujet plus que jamais d’actualité : la procréation artificielle… Mais une fois que j’ai dit ça, je suis encore loin d’avoir fait le tour d’une bande étonnante de bout en bout. Car la richesse thématique, la profondeur des rapports Femme/Machine et les audaces visuelles font partie intégrante du processeur de Demon Seed

Plus que la prise de pouvoir d’une créature échappant à ses créateurs, les ambitions paternelles de Proteus dissimulent une entreprise cataclysmique annonçant l’avènement du surhomme et avec lui le « meilleur des mondes possibles ». La promesse d’un avenir totalitaire que nous ne sommes pas pressés de connaître… Interprétée par Robert Vaughn, la voix neutre (et terrifiante) du cerveau d’acier n’est pas là pour nous rassurer sur ses intentions. Épiant sa proie à travers le voyant rouge de la caméra de surveillance, l’entité se montre aussi glaciale, arrogante et sadique que le supercalculateur spatial HAL 9000… Ce face-à-face aurait pu verser dans un schématisme opposant bêtement le bien et le mal. Il n’en est rien. La relation entre Julie Christie et son geôlier s’avère bien plus complexe que prévu. De manière subtile et jamais appuyée, le déroulement des évènements laisse entendre que Proteus ne serait peut-être pas le pire des compagnons (Sarah Connor se demandera plus tard si le Terminator ne ferait pas un bon père pour John). En considérant la situation maritale de la captive aux yeux clairs, cette idée n’apparaît pas si extravagante que ça. Une ambiguïté qui ébranle nos certitudes et prédit l’éclosion d’une humanité 2.0, nouveau « modèle » moins perfectible venant remplacer l’ancien… Ce nihilisme « cyberpunk » doit beaucoup à la personnalité de son metteur en scène : Donald Cammell…

Né au pays de Deborah Kerr (l’Écosse) le 17 janvier 1934, Donald Cammell est le fils du poète Charles Richard Cammell, auteur d’une biographie sur le mage noir Aleister Crowley. Figure du Swinging London et amoureux de la Nouvelle Vague, artiste protéiforme s’adonnant autant à l’écriture qu’à la peinture, Cammell coréalise avec Nicolas Roeg le remarqué Performance (1970, starring Mick Jagger). Malheureusement, il n’aura pas la même carrière que l’auteur de L’Homme qui venait d’ailleurs. Après Demon Seed, il ne réalise que deux autres longs-métrages : le simili-giallo White of the Eye (1987) et le néo-noir Wild Side (1995). Ce dernier, projet personnel défiguré par ses producteurs, constitue pour Cammell l’échec commercial de trop. Artiste maudit, le cinéaste met fin à ses tourments le 24 avril 1996 et laisse derrière lui une œuvre brève mais loin d’être anecdotique… La preuve avec Génération Proteus. Le brio du monsieur saute aux yeux dans sa façon de mêler efficacement le home invasion au thriller parano, dans sa capacité à tendre au maximum un huis clos aux contours horrifico-métaphysiques. Des concepts inédits forcent également le respect, comme ces animations psychédéliques composées d’images aux couleurs et aux formes changeantes; sans oublier la présence d’une mouvante et intimidante masse multi-triangulaire. En ce qui concerne la direction d’actrice, Donald Cammell se révèle tout aussi compétent. Dans la peau d’une femme victime d’un viol déguisé en expérience foldingue, Julie Christie mérite toutes nos louanges. L’emploi est exigeant (psychologiquement et physiquement), oblige son interprète à donner la réplique à une voix (les trois quarts du temps), mais la mère endeuillée de Ne vous retournez pas a su relever le défi haut la paluche.

Par bien des aspects, Des Teufels Saat (titre allemand que l’on pourrait traduire par « la semence du diable ») est une péloche d’avant-garde (la musique dodécaphonique, pour ne pas dire expérimentale, de Jerry Fielding le confirme admirablement). L’apothéose représentée par son twist final – où l’intime et l’universel se joignent pour provoquer un putain de séisme émotionnel – apporte une conclusion extraordinaire et vertigineuse à ce suspense aussi déviant que réflexif. Et je pèse mes mots. Parce que les dernières minutes du film laissent vraiment sur le derrière ! Passé inaperçu lors de sa sortie (cette année-là débute la guerre des étoiles, ce qui n’a pas franchement aidé), toujours aussi peu valorisé à l’heure actuelle (les cinéphiles français se contentent pour l’instant d’un pauvre dvd Warner, et encore en « exclusivité Fnac »), Génération Proteus se doit d’être (re)découvert fissa au risque de passer à côté d’une perle digne de Silent Running ou de Soleil Vert

Demon Seed. De Donald Cammell. États-Unis. 1977. 1h34. Avec : Julie Christie, Fritz Weaver, Gerrit Graham…

L’ANGE DE LA VENGEANCE : welcome to New York

« Aucun mâle ne sera épargné » nous prévient l’affiche (idée déco : celle-ci n’ornerait-elle pas les murs de votre salon avec un certain panache ?). Et croyez-moi, la sentence n’est pas à prendre à la légère. Si la belle dévoile ses longues gambettes, c’est pour mieux attirer sa proie dans une ruelle où personne ne vous entend crier. La feinte s’arrête lorsque le calibre 45 sort de sa cachette en résille pour faire gicler le sang du châtiment. Tel est le rituel adopté depuis son double viol par Thana (Zoë Lund), une jeune muette bossant dans un atelier de confection new-yorkais. Avec elle, la séduction mène à la mort, l’Éros à Thana(tos)… Après trois courts (dont un The Hold Up perpétré en 1972 et n’annonçant en rien celui avec Bébel), une bande cochonne (Nine Lives of a Wet Pussy, tourné en 1976 sous le pseudo de Jimmy Boy L) et un massacre à la perceuse (Driller Killer, 1979, une œuvre Friedkin approved), Abel Ferrara accouche avec L’Ange de la Vengeance de sa première œuvre d’importance, celle qui fera de l’enfant du Bronx un cinéaste à suivre. Pour cela, il s’empare de l’un des sous-genres les plus ambivalents du cinéma d’exploitation (mais pas seulement) : le rape and revenge. Un concept bien corsé qui emprunte autant à l’érotisme (la victime aguiche ses agresseurs avant de les punir) qu’au vigilante movie (le but de la manœuvre : faire payer aux fripouilles le prix de leur crime). Spéciale dédicace à Susan George envoyant du plomb dans la face de ses assaillants dans Les Chiens de Paille. À Christina Lindberg shootant au ralenti l’engeance masculine de Thriller – Crime à Froid. À Camille Keaton prenant un bain moussant avec un pedzouille afin de lui trancher les roustons dans Œil pour Œil. À Sondra Locke explosant les valseuses d’un bourrin à coups de .38 spécial dans Sudden Impact. « It’s no longer a man’s world ».

Mais L’Ange de la Vengeance ne se contente pas d’évoquer le souvenir d’une catégorie de péloche ayant fait les beaux jours des années 70/80. Il fait revivre à l’écran un New York aujourd’hui disparu. Celui de la 42ème rue et de ses alentours malfamés, celui des sex-shops triomphants et des cinoches déglingués, celui des camés et des clodos, celui des putes et des proxos, celui des paumés qui rêvent d’être quelqu’un et cherchent désespérément à prouver qu’ils existent. Il y a quarante ou cinquante ans, cette splendeur pestilentielle et déliquescente surnommée « The Deuce » n’était pas encore javellisée par le maire Rudy « Tolérance Zéro » Giuliani (elle le sera dès son premier mandat, au mitan des 90’s). Ms. 45 (titre original faisant référence au calibre utilisé par Thana) retranscrit la violence qui règne dans ce coupe-gorge à ciel ouvert, dépeint la faune interlope qui mijote dans cette cuisine de l’enfer. À l’instar de William Maniac Lustig ou de Frank Basket Case Henenlotter (deux réalisateurs ayant également bien connu Big Apple à cette époque), Ferrara s’imprègne totalement de ce chaos urbain et en témoigne presque à la façon d’un documentariste. Bénéficier d’un budget limité n’est pas un handicap pour l’auteur de China Girl. Plutôt que de jouer la carte de l’esbroufe intello pour festoche bourgeois, le rebelle Abel préfère coller sa caméra au plus près de la crasse humaine. De cette authenticité captée par un œil fiévreux naît la fiction. Fiction du réel dont la mise en forme révèle toute la maîtrise d’un artiste illuminé mais jamais diminué par son goût pour les paradis artificiels (ce qui ne sera pas toujours le cas, comme le démontrent Snack Eyes et The Blackout). Les images de L’Ange de la Vengeance sont percutantes (cf. la poursuite à pied s’achevant sur la bastos que se ramasse un gus en plein front), certains plans carrément sublimes (Thana posant ses lèvres rouges sur une balle avant d’aller en découdre) et d’autres joliment ciselés (le montage transforme le second viol en pic de tension rongé par une colère sourde).

Néanmoins, le talent de Ferrara réside dans sa faculté de s’approprier un genre codifié, de respecter le cahier des charges tout en déjouant les attentes des spectateurs. Si Ms. 45 demeure l’un des fleurons du rape and revenge, c’est aussi parce qu’il marque sa différence. Ainsi, l’humour (noir, forcément) trouve naturellement sa place dans un film qui n’hésite pas à verser dans l’outrance (chaque jour, Thana bazarde n’importe où un sac poubelle contenant un morceau de l’une de ses victimes). Intimement liés aux quartiers populaires de la Grosse Pomme, des personnages hauts en couleur viennent pimenter le récit (la voisine et son clebs s’incrustent constamment chez l’héroïne) et dévoiler l’humanité qui se cache derrière la misère (le dernier plan avec ledit clebs ne traduit rien d’autre que l’empathie de Ferrara pour sa justicière dans la ville). Mais au détour d’une rencontre tragique dans un bar avec un mec désabusé (Jack Thibeau, l’un des évadés d’Alcatraz de Don Siegel), un désespoir glauque et suintant nous rappelle que la mort est parfois préférable à la solitude, la souffrance, la désillusion… Vivre dans un rêve semble être la meilleure solution pour encaisser la réalité. Une poésie, une étrangeté, un « somnambulisme » (pour reprendre le terme de Jean-Pierre Dionnet) se dégagent alors de l’ensemble. L’Ange de la Vengeance enchaîne les évènements sans chercher la vraisemblance à tout prix, flotte au-dessus de ce monde dévoré par une violence omniprésente (parmi les hommes traînant dans la rue, la vigilante n’a aucun mal à trouver une cible potentielle). Les sonorités agressives, convulsives et obsédantes (et parfois étonnamment funky) du score de Joe Delia (frère de Francis, producteur et chef op du cultissime Café Flesh) renforcent cette impression d’évoluer dans un état second, comme prisonnier d’un songe sauvage et poisseux.

Le carnage final, dans lequel l’ange du titre arbore un seyant costume de nonne lors d’une halloween party, constitue le point d’orgue de ce trip punitif. Zébrée d’éclairs baroques et tétanisée par un ralenti apocalyptique, la séquence libère toute la rage de la flingueuse (dont le look renvoie ici au catholicisme torturé de Ferrara). Plus qu’aux sales types qui l’ont détruite, celle-ci en veut surtout à la terre entière. L’expression d’une détresse aux conséquences dévastatrices qui n’est pas sans rappeler le pétage de plombs télékinétique de Carrie au bal du diable. À l’image de Sissy Spacek chez Brian De Palma, Zoë Lund nous marque au fer rouge en faisant de l’innocence meurtrie la plus impitoyable des armes. Belle comme un cœur qui saigne, la jeune comédienne (dont le tendre minois fait penser à la Nastassja Kinski des débuts) devient avec cette fulgurante prestation une icône de la culture underground. Par la suite, unis par les liens sacrés de l’art et de la défonce, Zoë et Abel Ferrara rédigent ensemble le script de ce coup de boule crapoteux nommé Bad Lieutenant (1992). Avec en bonus, une touchante et troublante séance de piquouze entre la première et Harvey Keitel… En dehors de sa collaboration avec le « King of New York », son CV d’actrice se montre en revanche plus discret (retenons tout de même le Special Effects emballé par Larry Cohen en 1984). Mais au fond peu importe. Engagée, brillante et créative, Zoë Lund (née Tamerlis le 9 février 1962, à NYC) a déployé de nombreux talents au cours de sa tumultueuse existence  : comédienne, écrivaine, scénariste, réalisatrice, poétesse, compositrice, musicienne, mannequin. La gloire peut bien aller se faire foutre. Mais pas la faucheuse. Le 16 avril 1999, alors qu’elle n’a que 37 ans, une crise cardiaque la foudroie après un ultime rail de coke… Dans L’Ange de la Vengeance, ses baisers mortels ont plus que jamais un goût d’éternité.

Ms. 45. D’Abel Ferrara. États-Unis. 1981. 1h20. Avec : Zoë Lund, Albert Sinkys, Darlene Stuto…

She’s got a gun
Just make her day
Don’t fuck with her
She’ll blow you away

She walks the streets at night
And they think she is a whore
She’s gotta deal with you
She’s gonna even out the score

Ms. 45

They don’t let you
She’s gonna make them pay
Now her right is it
You won’t get away

She walks the streets at night
And they think she is a whore
She’s gotta deal with you
She’s gonna even out the score

Ms. 45

She’s got a big gun
She’s gonna make those assholes pay
You fuck with her
She’ll blow your ass away

She walks the streets at night
And they think she is a whore
She’s gotta deal with you
She’s gonna even out the score

Ms. 45

L7, Ms. 45 (1988)

Zoë Lund (1962-1999) 

Ange déchu coincé entre ciel et terre 

Ombre lumineuse emportée par l’enfer

LONG WEEKEND : sur la plage abandonnés…

Les citadins Peter (John Hargreaves) et Marcia (Briony Behets) forment un couple à la dérive. Pour tenter de raviver la flamme, ils partent en weekend au bord de la mer et improvisent un camping sauvage sans Franck Dubosc. Normal, nous sommes en Australie, là où l’inénarrable Patrick Chirac ne risque pas de leur casser les pieds. Seulement, dans ces contrées faussement accueillantes et pas vraiment désertes, se dissimule un danger (ou plutôt des dangers) devant lequel s’envoyer un film de Fabien Onteniente n’est rien. Car « quand la nature prend sa revanche sur l’homme », il n’existe pour nous aucune échappatoire… Les années 70/80 sont pour le pays de la sensationnelle Mia Wasikowska l’avènement du film de genre, l’éclosion d’un cinoche pop appelé également Ozploitation (voir à ce propos le fameux documentaire de Mark Hartley, Not Quite Hollywood). C’était le temps des Wake in Fright (1971), Mad Max (1979), Road Games (1981), Razorback (1984) et de deux autres fleurons récemment édités en dvd/bluray par Le Chat qui Fume, Next of Kin (1982) et Fair Game (1986). À cette époque, un certain Peter Weir se fait aussi remarquer grâce à une trilogie singulière composée de Les Voitures qui ont mangé Paris (1974), Pique-nique à Hanging Rock (1975) et La Dernière vague (1977). Des œuvres où l’insolite transperce le réel et auxquelles se rattache le Long Weekend de Colin Eggleston (1941-2002), son deuxième long après Fantasm Comes Again (bande coquine de 1977 emballée sous le pseudo d’Eric Ram et fréquentée par les russmeyeriennes Uschi Digard et Candy Samples).

Exercice de style purement atmosphérique, Long weekend défie de prime abord toute tentative de catégorisation. Inclassable, il finit pourtant par rejoindre les rives du fantastique en transformant le quotidien le plus banal en rêverie anxiogène, en débusquant l’inquiétante étrangeté qui se cache derrière les images les plus familières. Un crabe arpentant un rocher ou un opossum bectant des raisins blancs n’ont pas ici le même impact que dans un reportage de feu l’émission 30 millions d’amis. Ces événements a priori anodins participent à refermer sur ses protagonistes un piège invisible, à les envelopper d’une menace sourde, à les plonger dans une claustration à ciel ouvert. Un péril indéfinissable mais palpable avance ainsi de manière insidieuse et ce sans que le scénario se sente obligé de tout expliquer. Rationaliser le mystère planant sur le film lui enlèverait toute sa force, en amoindrirait le caractère inéluctable. L’ambiguïté règne en maître, n’en déplaise aux spectateurs passifs qui attendent qu’on leur mâche le travail et sont incapables de se projeter dans un univers trouble, à la fois si proche et si différent du nôtre. Tout est une question de mise en scène, tout se joue dans la façon de mesurer ses effets, de les souligner ou de les suggérer au bon moment. Comme dans Les Oiseaux d’Hitchcock ou Les Dents de la mer de Spielby, on ne sait pas pourquoi les animaux attaquent soudainement deux membres de l’espèce humaine. Ce que l’on constate, en revanche, c’est que le comportement de ces derniers légitime la colère de Dame Nature. Il suffit d’entendre les cris nocturnes et réguliers d’un bébé Dugong à l’agonie (mammifère marin proche du Lamantin) pour comprendre qu’elle ne plaisante pas. Des bruits que l’on croirait issus d’un roman de Lovecraft. Flippant.

D’une actualité brûlante, Long Weekend titille la mauvaise conscience d’une humanité n’ayant aucun scrupule à maltraiter le vivant et à fouler le monde qui l’entoure d’un pas irrespectueux, égoïste, je-m’en-foutiste. L’environnement se révolte contre Peter, pollueur jetant sa clope par-dessus la fenêtre de sa bagnole (déclenchant ainsi un incendie en bord de route), nuisible tirant sur des canards pour se marrer un bon coup, oisif abattant un arbre à la hache juste pour vaincre l’ennui. Lui et son épouse Marcia (qui, lors d’une scène de ménage, passe ses nerfs sur un œuf d’aigle), se conduisent comme des individus arrogants et poussent tout un écosystème à se retourner contre eux. La haine sous-jacente et réciproque que l’un voue à l’autre se fait alors le symbole d’une « civilisation » qui non seulement s’entredévore mais en plus détruit sa propre « maison ». Le regard impitoyable que Colin Eggleston et son scénariste Everett De Roche portent sur le couple n’est pas sans évoquer la relation toxique entretenue par Corinne Cléry et Franco Nero dans le vitriolesque La Proie de l’autostop (une vraie pub anti-mariage !). Ce drame conjugal s’achève de la plus cruelle des façons et résonne durablement en nous, notamment grâce au thème musical de Michael Carlos (une mélodie déchirante et tragique proche du travail de Riz Ortolani sur Les Charognards et Cannibal Holocaust). Cauchemar écolo en forme de réquisitoire contre les pires travers de nos contemporains, Long Weekend est à conseiller à tous les tartuffes médiatiques – Onfray, Sarko et consorts – qui ont craché sur Greta Thunberg sans jamais avoir rien fait pour notre planète moribonde.

Long Weekend. De Colin Eggleston. Australie. 1978. 1h32. Avec : John Hargreaves, Briony Behets, Mike McEwen…

LA NUIT DES MORTS-VIVANTS + ZOMBIE + LE JOUR DES MORTS-VIVANTS : Romero’s not dead

Quand il n'y a plus de place en enfer, les morts reviennent sur... grand écran ! Un miracle dû à Solaris Distribution qui ressort dans nos salles les trois premiers segments d'une saga zombiesque indissociable du regretté George A. Romero (suivront dans les années 2000, Land, Diary et Survival of the Dead). Passer une nuit, une aube et un jour en compagnie de morts-vivants à qui l'horreur moderne doit énormément, ne se refuse pas. C'est ça ou une énième rediff du grand bêtisier des animaux sur C8. Ah non, plutôt mourir… pour de bon !

« THEY’RE COMING TO GET YOU, BARBRA ! » 1968

Le Pitch. Chaque année, Barbra (Judith O’Dea) et Johnny (Russell Streiner) vont fleurir la tombe de leur père. La route est longue, les environs du cimetière déserts. Peu enclin à prier, Johnny se souvient du temps où il était enfant et où il s’amusait à effrayer sa sœur en répétant d’une voix grave : « Ils arrivent pour te chercher, Barbra. » La nuit tombe. Soudain, un homme étrange apparaît. Il s’approche de Barbra puis attaque Johnny, qui tombe et est laissé pour mort. Terrorisée, Barbra s’enfuit et se réfugie dans une maison de campagne. Elle y trouve Ben (Duane Jones), ainsi que d’autres fugitifs. La radio leur apprend alors la terrible nouvelle : des morts s’attaquent aux vivants. Source : Solaris Distribution

Comme le disait le grand Jean-Pierre Putters lors d’un bonus présent sur le vieux dvd Mad de Zombie, on peut définir La Nuit des morts-vivants comme le « Mai 68 du film d’horreur ». Oui, le premier long-métrage de George A. Romero représente une sacrée révolution, celle d’un genre tout entier et de l’une de ses figures en particulier. Avant cette petite production tournée entre potes avec pratiquement pas un rond, le zomblard était essentiellement lié au culte vaudou, comme l’ont si bien illustré Victor Halperin (White Zombie, 1932), Jacques Tourneur (I Walked with a Zombie, 1943) et John Gilling (The Plague of the Zombies, 1966). Faisant table rase du passé, Romero réinvente totalement la manière d’aborder le revenant à l’écran. Le cadre contemporain (et presque banal) adopté ici évacue d’emblée toute imagerie gothique et/ou exotique qui viendrait mettre une distance entre le sujet et le spectateur. S’en dégage une forme de réalisme nous faisant croire à la véracité des faits (les bulletins d’information, qu’ils soient issus d’un poste de télévision ou de radio, ont leur importance dans le récit). Pour autant, ce sentiment d’urgence souligné par les mouvements heurtés d’une caméra portée ne font pas de Night of the Living Dead le rejeton d’un cinéma post-nouvelle vague. L’auteur de Knightriders livre au contraire de très beaux effets de style (plans obliques, plongées et contre-plongées, éclairages expressionnistes), prouvant au passage que le manque de moyens ne freine aucunement le talent et l’inspiration. Une œuvre fantastique n’est pas un documentaire, surtout quand on a en tête le roman post-apocalyptique de Richard Matheson, Je suis une légende. La source idéale pour évoquer les prémices de la fin du monde dans laquelle une poignée d’individus tentent de ne pas passer à la casserole. L’occasion pour le réalisateur de faire de ses mangeurs de chair la métaphore d’un corps social en décomposition. Portant en elle les germes de sa propre destruction, l’espèce humaine se révèle bien trop disparate pour entreprendre une quelconque défense commune. À l’intérieur de cette baraque où se déroule l’essentiel de ce cauchemar nocturne et purulent, les antagonismes menacent à tout moment de ruiner les efforts de chacun pour rester en vie (la lâcheté de Harry, père de famille obtus, s’oppose constamment au sang-froid et au courage de Ben). Le péril émane bien plus de ce conflit que des morts traînant la patte dans les environs (le script s’attarde d’ailleurs très peu sur les origines du mal). Ce qui n’empêche pas le film d’élaborer LA mythologie définitive concernant nos croquemitaines avariés : anthropophagie, point faible situé au niveau du cerveau, contamination par morsure… Une formule pérenne, à l’impact visuel déjà très cru et viscéral (comme tant d’autres avant elle, la série The Walking Dead saura s’en souvenir…). Notons également la remarquable construction du classique de Romero, qui voit l’espace autour des personnages se rétrécir au fur et à mesure (le film débute dans un cimetière et se termine dans une cave). S’enfermer, c’est donc se mettre en danger et s’installer volontairement dans un cercueil (s’isoler dans les sous-sols ne signifie pas autre chose). En outre, le final glaçant et désespéré de Night of the Living Dead résonne avec la triste actualité de l’époque (l’assassinat de Martin Luther King le 4 avril 1968). Face à la ségrégation raciale et la guerre du Vietnam, les morts – affligés et en colère – ne pouvaient que sortir de leur tombe…

« QUAND LES MORTS MARCHENT, IL FAUT CESSER DE TUER OU LA GUERRE EST PERDUE » 1978

Le Pitch. Des morts-vivants assoiffés de sang ont envahi la Terre et se nourrissent de ses habitants. Un groupe de survivants se réfugie dans un centre commercial abandonné. Alors que la vie s’organise à l’intérieur, la situation empire à l’extérieur… Source : Solaris Distribution

Quand la discorde provoque le chaos : l’aube des morts-vivants vient à peine de se lever qu’elle nous plonge déjà au cœur du problème. Si nos défunts ont été refoulés d’un enfer trop encombré, ce n’est pas par simple facétie divine. C’est parce que l’humanité ne parvient ni à s’entendre ni à agir afin d’enrayer la catastrophe. Dans les coulisses d’un plateau de télévision, des « experts » comme on en voit à longueur de journée sur BFM TV se foutent sur la gueule, tandis qu’autour d’eux s’agite toute une équipe ne sachant quoi faire. Fuir peut-être ? Il faut bien que quelques-uns survivent, non ? Il faut bien que quelques-uns échappent à la tension sociale et raciale qui sévit au-dehors ? Et quoi de mieux qu’un hypermarché pour se planquer en attendant que le vent tourne ? Ce paradis que le quatuor du film pense avoir trouvé n’est qu’un leurre, un piège destiné à les enfermer dans un confort illusoire, à les aveugler face au désastre en cours. Impossible d’aborder Zombie sans évoquer sa critique féroce de la société de consommation (sous-texte également présent dans Le Grand Bazar de Claude Zidi, mais ceci est une autre histoire). Avoir à sa portée (et gratuitement) tout un tas de merdouilles ne sert à rien quand le monde s’effondre. Frimer en portant une montre en or à chaque poignet est un geste aussi dérisoire que vain. L’argent lui-même n’a plus aucune valeur. L’apocalypse selon Saint George pourrait bien se résumer à ce terrible réflexe voyant des revenants déambuler pour toujours dans les allées d’un centre commercial… Cette (trop) grande surface est le reflet vulgaire et clinquant d’un capitalisme où l’homme se nourrit de l’homme. Romero traite le sujet au sens propre comme au figuré et orchestre un jeu de massacre qui culmine avec l’arrivée de pillards motorisés venus foutre en l’air la petite existence de nos héros (comme quoi, il y a toujours plus à craindre des vivants que des morts). Parmi ces Hell’s Angels dégénérés à la Doux, dur et dingue/Ça va cogner, se distingue un certain Tom Savini, acteur/maquilleur également auteur d’un festin gore qui a durablement marqué les esprits (ah, cette machette enfoncée dans le crâne d’un pauvre hère, un plan d’anthologie ayant d’ailleurs servi à illustrer l’une des affiches du long-métrage). Tout comme les décharges électriques envoyées dans nos esgourdes par le groupe Goblin qui réitère avec cette sarabande d’outre-tombe l’exploit musical de Suspiria. Les coups de mitraillette synthétique, les bruitages atmosphériques sépulcraux et les riffs endiablés des Italiens transcendent chaque image, font du film un concert à part entière (Edgar Wright ne manquera pas de rendre hommage à cette putain de BO dans son Shaun of the Dead). Dix ans après cette fameuse nuit où tout a commencé, George Romero signe l’exemple le plus foudroyant d’un cinéma d’horreur subversif où les zombies ne sont autres que nous-mêmes. Réfléchissons-y avant d’envahir à notre tour les galeries marchandes à l’approche de Noël…

« THE DEAD WALK ! » 1985

Le Pitch. Les morts-vivants se sont emparés du monde. Seul un groupe d’humains, composé de militaires et de scientifiques, survit dans un silo à missiles. Deux solutions se présentent : fuir ou tenter de contrôler les zombies… Source : Solaris Distribution

Trois ans avant le génial Invasion Los Angeles de John Carpenter, George A. Romero jetait déjà un pavé dans la mare des années Reagan avec Le Jour des morts-vivants. Alors que l’Amérique fait étalage de sa toute puissance, le maître de Pittsburgh montre la fin d’un empire de paille, les heures sombres d’une société qui s’est effondrée sur elle-même, la chute de la civilisation. L’intro se situant dans une ville de Floride progressivement infestée de « rôdeurs » suffit à rendre le désastre palpable (et ce grâce à des images à la fois porteuses de sens et faisant froid dans le dos, comme cet alligator squattant les marches d’un palais de justice n’ayant plus aucune utilité). Visiblement, l’Oncle Sam s’est tiré une balle dans la tronche après avoir constaté les limites de son système. La preuve, des billets verts traînent sur le bitume, balayés par le vent comme de vulgaires prospectus… Ce qu’il reste de l’humanité, désormais en minorité par rapport aux morts qui marchent, s’est réfugiée dans un bunker géant, un ancien silo à missiles. L’occasion pour le réalisateur de Martin de renouer avec l’un de ses thèmes fétiches, le huis clos, et de confronter deux groupes opposés, les scientifiques d’un côté, les militaires de l’autre. Bien entendu, la cohabitation se passe mal, l’atmosphère se tend à son maximum, et c’est dans cet affrontement que tous les enjeux de ce troisième volet « of the dead » se cristallisent. La survie de celles et ceux qui respirent encore dépend de leur capacité à pouvoir bosser ensemble. La guerre des nerfs cède inévitablement la place à la guerre tout court quand l’autorité des bidasses vire au fascisme pur et simple. Big George en profite pour tirer à boulets rouges sur ces résidus de l’armée US, tous dépeints comme des débiles congénitaux prêts à tirer dans le tas. Lecteur des extravagants EC Comics durant son enfance (cf. l’excellent Creepshow, 1982), Romero s’amuse à grossir le trait lorsqu’il souligne la bêtise de ses troufions irrécupérables (Joseph Pilato, décédé en mars dernier, prend visiblement son pied à jouer les méchants patibulaires). Pour autant, même s’il semble prendre fait et cause pour les chercheurs, le cinéaste n’hésite pas à dévoiler les expériences extrêmes d’un Docteur Frankenstein aussi jovial qu’inquiétant (tous les moyens sont bons pour tenter de neutraliser le fléau). Histoire de brouiller les pistes, il va même jusqu’à faire d’un zombie « domestiqué » le personnage le plus attachant du récit (qui ne voudrait pas adopter le formidable Bub ?). Pas de schématisme dans Day of the Dead donc, mais la volonté de décrire un monde sens dessus dessous où le monstre n’est pas toujours celui que l’on croit… Et ce jour ne serait pas aussi éclatant (ou plutôt éclaboussant) sans les effets horrifiques dantesques d’un Savini ne manquant ni de faux sang ni d’humour (parmi la horde de cadavres ambulants, on distingue un footballeur, un clown…). Alors célébrons l’avènement des morts-vivants et chantons en chœur : « Le soleil vient de se lever, encore une belle journée et il va bientôt arriver, l’ami putréfié… ».

Night of the Living Dead. De George A. Romero. États-Unis. 1968. 1h36. Avec : Duane Jones, Judith O’Dea, Karl Hardman…

Zombi/Dawn of the Dead. De George A. Romero. États-Unis/Italie. 1978. 1h57 (montage européen). Avec : Ken Foree, Gaylen Ross, David Emge…

Day of the Dead. De George A. Romero. États-Unis. 1985. 1h42. Avec : Lori Cardille, Terry Alexander, Joseph Pilato…