Les ufologues cinéphiles vous le diront : Under the Skin entre aisément dans la catégorie OFNI (Objet Filmique Non Identifié). Car, si les extraterrestres ont souvent envahi le cinéma (même les gendarmes de Saint-Tropez n’ont pas été épargnés), rares sont les péloches du troisième type à être aussi singulière que celle de Jonathan Glazer. Réinventer les grands motifs de la SF, quitte à flirter avec l’abstraction, est le défi que s’est lancé le réalisateur de Birth (starring Nicole Kidman). Qui n’a pas déjà aperçu dans son télescope un engin spatial s’apprêtant à atterrir dans nos contrées ? Qui n’a pas encore croisé des « choses » animées de mauvaises intentions, comme des clowns tueurs venus de l’espace ou des extra sangsues ? La plupart d’entre nous, je présume. Pourtant, les premières images d’Under the Skin nous immergent d’emblée dans l’inconnu. Des cercles fabuleux et des rayons C brillent dans les ténèbres intersidérales, un œil s’ouvre à l’univers en gros plan, une voix tente d’assimiler un nouveau langage. Seul le poète peut imaginer l’infini et le représenter comme dans un rêve. Certes, aller aussi loin que l’insurpassable 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick reste impossible. Mais tout là-haut, au-delà de nos songes les plus fous, Glazer sait que quelque chose nous échappe, nous effraie, nous éblouit… Cette sublime intro hypnotise le spectateur. La suite va le sortir de sa zone de confort pour le précipiter dans des abîmes qui lui sont étrangement familiers…
Lorsque la couleur est enfin tombée du ciel, les lumières s’éteignent brutalement. Nous faisons alors la connaissance de notre « visiteuse » (il ne s’agit pas de Tabatha Cash, bande de p’tits coquins). Who goes there ? Une alien revêtant les formes avantageuses de Scarlett Johansson afin de séduire les mecs. Elle ne veut pas copuler avec eux, elle veut seulement voler leur peau. Littéralement, façon Leatherface. Pourquoi ? Nous ne le saurons jamais. Jonathan Glazer entretient volontairement le mystère et laisse à notre esprit le soin de combler les trous. L’inexplicable s’épanouit davantage dans les ombres… et les recoins les plus sordides de Glasgow. Le cinéaste choisit pour son héroïne stellaire le plus morne des décors, celui d’une Écosse anti-carte postale où la grisaille domine. L’approche quasi documentaire adoptée lors de certaines séquences contribue à fondre l’extraordinaire dans l’ordinaire, l’irréel dans le réel. Une froideur clinique contamine lentement le récit et finit même par provoquer le malaise (pour ça, rien de tel que la vue d’un bébé abandonné sur une plage déserte et chialant à chaudes larmes face à une mer agitée). Sorte d’épisode d’X-Files shooté par Bresson, Under the Skin n’hésite pas à faire basculer cette réalité dans le fantastique pur. Ensorcelés par « ScarJo », des queutards à oilpé se noient progressivement dans les eaux sépulcrales d’une twilight zone plongée dans un noir monochrome. Conçu comme un ballet charnel et morbide, ce piège pour collectionneuse d’épidermes flotte dans l’air vicié du plus soyeux des cauchemars.
Ces parenthèses surréalistes ne sont pas l’unique source dans laquelle Under the Skin puise toute son étrangeté. Son pouvoir de fascination, il le tient également de sa tête d’affiche. Retrouver Scarlett Johansson dans une proposition de cinéma aussi rugueuse produit un décalage insolite, une délicieuse incongruité. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir une star de cette envergure évoluer dans un cadre aussi âpre. D’où un contraste saisissant entre la représentante du glamour hollywoodien et cette œuvre hors-norme. Sans « la jeune fille à la perle » de Peter Webber, Under the Skin ne serait pas tout à fait le même. Plus avenante que le Blob (mais pas moins létale), Scarlett se transforme en obscur objet de désir et promène sa grâce somnambulique au volant d’une camionnette d’occaz. Sur la route, la veuve noire attire les quidams dans ses filets, feint ses émotions et referme aussitôt son visage… Donner vie à ce qui demeure impassible, à ce qui n’est pas humain nécessite de jouer encore plus avec son corps, son aura, sa manière d’être au monde. Qu’elle soit entièrement synthétique (le cyborg de Ghost in the Shell), réduite à des prouesses exclusivement vocales (l’IA de Her) ou qu’elle vienne tout simplement d’ailleurs, la comédienne impose sa présence. Chez Glazer, Johansson se dévoile comme jamais, expose sa nudité en toute innocence (le passage où elle contemple son reflet dans le miroir, examine ses courbes, teste ses articulations, est bouleversant). Sous la peau de la Dano-américaine se cache un météore qui s’illumine dans la nuit.
Le merveilleux n’a pourtant pas sa place dans Under the Skin. Retraçant le parcours meurtrier d’une mangeuse d’homme d’outre-espace, le film s’apparente dans sa première partie à une version expérimentale de La Mutante (faut-il rappeler que la bestiole de ce B passable a été créée par le grand H.R. Giger ?). À mi-parcours, Jonathan Glazer prend un virage narratif passionnant. L’apparition d’un individu au faciès difforme (lointain cousin du John Merrick d’Elephant Man) vient brouiller les repères de la « body snatcher ». Cette confrontation la pousse à s’interroger sur son apparence, à questionner sa différence, à considérer son environnement. Parce qu’on ne peut donner du sens à l’insensé, parce qu’il n’y a rien de plus perturbant que d’être étranger à soi-même, la protagoniste s’égare dans des landes aussi brumeuses que sa quête existentielle. On aurait pu la croire aussi conquérante et redoutable que la Mathilda May de Lifeforce, il n’en est rien : Scarlett Johansson partage davantage de points communs avec le monstre de Frankenstein. Elle a peur. Elle est seule. Mais se retrouve à trois millions d’années-lumière de chez elle (si ce n’est plus). À l’optimisme d’un E.T., Under the Skin lui oppose une vérité occultée par les contes de fées : celle qui semblait être exceptionnelle s’avère en définitive aussi fragile et pathétique que nous. Errer dans les Highlands de Sir Sean ne fait pas forcément de vous une guerrière immortelle.
Under the Skin. De Jonathan Glazer. Royaume-Uni/États-Unis/Suisse. 2014. 1h48. Avec : Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams, Michael Moreland…
On dirait que ce sont les étoiles qui t’ont soufflé ce texte ! Pas de doute, tu possèdes la science de la fiction pour nous narrer les errements terrestres d’une si jolie Chose tombée du ciel, à travers les nuages, et qui aura notre peau. Scarlett la divine s’est montrée à maintes reprises aussi mortelle que la veuve noire. Ici elle brille d’une présence mutique qui force le respect et suscita toute mon admiration dans un article désormais perdu dans les espaces intersidéraux du web (mais toujours à portée de clic à vitesse lumière tout au bout de ce lien : https://letourdecran.wordpress.com/2014/12/10/under-the-skin/). Il y a du Bresson, c’est vrai, dans cette exploration d’un autre type, presque du Dumont dans cette Ecosse visitée par la z’inhumaine. Pas de doute Glazer sait y faire pour nous emporter dans l’au-delà de nos repères du genre, ballotés hors de notre zone de contrôle.
Who goes there ? demandes-tu. Voilà qu’il me tarde de repartir en quête de la réponse, plus bouillant qu’Achille à la poursuite de cette belle alien.
Encore un bien beau texte qui met des paillettes dans mon samedi.
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Encore un commentaire qui fait bien plaisir, mille mercis from outer space ! 👽
Ce qu’il y a sous la peau de Scarlett est fascinant, c’est certain. Je vais de ce pas me rendre sur la planète Tour d’Écran (également appelée LV-426) pour y lire ton article (merci pour le lien !). Faut juste que je me rappelle où j’ai garé mon astronef…
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« Et moi je suis tombé en esclavage
De ce sourire, de ce visage
Et je lui dis « emmène-moi »
Et moi je suis prêt à tous les sillages
Vers d’autres lieux, d’autres rivages
Mais elle passe et ne répond pas
Les mots pour elle sont sans valeur
Pour moi c’est sûr, elle est d’ailleurs »
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Pierre Bachelet ! Cette référence ne pouvait échapper à un grand mélomane comme toi ! Outre sa chanson pour « Emmanuelle » (« Mélodie d’amour chante le cœur d’Emmanuelle/Qui bat cœur à corps perdu »…), j’écoute souvent la B.O de « Coup de Tête » (film que j’adore). « Trincamp, Trincamp, Trincamp ! But ! But ! But ! » 😃
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Ah, pour Emmanuelle il y a la BOF de ‘Goodbye Emmanuelle’ par Gainsbourg (et Birkin) qui vient d’être réédité en vinyle, tout comme ‘Madame Claude’ du même Serge. 😉
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La compil’ « Le Cinéma de Serge Gainsbourg » étant désormais introuvable, c’est une excellente nouvelle ! Le remarquable doc « Gainsbourg, toute une vie » est par ailleurs toujours dispo sur le replay de France.tv…
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Excellent texte !
Le film m’avait profondément marqué lors de sa vision en salle. Le genre d’expérience qui, lorsque tu te retrouves à l’extérieur, te laisse un peu sonné. Qu’est-ce que je viens de voir, de vivre ? Et ce nuage qui t’enveloppe t’accompagne encore un bon moment avant de reprendre le cours de la vie. Quitte a y revenir dans les rêves.
C’est pourquoi je n’avais pas compris l’indifférence, voire l’hostilité d’une partie de la critique face à ‘Under the Skin’. La presse spécialisée (l’EF ou Mad) n’avait pas été très emballée dans mon souvenir. Les Cahiers bien plus je crois.
Un peu comme ‘Twin Peaks-Fire walk with me’, ‘Kuso’ (qui vient de sortir en BR) ou ‘Twin Peaks-the return’, ‘Under the skin’ offre un véritable cadeau aux spectateurs blasés en les plongeant dans des contrées sauvages où l’imprévisible est roi. On connait les codes du genre, mais là le chemin emprunté nous entraîne vers l’inconnu. Et surtout, le final ne déçoit pas. Ce film de SF est à la fois expérimental, émouvant, inquiétant, esthétiquement bluffant et bouleversant. Un sacré pari relevé par ce réalisateur venu du vidéo-clip (Massive Attack entre autres). A quand la suite de son travail ?
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« Under the Skin » est un authentique « dark star film » ! 😉 Comme tu l’évoques si bien, le film de Glazer laisse une impression durable au spectateur, se loge dans notre cerveau pour ne plus en sortir. C’est à ça que l’on reconnaît les grandes œuvres (« Fire walk with me », j’en chiale encore tellement c’est beau et vertigineux !).
Sinon, je me souviens d’une critique plutôt positive dans « Mad Movies » (rédigée par Gilles Esposito, si mes souvenirs sont bons).
De Glazer, je n’ai pas vu les deux autres longs : « Sexy Beast » (2000) et « Birth » (2004). Je ne sais ce que le réalisateur nous prépare actuellement…
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Scarlett (suite) 🙂 :
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Un joli détournement ! Cela dit, je garde quand même une préférence pour le score original de Morricone…
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Très joli texte pour un film aussi surprenant qu’intriguant. 🙂
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Merci Marcorèle ! 😉
Oui, « Under the Skin » surprend, intrigue, subjugue aussi. Et surtout ne laisse pas indifférent… Il me tarde de revivre ce genre d’expérience en salle…
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Nous voilà donc tous subjugués par cette E.T. nérante du rayon Glazer. Bachelet avait donc croisé la belle (et avant lui Lovecraft bien sûr). L’histoire ne dit pas si c’est elle qui l’a finalement emporté.
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Ce mystère pourrait faire l’objet d’une éventuelle préquelle : « En l’an 2001, une extraterrestre débarque dans le nord de la France et se réfugie dans un coron. Là, elle rencontre un célèbre chanteur… ». La suite, bientôt sur France 3 Picardie ! 😁
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Je confirme : « Gainsbourg, toute une vie », remarquable et passionnant.
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Et en plus, dans « Under the Skin », Scarlett recherche parmi ses proies « les symptômes d’orgasmes illusoires ». Un extrait du morceau « I’m the Boy » chanté par le beau Serge !
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Une fille qui a le don d’invisibilité…
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Un film SUBLIME.
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Oui, sublime est la nuit de cette extra-Scarlett qui venait d’ailleurs… Six ans après sa sortie en salle, « Under the Skin » retourne toujours autant le cerveau. Une série adaptée du film de Glazer serait en préparation… Wait and see.
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Et très bon article ! bravo !!!
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Oh merci pour le compliment ! Venant de la part du boss d’Obsession B, ça me touche ! Au passage, j’en profite pour saluer la qualité de tes écrits. Donc : bravo à toi aussi ! 😉
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D’abord, j’adore l’idée de Foutoirothèque ainsi que son sous titre qui annonce la couleur. Et puis c’est tellement bien écrit qu’en plus d’être intéressant c’est à la fois vivifiant reposant. Merci et bravo! Du coup allez! Je m’abonne!
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Un grand merci à toi, Black Bonnie ! Au plaisir de te recroiser sur l’autoroute de l’enfer !
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